jeudi 11 juillet 2019

Mémoire procédurale des habiletés motrices et cognitives

Le parti pris de cet article est de mettre en évidence les parallèles entre apprentissage moteur et apprentissage cognitif (lié aux connaissances), et de concevoir un continuum entre habiletés motrices et habiletés cognitives. Le fait d’agir et le fait de savoir sont en quelque sorte inséparables.

Tout mouvement complexe et nouveau demande de la coordination et de l’anticipation. Il repose sur un traitement cognitif. D’un autre côté, il est difficile pour les habiletés cognitives d’être dispensées de l’écriture, de la parole ou du mouvement. Elles vont passer par d’autres formes de communication ou de support extérieur, dès que les tâches deviennent un tant soit peu complexes. L’environnement physique extérieur n’est jamais totalement transparent dans une tâche cognitive. C’est l’idée de la cognition incarnée.


(Photographie : Zisis Kardianos)



Connaissances déclaratives et procédurales


Les connaissances déclaratives sont stockées en mémoire déclarative, les connaissances procédurales sont stockées en mémoire procédurale. Mémoire procédurale et mémoire déclarative sont deux composantes essentielles de la mémoire à long terme.

Pour plus d’informations sur une taxonomie des connaissances (voir article), sur une distinction entre mémoire explicite et implicite (voir article).

La mémoire procédurale est un type de mémoire implicite qui permet l’acquisition et l’utilisation d’habiletés motrices et cognitives, telles que faire du vélo, descendre un escalier, lire ou écrire.



Deux modes de contrôle procéduraux


Nous consacrons plus ou moins d’attention à nos mouvements.

Il existe deux modes du contrôle du mouvement :
  • Un mode lent et coûteux en attention appelé contrôle en boucle fermée
    • Le contrôle en boucle fermée nécessite des traitements cognitifs en mémoire de travail. 
    • Un contrôle cognitif permet de vérifier les écarts et les réduire entre l’expérience en cours et le but à atteindre. Il prend en compte une rétroaction relative au mouvement en cours d’élaboration. 
    • Le mouvement est corrigé pendant son exécution grâce au contrôle cognitif et se retrouve ralenti.
  • Un mode rapide et automatique appelé contrôle en boucle ouverte
    • Le contrôle en boucle ouverte ne nécessite pas de traitement cognitif en mémoire de travail. 
    • Un mouvement effectué en boucle ouverte est rapide.
    • Aucune correction n’est apportée pendant son exécution.

L’apprentissage et l’amélioration des performances nécessitent tous deux de l’attention et un découpage en étapes. L’existence de ces deux modes d’utilisation des procédures est signifiante. Ces deux formes de contrôle du mouvement sont évidentes à appréhender en éducation physique.

La même dichotomie existe dans un cours de mathématiques. Si nous considérons ces deux modes dans le cadre de la résolution d’exercices en mathématiques, un élève peut les résoudre rapidement en pilotage automatique ou en réfléchissant, en décortiquant la situation étape par étape. Il optera pour la première démarche lorsque l’usage des procédures est automatisé et pour la seconde lorsqu’elle est nouvelle. Le premier mode ne permet que difficilement de repérer des erreurs de calcul, sauf les plus saillantes. Ainsi si l’élève veut débusquer une erreur, il va devoir activer le second mode, ralentir le processus, examiner chaque étape à la fois. Ainsi, il sera nettement plus à même de repérer une erreur, de s’offrir une rétroaction et de rectifier.

Cela correspond bien à une double exigence en mathématiques :
  1. Les élèves doivent être capables de développer des automatismes à haut niveau de succès pour des procédures habituelles.
  2. Les élèves doivent développer des capacités d’autorégulation et de vigilance face à leurs erreurs. Ils doivent être capables de bien analyser et de choisir avec précision et rigueur, quel type de développement et de procédure est à appliquer dans une situation donnée.

Le dilemme est que le mode lent est coûteux et n’a pas de raison à devenir une norme de fonctionnement. Cela implique de basculer autant que possible dans le mode automatique avec comme conséquence que l’occurrence d’erreurs est dès lors probable.

