mercredi 24 juillet 2019

Défendre et porter le professionnalisme de l'enseignant

Avoir des conceptions sur ce que devrait être l’enseignement est presque un passage obligé et l’affaire de tous. Le parcours d’élève lors de la formation initiale crée une forme d’antichambre où chacun a l’occasion d’y penser longuement et de se faire une opinion personnelle et subjective. 


(Photographie : Chris Coyle)



L’éducation et la scolarité nous ont transformés dans diverses proportions. Ils sont au carrefour d’enjeux de toutes formes, de toutes forces e d’une très large gamme d’intervenants divers.

L’enseignant se retrouve ainsi quelque peu, feuille au vent, entre réformes, attentes, rêves, évaluations internationales, croyances, utopies et fantasmes. Seuls une force et un point d’ancrage peuvent l’arrimer solidement et lui offrir une certaine crédibilité. Ils se manifestent à travers la dimension du professionnalisme, qui donne une vraie valeur à l’expertise accumulée. Ces deux dimensions gagnent en légitimité à être éclairées par la base de connaissances d’une éducation fondée des données probantes.

De multiples courants se revendiquent innovants et tentent de convaincre les enseignants à s’investir dans leurs mouvances propres. Ce n’est pas sans danger, en voici trois exemples où la perte de contrôle de l'enseignant est possible. 



La perte de contrôle dans la classe inversée


La problématique de la classe inversée a déjà été explorée dans un précédent article.

Lorsque nous nous plongeons distraitement dans l’abondante littérature disponible au sujet de la classe inversée, nous avons tôt fait de nous retrouver face à un glissement sémantique en ce qui concerne le rôle de l’enseignant.

Dans cette pédagogie centrée sur l’apprenant, l’enseignant ne passe plus d’emblée de temps en classe dédié à transmettre directement les contenus. Des vidéos, dont il assure la production, sont visionnées par ses élèves à domicile. Elles remplacent l’enseignant dans son rôle traditionnel de dispensateur de l’instruction.

L’enseignant devient un accompagnateur, un guide et un coach, libérant du temps en classe pour plus de conseils individualisés ou en groupes réduits. Il fournit une rétroaction ciblée sur les apprentissages, pour du dépassement, de la remédiation et de la différenciation.

L’élément affaibli dans ce processus est au cœur même de la profession d’enseignant. C’est celui d’un spécialiste de la transmission de savoirs et de savoir-faire dans sa discipline. Or, ce processus passe mieux par le biais d’un rapport social et humain en présence, ce que la classe inversée propose de détricoter.

Peut-être que ce qu’il y a de passionnant ou vibrant dans le fait d’enseigner c’est cette authenticité que crée le lien de la transmission d’une matière. L’enseignant ressent pour celle-ci une certaine passion vibrante qu’il exprime en direct. 

La classe inversée enlève cette dimension qui consiste à avancer tous ensemble, sans laisser des élèves décrocher. Ceux-ci ne sont pas pour autant laissés de côté. L’enseignant en classe inversée les récupère dans un second temps par de la remédiation en classe tandis que les autres se lancent dans des projets ou autres tâches de dépassement. Il n’y a plus cette notion d’avance ensemble.

La classe inversée propose à l’enseignant d’externaliser l’instruction à domicile et lui demande d’en assumer les conséquences par le biais d’une différenciation en classe. Entre réussites de certains élèves et échecs d’autres élèves démotivés, le rôle de l’enseignant est réduit plus que jamais à essayer de recoller les morceaux en classe.

Que nous vend la classe inversée ? Une profession d’enseignant vidée de son contenu primaire, de son interaction sur le fil. C’est tout un art de concevoir des capsules vidéos bien expliquées. Mais c’est une démarche hypothétique également. Certainement, un autre enseignant ou un éditeur de manuel l’aura déjà fait avant et mieux. Réinventer la roue n’est jamais la meilleure optique.

La classe inversée c’est donc réduire l’enseignement à de la remédiation pour une majorité d’élèves et à du dépassement pour une minorité. C’est à terme baser les contenus sur des séquences vidéos récoltées sur Internet, recyclées par l’enseignant d’année en année, ou fournies par des éditeurs de contenu.




La perte de contrôle dans la pédagogie de projet



(Source : Sylvain Connac [@ConnacSylvain]
)
Une autre approche progressiste consiste à condamner la classe traditionnelle en rang d’oignons ou en autobus et toute pédagogie centrée pour l’enseignant, pour privilégier d’autres arrangements et une pédagogie active, ludique, de projet. Celle-ci est sensée favoriser pêle-mêle, les compétences sociales, la communication, la coopération, la créativité, l’émancipation, les compétences numériques, la pensée critique, la citoyenneté, l’apprentissage autonome, apprendre à apprendre, etc.

