samedi 17 février 2024

L’expertise en enseignement

Le développement de l’expertise en enseignement est équivalent à celui de l’efficacité. Un enseignant efficace dans son contexte est également expert dans celui-ci.

Une difficulté propres à l’enseignement est que le lien entre les enseignants experts et les performances de leurs élèves n’est pas aussi facile à établir par exemple que le lien entre les joueurs d’échecs et leurs performances. 

(Photographie : Gon-III)



Dans différents domaines d’expertise (pratique sportive, musicale, sportive, résolution des problèmes dans une discipline, etc.), l’identification et l’observation des performances aide à définir un expert. Il est plus facile d’identifier ce qu’est l’expertise. Il est plus facile de savoir qui étudier dans ces domaines de recherche. 

L’établissement des preuves empiriques que les personnes désignées comme « enseignants experts » en pédagogie ont une influence positive sur les résultats des élèves est moins simple à établir.



Nature de l’expertise en enseignement


Automatisation et routines :
  • Les enseignants experts développent souvent des automatismes et des routines pour les opérations répétitives nécessaires à l’atteinte de leurs objectifs. Apprendre à enseigner, c’est avant tout apprendre à codifier les connaissances afin de pouvoir s’en servir aisément à l’avenir.

Lisibilité du contexte d’apprentissage et social : 
  • Les enseignants experts sont plus sensibles aux exigences de la tâche et à la situation sociale en classe. 
  • Lorsqu’ils résolvent des problèmes pédagogiques, les enseignants experts sont plus opportunistes et plus flexibles dans leur enseignement que les novices 
  • Les enseignants experts représentent les problèmes de manière qualitativement différente des novices. Les enseignants experts ont des capacités de reconnaissance de formes rapides et précises, alors que les novices ne peuvent pas toujours donner un sens à ce qu’ils vivent. Les enseignants experts apportent des sources d’information plus riches et plus personnelles pour le problème qu’ils essaient de résoudre.


La spécificité de l’expertise :
  • L’expertise est spécifique à un domaine, et à des contextes particuliers dans des domaines, et se développe sur le temps long (qui peut aller jusqu’à des centaines et des milliers d’heures). 

L’expérience : 
  • L’expérience seule ne fera pas d’un enseignant un expert, mais il est probable que presque tous les pédagogues experts ont une expérience approfondie en classe.

Des schémas de connaissance approfondis :
  • Développer une expertise en enseignement, c’est probablement aussi complexifier les schémas utilisés plutôt que de simplifier l’environnement de classe.
  • Les enseignants experts développent une vision beaucoup plus complexe de leur environnement de travail que les enseignants non exemplaires. Leur vision plus complexe les a aidés à répondre aux nombreux défis, exigences, déceptions et réalisations rencontrés dans leur carrière d’enseignant.



Le développement progressif des enseignants


Les anecdotes des enseignants aux États-Unis (Berliner, 2004) révèlent qu’il faut 3 à 5 ans avant que ceux-ci ne soient plus surpris par ce qui leur arrive dans leurs écoles et leurs classes. L’absence de surprise dans son environnement de travail peut être considérée comme l’acquisition de compétences dans son travail.

Comme le rapporte Berliner (2004), Lopez (1995), travaillant au Texas, a obtenu l’accès aux données des tests de réussite d’environ 6 000 enseignants et de leurs plus de 100 000 élèves. Il a tracé la relation entre les résultats aux tests standardisés et le nombre d’années d’expérience dans l’enseignement. Il a découvert que, pour les enseignants débutants, les résultats de leurs élèves étaient plus élevés chaque année au cours des sept premières années d’enseignement. Tout au long de ces sept premières années, les nouveaux enseignants acquièrent apparemment davantage de connaissances et de compétences nécessaires pour améliorer les résultats de leurs élèves. Les résultats de leurs élèves ont atteint une asymptote vers leur septième année d’enseignement. Les résultats sont restés à ce niveau pendant encore 17 ans avant de connaître une légère baisse au cours des dernières années de la carrière de l’enseignant.