Lorsque l’enseignant évalue un élève sur des habiletés procédurales, il a tout intérêt à guider son attention. Afin de réaliser cela, il peut préciser s’il s’agit d’une utilisation générique de routines calculatoires ou qu’ils doivent faire appel à leur raisonnement et faire preuve de prudence, donc activer le mode lent.

Les deux dimensions gagnent à être explorées indépendamment, car sinon les élèves risquent de gaspiller leur disponibilité pour le mode lent sur des tâches qui ne le justifient pas. Réciproquement, ils peuvent générer des erreurs sur des tâches effectuées en mode automatique.

Le pilotage de l’attention permet de déterminer s’il vaut mieux investir un mode lent ou rapide. Il ne peut être optimisé qu’avec l’expertise et les conditions d’une évaluation ne sont pas complètement représentatives de situations réelles.  



Théorie du schéma moteur


Les connaissances procédurales forment des schémas moteurs. Elles sont inscrites en mémoire à long terme plus spécifiquement en mémoire procédurale. Elles le sont dans un format très compact et difficilement traduisible au moyen de descriptions verbales. Ces habiletés sont rappelées, activées, directement et s’expriment dans l’instant de l’action.

Les connaissances procédurales sont acquises par une pratique qui a nécessité à un moment donné une attention accrue. Cependant, avec l’automatisation, la conscience des procédures mobilisées pendant la réalisation de ces tâches motrices n’est plus aisément accessible.

La théorie du schéma moteur explique comment :
  • Les connaissances procédurales sont organisées et stockées en mémoire à long terme
  • Elles peuvent être récupérées très rapidement

Ces connaissances sont stockées, en ce qui concerne les mouvements, sous forme de schémas moteurs, appelés aussi programmes moteurs :
  1. Certains mouvements appartiennent à une même catégorie. Ce sont par exemple les mouvements de lancer, l’écriture avec un stylo, la saisie d’objets correspondant à une catégorie. Ils sont stockés en mémoire à long terme sous la forme d’une seule et même représentation.
  2. La représentation d’une catégorie de mouvements comporte des structures communes invariantes qui allègent grandement la tâche du processus de récupération. Ils sont de deux types :
    • Le premier invariant concerne l’ordre dans lequel se déroule la séquence des différents éléments constitutifs du mouvement, sous forme de contractions musculaires et de mouvements des différents segments corporels.
    • Le second invariant concerne la caractéristique spatio-temporelle commune d’une classe de mouvement. Il s’agit d’une même structure commune ou du programme moteur généralisé utilisés lors de la réalisation de la tâche. La présence de ce second invariant explique pourquoi lorsque quelqu’un écrit de son autre main, avec un pied ou l’autre, ou un crayon dans la bouche, ses lettres vont conserver des caractéristiques qui lui sont typiques. En effet, cet invariant est indépendant de l’effecteur. 
  3. Lors d’une récupération de la représentation, les invariants sont modifiés en fonction de la variation de quelques paramètres généraux. Ce sont par exemple, l’intensité de la force musculaire, la durée des étapes, le muscle effecteur, l’amplitude ou la vitesse du mouvement effectué. 
  4. Ainsi, à partir d’un seul schéma moteur, il est possible de générer une grande diversité de mouvements, avec rapidité et précision. Des mouvements jamais réalisés précédemment peuvent ainsi être effectués sans réelles difficultés spécifiques, car ils peuvent ne correspondre qu’à de simples variations particulières des mêmes paramètres.

Cette théorie propose enfin une conception simplifiée et économe du stockage et de la récupération des connaissances nécessaires au mouvement. La représentation de toute une classe de mouvements en un seul programme moteur généralisé permet un stockage dans un format économique et une récupération très rapide.

Un mouvement corporel doit néanmoins s’insérer dans un équilibre statique et dynamique qui concerne l’entièreté du corps en interaction avec son environnement. Il existe à côté de ces schémas moteurs un phénomène d’auto-organisation du mouvement humain. Celui-ci intègre et rend fluide le passage de l’intention à l’action lors du rappel et du lancement de procédures stockées en mémoire à long terme.