Les élèves sont répartis par petits groupes de quatre à six individus ce qui favorise une communication orientée entre les élèves eux-mêmes et non plus centrée vers l’enseignant.

L’enseignant n’a plus que peu, l’occasion d’utiliser une position frontale pour piloter des échanges à l’échelle de la classe, ou pour fournir des explications à l’ensemble de ses élèves. Dans un sens, il devient périphérique, circulant aux côtés des élèves, les orientant et répondant à leurs questions tandis qu’ils sont placés en situation de travail coopératif ou collaboratif.

La communication et le dialogue entre l’enseignant et les apprenants sont alors axés sur l’apprentissage et la rétroaction, moins sur l’instruction.

L’enseignant devient partenaire de la construction des connaissances par les élèves. L’enseignant aide les élèves à faire face à leurs conflits cognitifs et à construire des connaissances et des compétences par l’intermédiaire d’échanges entre enseignant et élèves, mais surtout en stimulant les échanges entre élèves.

Même si l’enseignant ne pilote plus l’enseignement de manière descendante, la préparation de l’activité n’est pas pour autant diminuée. En effet, le travail en groupe ne constitue pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre les objectifs.

L’enseignant lâche le contrôle de l’instruction dans la classe en facilitant l’apprentissage, s’efface, mais garde le rôle d’expert qui valide la démarche et les résultats du travail des élèves.

Les enseignants qui utilisent la pédagogie de projet en classe voient leurs rôles se diversifier. Ils ne sont plus les uniques personnes à transmettre leur savoir. Ils sont tantôt personnes-ressources, observateurs, experts, facilitateurs ou accompagnateurs.

Les enseignants qui vivent la pédagogie de la coopération, planifient et structurent leur enseignement de façon que leurs élèves puissent apprendre mutuellement tout en s’entraidant et en partageant.

Mais est-ce que ça fonctionne ? Les données probantes accumulées au fil des années par la recherche sont assez claires. En tant que mode principal d’enseignement, les résultats escomptés sont rarement au rendez-vous. Des approches centrées sur l’enseignant telles que l’enseignement explicite ou la découverte guidée sont plus efficaces. L’obstacle est évident à comprendre : pour être pleinement efficace, cette approche supposerait que l’enseignant puisse s’adapter à la pensée de chaque groupe d’élèves ou même de chaque élève. Il devrait être capable de faire plusieurs choses en même temps en différents endroits. Il devrait pouvoir faire preuve d’ubiquité et d’une pensée multitâches. Ce n’est pas le cas.

Pour autant, il ne fait pas condamner l’apprentissage coopératif. Bien mené (voir article) et utilisé occasionnellement en alternative à de la pratique guidée, il est efficace. Mais cet apprentissage coopératif demande la mise en place de contingences, demande un modelage antérieur des connaissances qui seront nécessaires aux élèves, pour leur permettre d’y accéder pleinement.

L’apprentissage coopératif demande un enseignant au pilotage et fonctionne surtout très bien lorsqu’il faut traiter des documents ou réaliser des tâches pour lesquelles les savoirs de base à mobiliser sont directement praticables par les élèves.





La perte de contrôle dans une instruction directe scriptée


Toute approche pédagogique peut avoir ses travers. Dans la mouvance des pédagogies instructionnistes auxquelles l’enseignement explicite appartient existent les programmes Direct Instruction (DISTAR, Success For All et équivalents).

Ceux-ci se présentent sous forme d’un ensemble de leçons scénarisées (scriptées) que les enseignants sont censés donner assez fidèlement, quasiment verbatim.

C’est une démarche qui vide la fonction d’enseignant d’une partie importante de sa substance. Elle le réduit au rôle d’exécutant, suivant un protocole donné à la lettre.

La planification des cours, en collaboration avec ses collègues, les choix des pratiques et parcours pédagogiques, de l’enchainement des activités en fonction des élèves, doivent faire partie intégrante du rôle de l’enseignant. C’est une limite à ne pas franchir si nous voulons prendre en considération à la fois la liberté pédagogique et la spécificité du contexte.

Nous pouvons souhaiter voir apparaitre des manuels scolaires dans les prochaines années qui adoptent la structuration de l’enseignement explicite. Le réel challenge sera également qu’ils prennent en compte les recommandations des sciences cognitives quant à la présentation et au découpage des matières.