Il est raisonnable de penser que pour acquérir un haut niveau de compétence en tant qu’enseignant il faudrait de 5 à 7 ans, si l’on y travaille dur, voire plus. Un facteur important correspond au désir d’être excellent. La motivation peut être plus importante que le talent ou les aptitudes initiales.

Une difficulté propre à l’enseignement est que les enseignants en sont beaucoup réduits à eux-mêmes en classe. Ils sont peu observés et reçoivent peu de rétroaction sur leur pratique alors que cette dernière est un facteur crucial pour l’amélioration. 

L’acquisition de l’expertise et la progression de la qualité de l’enseignement pourraient être accélérées par une pratique délibérée et un accompagnement plus soutenu.

L’absence de ces possibilités restreint ce qui peut être appris et la quantité de connaissances acquises par les enseignants. 



La spécificité contextuelle de l’enseignant expert


Pour de nombreux experts, les connaissances spécifiques à un domaine, acquises au cours d’une longue expérience, sont également contextualisées.

Ainsi dans une expérience remarquable rapportée par Berliner (1998), des experts, des débutants avancés et des enseignants novices ont été invités à donner une leçon de 30 minutes sur les probabilités à des élèves du secondaire. Ils disposaient de 30 minutes pour planifier la leçon. Pendant qu’ils enseignaient, ils étaient filmés et, après la leçon, lors d’un rappel stimulé, il leur était demandé de parler de leur réflexion et de justifier leurs actions pendant l’enseignement. 

Bien que les experts chargés de cette tâche aient été jugés meilleurs enseignants à plusieurs égards, la tâche a suscité beaucoup d’insatisfaction, de regret et de frustration chez eux. Les experts auraient souhaité obtenir un temps de préparation plus long que les deux autres groupes. 

Cette expérience a mis en évidence deux éléments significatifs, les experts entraient rarement dans leur classe sans avoir pris le temps nécessaire pour : 
  1. Comprendre parfaitement le contenu qu’ils allaient enseigner
  2. Planifier une ou plusieurs activités pour enseigner ce contenu.
Les experts ont également noté qu’ils ne connaissaient pas les élèves dans cette situation et que leur expertise pédagogique dépendait, en partie, de leur bonne connaissance des ceux-ci. 

Ces entretiens ont révélé que : 
  1. Les enseignants experts connaissent les capacités cognitives des élèves auxquels ils enseignent régulièrement, ce qui leur permet de déterminer le niveau auquel ils doivent enseigner.
  2. Les enseignants experts connaissent personnellement les élèves auxquels ils enseignent régulièrement, de sorte que dans leur gestion de classe, ils n’ont pas eu besoin de s’appuyer sur des mécanismes de contrôle formels et répressifs pendant l’enseignement.
  3. Les enseignants experts partagent une expérience commune avec les élèves dans leur propre classe et chaque cours s’inscrit dans une même continuité et une progression des apprentissages.
Tous les enseignants experts confrontés à une classe nouvelle ont commenté les problèmes créés par leur incapacité à mobiliser leurs routines. Les routines se sont avérées être un élément fondamental de la performance des experts dans de nombreux domaines. En retirant ces experts de leurs classes, nous leur avons enlevé le contexte particulier dans lequel ils avaient appris à exceller.

Il est assez classique qu’en changeant de contexte d’enseignement (âge des élèves et matière) et d’école, un enseignant confirmé puisse rencontrer des difficultés. La connaissance des élèves est un facteur important de lecture et de compréhension du fonctionnement d’une classe par un enseignant. Lorsqu’il passe d’une classe à une autre, il doit reconstruire ses connaissances avant de devenir pleinement efficace. 

La performance des experts à déduire la compréhension des élèves à partir d’indices non verbaux n’était pas différente de celle des novices et des débutants avancés. Mais lorsque les experts ont étudié des cassettes vidéo d’élèves qu’ils connaissaient, leur précision dans la prédiction de la compréhension des cours par leurs élèves était supérieure. Leur connaissance des élèves était spécifique, en fonction de ce qu’ils savaient sur la personnalité de l’élève, son comportement typique et ses performances passées. Ils ne disposaient pas de ces connaissances sous une forme généralisable.