Modèle de l’apprentissage moteur ou procédural


L’apprentissage moteur peut se définir comme l’ensemble des processus associés à la pratique et qui aboutissent à des changements comportementaux relativement permanents. C’est par exemple l’acquisition de la capacité à exécuter un mouvement technique donné, avec vitesse et précision. Le fait de rouler à vélo est un bon exemple.

Il est évident que le processus est susceptible d’être particulièrement long si nous considérons le fait de jouer au violon avec un niveau de virtuosité élevé ou de jouer au tennis de manière professionnelle. Tout cela ne se fait pas instantanément : de nombreuses heures de pratique, voire des milliers, à intervalles rapprochés sont nécessaires. Ces situations sont somme toute exceptionnelles quoique le processus général reste toujours lent et coûteux en temps et énergie.

Nous distinguons trois stades successifs à l’apprentissage moteur :

  • Le stade cognitif :  
    • Il correspond à deux principes clés :
      • Le premier est que les connaissances mobilisées à ce stade sont accessibles en conscience et verbalisables.
      • Le second est que les traitements cognitifs mobilisent fortement l’attention et la mémoire de travail.
    • Durant le stade cognitif, l’apprenant mobilise des connaissances déclaratives relatives à la façon de réaliser la tâche. 
    • Il fait également appel aux souvenirs d’essais précédemment réalisés en essayant de bien comprendre ce qui fait le succès ou l’échec du mouvement considéré. 
    • Il émet et teste des hypothèses sur la façon de réaliser la tâche motrice. 
    • Au début, l’apprenant exécute la compétence lentement tout en continuant à répéter mentalement dans sa tête la séquence d’étapes. Si l’apprenant a à ce stade, une connaissance déclarative de la procédure à suivre, il ne maîtrise pas encore la connaissance transformée en forme procédurale. 
    • Afin d’optimiser ce stade, un apprenant doit bien connaître et comprendre toutes les connaissances déclaratives et être pleinement attentif. Un enseignement explicite semble donc des plus appropriés et les caractéristiques de ce stade correspondent pleinement à une intégration entre modelage et pratique guidée. 

  • Le stade associatif : 
    • Les connaissances deviennent plus difficiles à verbaliser et les traitements cognitifs mobilisent moins d’attention.
    • Les caractéristiques de ce stade semblent pleinement correspondre aux objectifs de la pratique autonome lorsque nous visons le surapprentissage et l’automatisation.
    • Le résultat de cette phase consiste à utiliser de plus en plus correctement la séquence de procédures pour exécuter la tâche. Progressivement, la connaissance procédurale prend la place de la connaissance déclarative.
    • La procéduralisation désigne le processus par lequel les personnes passent de l’utilisation explicite de connaissances déclaratives à l’application directe de connaissances procédurales. 

  • Le stade moteur (ou stade autonome ou stade de l’expert) : 
    • L’apprenant est devenu un expert dans la réalisation de la tâche. L’apprentissage est réussi.
    • La procédure devient de plus en plus automatisée et rapide. Par conséquent, elle requiert moins de ressources mentales. 
    • Il correspond à deux principes clés :
      • Le premier est que lors de la réalisation du mouvement des connaissances procédurales sont mobilisées et sont difficilement verbalisables.
      • Le second est que les traitements cognitifs opèrent sans attention. 
    • Le mouvement peut être réalisé avec succès lorsque l’attention est détournée vers une autre tâche.

Ce modèle séquentiel de l’apprentissage moteur a été étendu au domaine de l’apprentissage d’habiletés considérées comme plus « cognitives », notamment par John Anderson (2000), avec l’apprentissage d’une langue ou d’un langage informatique.

L’idée générale du modèle reste comparable, même si les noms des stades diffèrent (stade déclaratif, stade de compilation des connaissances, puis stade procédural).

L’attention est de moins en moins mobilisée au fur et à mesure du développement de l’expertise. La mobilisation massive de l’attention au début de l’apprentissage permet de manipuler des connaissances déclaratives en mémoire de travail. Elle nous permet de chercher à éviter de refaire une erreur commise dans le passé, d’émettre des hypothèses sur la façon de faire, de tester de nouvelles stratégies, etc.