Ce qu’il nous faudrait, ce sont des manuels qui intègrent des organisateurs graphiques, des liens avec les connaissances préalables, une progression dans la difficulté des exercices, dans leur espacement, dans leur entremêlement. Nous avons besoin de manuels scolaires qui intègrent des tâches en suffisance et des pistes pour développer des devoirs, des évaluations formatives, de multiples exemples pour le modelage. Ils doivent pouvoir renforcer également l’enseignement de tâches complexes, de la pensée critique à la résolution de problèmes.

Idéalement, il faudrait des collections de ressources multiples qui prennent en compte les principes de l’apprentissage tels que mis en évidence par des données probantes. Face à ces ressources qui seraient à sa disposition, l’enseignant pourrait jouer le rôle de pilote éclairé et d’expert spécialiste de son contexte. Son contexte est à la fois celui de l’apprentissage dans sa branche et des caractéristiques de ses élèves.

Pas plus qu’un pilote ne doit construire l’avion lui-même, l’enseignant ne devrait pas avoir à développer de A à Z ses propres supports de cours.

Pour qu’un avion vole, il a besoin de respecter les lois de la physique et de l’ingénierie. Pour qu’un manuel permette de traduire plus efficacement l’enseignement en un apprentissage, il devrait respecter le fonctionnement du cerveau et les limites de ses performances, telles que les sciences cognitives les ont mises en évidence. Il devrait prendre en compte les conditions d’un enseignement efficace et faciliter des approches diversifiées comme l’enseignement explicite, l’enseignement réciproque ou l’apprentissage coopératif.




Une éducation fondée sur des données probantes, reposant sur une assise biologique, culturelle et sociale


Au 21e siècle, les technologies de l’information et de la communication ont pris tellement d’importance qu’elles nous poussent à redéfinir le monde de l’éducation et le rôle de l’enseignant.

Peu importe quelle information nous recherchons, peu importe ce que l’enseignant enseigne, tout ou presque se trouve à portée de quelques clics, sous forme d’articles, de tutoriel ou encore d’échanges sur un forum de discussion en attendant la présence croissante de l'intelligence artificielle. Le changement dans l’accès à l’information est profond.

Mais le traitement de l’information, de même que sa nature et le sens profond qu’il génère n’ont pas changé. L’émergence biologique de notre espèce, Homo sapiens, semble remonter à 300 000 ans, l’âge des plus anciens fossiles retrouvés. S’il y a eu une révolution de l’information, la façon dont notre cerveau la traite reste exactement la même. Quand bien même la technologie progresse, la biologie du cerveau humain, les principes de la cognition, de la mémoire, ne changent pas intrinsèquement. L’évolution n’a pas pu suivre le même rythme.

L’interface avec lequel l’enseignant opère, reste dans un contexte social et culturel. Dans celui-ci, les dimensions relationnelles, intellectuelles et émotionnelles sont prédominantes,  elles sont celles de l’humain en chair et en os. Nous appartenons à une espèce éminemment sociale pour laquelle la transmission d’informations culturelles passe avant tout par des interactions humaines. Nous empruntons essentiellement des connaissances à d’autres humains qui nous guident ou qui les ont découvertes et transcrites sous une forme intelligible pour nous.

Si nous voulons apprendre d’un livre, d’une vidéo, le coût en motivation sera toujours bien plus élevé que si nous assistons à l’exposé d’un enseignant ou d’un conférencier. C’est d’autant plus vrai lorsque ce dernier vient régulièrement à la charge nous stimuler pour vérifier la compréhension, stimuler la réflexion, s’assurer de notre attention et guider notre pratique.

La position d’un enseignant en frontal et devant toute sa classe n’est pas archaïque ou dépassée. L’acquisition de connaissances reste fondamentale. La vérité est que nous n’avons pas d’alternative efficace pour aboutir de manière aussi certaine à un apprentissage de connaissances qui permettent dans un second temps de développer des capacités de pensée critique.

Nous avons besoin d’enseignants authentiques qui transmettent savoirs et savoir-faire, qui poussent à réfléchir et exercer un jugement personnel. En permanence ? Forcément non, mais une grande partie du temps oui ! (voir article)

L’enseignant apporte le sens, le contexte, la limpidité, l’entraînement et les stratégies, en un mot, l’enseignement assure la possibilité des apprentissages.

La profession d’un enseignant c’est d’enseigner et il n’y a pas de glissement sémantique acceptable, car ceux-ci en dégradent à la fois l’efficacité, la légitimité et l’authenticité.