Vers la fin de l’apprentissage, il arrive un moment ou davantage de pratique n’aboutira pas nécessairement à des changements moteurs observables. La mobilisation de l’attention est nettement moindre puisque l’habileté motrice tend à être procéduralisée, c’est-à-dire sous-tendue par des connaissances majoritairement procédurales.

Nous percevons également que pour améliorer un mouvement acquis et qui donc fonctionne de manière purement procédurale, il faut le ralentir. Nous devons le découper à nouveau en étapes et le rendre verbalisable pour reprendre le processus afin d’aboutir à un changement.



Influence du focus attentionnel externe ou interne dans la réalisation d’une procédure


Il est intéressant de revenir sur l’apprentissage moteur pour spécifier le rôle de l’attention. En effet, il ne suffit pas d’être attentif pour que le processus soit efficace. La nature de l’attention importe également !

Le focus de l’attention est la partie la plus activée de la mémoire de travail dans le modèle de Cowan. (voir l’article sur la mémoire de travail et celui sur son lien avec l’attention)

Il existe deux types de focus : le focus interne et le focus externe.

Le focus attentionnel interne :
  • Il se définit comme l’activation en mémoire de travail des représentations issues d’informations en provenance du corps, donc internes à l’individu.
  • Ces représentations peuvent être visuelles, comme lorsque nous regardons nos mains pendant la réalisation d’un revers de tennis. Elles peuvent être proprioceptives comme lorsque nous portons notre attention aux sensations internes relatives à la vitesse, à l’accélération ou à la position des segments corporels les uns par rapport aux autres.
  • Le focus interne induit un mode de contrôle en boucle fermée très sensible aux distractions.

Le focus attentionnel externe :
  • Il se définit comme l’activation en mémoire de travail de représentations d’informations situées dans l’environnement, donc externes à l’individu. 
  • Ces représentations sont relatives aux conséquences des mouvements du corps dans l’espace et au résultat à atteindre (comme lorsque nous veillons à ce que la balle soit allée là où nous souhaitions la renvoyer).
  • Le focus externe induit un mode de contrôle en boucle ouverte et donc assez immunisé contre les distractions.

Lors de de la réalisation d’une tâche motrice et de son apprentissage, l’attention peut être allouée soit  :
  • Aux mouvements en cours de réalisation, c’est-à-dire au focus attentionnel interne
  • Aux conséquences de ces mouvements dans l’environnement, c’est-à-dire au focus attentionnel externe.
La recherche a montré que la nature des informations activées en mémoire de travail, et donc dans le focus de l’attention, a une influence sur la façon dont les mouvements sont appris. Dans l’ensemble, les études montrent une optimisation de l’apprentissage moteur lorsque le focus de l’attention est externe.

Le focus externe favorise la prédominance des connaissances procédurales alors que le focus interne favorise la prédominance de connaissances déclaratives. Plus généralement, le focus externe optimise le mouvement et son apprentissage.

Une explication du phénomène est qu’avec le focus attentionnel interne, nous surchargeons la mémoire de travail d’informations non directement pertinentes avec le but, ce qui a pour conséquence de diminuer les performances. À l’opposé, le focus attentionnel externe diminue le recours aux traitements cognitifs en mémoire de travail, et donc favorise l’expression des connaissances procédurales.

Le focus externe permet une mise en place rapide d’un mode de contrôle efficace et plus fluide du mouvement, parce qu’il allègerait le poids des traitements cognitifs en mémoire de travail. Tout ne serait qu’une question de charge cognitive.

L’enjeu est généralement d’accélérer la procéduralisation d’une habileté motrice, de favoriser son apprentissage et sa rétention dans le long terme. Ce stade est important dans un contexte d’apprentissage. Dans ce cadre, nous donnons aux apprenants des instructions et des consignes les amenant à porter leur attention sur les conséquences de leurs mouvements dans l’environnement, c’est-à-dire vers un focus externe. Il vaut mieux éloigner leur attention sur leurs propres mouvements, c’est-à-dire sur un focus interne.




Mis à jour le 25/07/2023

Bibliographie


François Maquestiaux, Psychologie de l’attention, DeBoeck, p 231-258, 2017

Anderson, J.R. (2000). Cognitive Psychology and its Implications, 5th Edition. New York : Worth publishers. 

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