Être enseignant au 21e siècle c’est certainement plus que jamais résister aux attaques contre la profession, c’est revendiquer une expertise, la construire et la défendre. C’est débattre de manière constructive, c’est apprendre, c’est évoluer et s’améliorer, c’est ne pas nier le passé, mais construire dessus et l’enrichir de nuances au fil des apports de la recherche. C’est utiliser les nouvelles technologies au service des apprentissages avec un esprit critique sur leur potentiel et leurs limitations.

Pris entre les décideurs, la société, les fournisseurs de services et les chercheurs, la meilleure chose que les enseignants ont à faire, c’est revendiquer l’importance de leur profession et la richesse de leur expertise. Ils gagnent à cultiver et à accroitre leur expertise en s’engageant dans des échanges constructifs avec des pairs et avec des spécialistes.

Si être enseignant est pour certains une vocation et pour d’autres un métier, cela doit devenir surtout pour tous une profession. C’est d’autant plus vrai si nous voulons que les enseignants puissent être audibles dans les débats sur l’éducation et revendiquer leur expertise et leur analyse des situations et du contexte réel.

Éduquer des élèves, c’est avoir chaque jour un impact positif sur la société. C’est transmettre des connaissances, des compétences, une socialisation qui sont les fondements de la citoyenneté et de la démocratie.



Vers un professionnalisme evidence-based en réseau


Peut-être que le paradoxe le plus intéressant est qu’à l’instar de ce qui se passe dans différents pays anglophones, une meilleure prise de conscience pourrait passer à travers les nouvelles technologies. Celles-ci permettent de franchir les limites entre établissements scolaires.

Dans le domaine de l’enseignement, en contexte anglophone, il n’y a actuellement rien de plus stimulant, que ce qui se passe autour de Twitter autour de l’idée d’une teacher-led education. Celle-ci vit à travers des dizaines de blogs qui gravitent autour, des podcasts, des livres, des revues, d'organismes et des conférences dont l'initiateur a été l’organisation ResearchED. Toute cette communauté s’inscrit dans la mouvance de l’Evidence-Based Education. Le mouvement, nous l’espérons, continuera à s’amplifier et gagnera les pays francophones européens.





(À propos de Daniel Muijs)


Ce mouvement s’accompagne de la prise de conscience. Celle-ci nous fait comprendre qu’il est nécessaire d’avoir un point de vue informé et de revendiquer les principes d’une éducation informée par des données probantes. Nous devons évaluer et assurer la véracité de nos sources afin de ne pas nous fourvoyer. Il est potentiellement un profond vecteur de changement en éducation, car une fois le processus enclenché, une fois la démarche acquise, il est difficile de revenir en arrière.

Pour cela, il faut espérer que de plus en plus d’enseignants revendiquent le droit à la parole, lancent des blogs, débattent, argumentent. Surtout, il est important qu’ils s’informent, se forment, lisent ce que dit la recherche — même si c’est parfois ardu. Surtout, il importe qu’ils réalisent que toutes les approches pédagogiques ne se valent pas, loin de là, et qu’il y a de nombreuses pistes d’amélioration à comparer grâce à des données probantes.

Dans ces démarches, les questions liées aux preuves, à la validité, aux références à la recherche empirique et de qualité sont fondamentales. Un débat critique de qualité devrait avant tout s’appuyer sur elles. Si quelque chose n’a pas fait ses preuves ou pire a fait les preuves de son inefficacité, pourquoi aller s’épuiser, faire prendre des risques aux élèves ? Pourquoi perdre son temps et son énergie pour pas grand-chose et débattre parfois dans le vide ?

Un frein évident à cette prise de conscience est premièrement que l’essentiel de la recherche et des livres de référence sont en anglais. Un second frein est que cette démarche est coûteuse en temps et qu’elle demande de la motivation et une conviction certaine.

Mais cela en vaut la peine, parce que ça marche, évidemment. Il y a moyen de faire mieux en tant qu’enseignant. Quand nous nous formons aux pratiques efficaces, nous élargissons notre palette d’actions possibles et pertinentes en classe. Puis, l’essentiel est également que faire mieux n’est pas synonyme d’en faire plus. Parfois, c’est aussi en faire moins. Tout le processus incite également à échanger, à collaborer, à s’épanouir dans sa profession.


Mise à jour le 18/08/2024

Bibliographie


Ruth Walker, Something is happening, 14/07/2019 https://rosalindwalker.wordpress.com/2019/07/14/something-is-happening/

Blake Harvard, Just call me teacher, 11/07/2019, https://theeffortfuleducator.com/2019/07/11/just-call-me-teacher/

Greg Ashman, Dismissing Direct Instruction (DI), 24/07/2015 https://gregashman.wordpress.com/2015/07/24/dismissing-direct-instruction-di/

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