Schemp, Manross, Tan, & Fincher (1998) ont étudié les experts en éducation physique dans et hors de leur domaine d’expertise. Ils ont constaté que le même professeur qui était jugé compétent pour enseigner les activités de remise en forme pouvait faire cruellement défaut lorsqu’il s’agissait d’enseigner les sports avec raquette. Ils ont affirmé que même la passion des experts pour l’enseignement était réduite s’ils devaient enseigner dans des domaines dans lesquels ils ne croyaient pas avoir d’expertise.



Les enseignants experts ont des modèles mentaux détaillés que les novices ne possèdent pas


Les experts élaborent des modèles mentaux pour leur domaine grâce à la pratique et à l’expérience. Les enseignants experts disposent de modèles mentaux tout aussi détaillés, organisés différemment de ceux des novices. 

Par exemple, les enseignants de mathématiques compétents peuvent non seulement reconnaître les réponses incorrectes, mais aussi en identifier les causes et sélectionner des représentations qui aideront les élèves à surmonter leurs erreurs (Ball et coll., 2008).

Les modèles mentaux des enseignants sont susceptibles de différer selon les matières et les années d’études (Sternberg et Horvath, 1995). Cela pourrait contribuer à expliquer pourquoi les enseignants ont tendance à être plus efficaces plus longtemps avec un groupe d’âge spécifique (Ladd et Sorensen, 2015).  

Les enseignants novices planifient lentement parce qu’ils sont encore en train de construire des modèles mentaux de ce qu’ils enseignent pendant la planification. Les experts n’ont plus besoin de prendre ce temps (Livingston et Borko, 1989).



Les experts s’appuient sur des modèles prototypiques internes pour la résolution de problèmes


Les professeurs de physique peuvent identifier rapidement la structure sous-jacente d’un problème, tandis que des novices en physique sont plus sensibles à des informations superficielles (Chi et coll., 1982). 

De même, les enseignants experts perçoivent les événements en classe différemment des novices. Les enseignants experts comprennent et expliquent mieux ce qui se passe en classe que les novices (Berliner, 1988). 

En réfléchissant aux leçons, les enseignants experts se concentrent sur des preuves recueillies que leurs élèves ont appris, les novices sur leurs sentiments (Livingston et Borko, 1989).  

Les experts recadrent également les problèmes en se référant à des situations similaires qu’ils ont vécues, en cherchant à les comprendre pleinement et à trouver des solutions viables (Sternberg et Horvath, 1995).  



Les experts pensent rapidement et avec précision


Le comportement de l’expert semble parfois intuitif dans ses prises de décisions, mais derrière ce comportement se cache surtout l’automatisation de quantités impressionnantes de connaissances théoriques explicites ou tacites, acquises, entrainées et approfondies par la pratique. Ces prises de décisions représentent des années d’expérience internalisée.

Les experts pensent rapidement et avec précision : ils ont automatisé une grande partie de leur réflexion et peuvent simuler mentalement des options, recadrant les problèmes pour parvenir presque immédiatement à des solutions efficaces (Chi et coll., 1982 ; Klein, 1998) 

De même, les enseignants experts abordent les défis différemment des novices. Les novices tendent à mettre un terme aux discussions en classe, car ils se sentent incapables de répondre de manière productive aux questions des élèves. Les experts peuvent s’appuyer sur les réponses des élèves, en inventant des exemples utiles sur place et en reliant les idées des élèves aux objectifs d’apprentissage de la leçon (Livingston et Borko, 1989).

Les experts intègrent toute une série de connaissances et de compétences. Ils ont automatisé bon nombre de leurs routines. Ils semblent souvent à l’aise lorsqu’ils travaillent. Les problèmes sont abordés sans difficulté, ou sont anticipés (Ball et Forzani, 2009 ; Berliner, 1988 ; Elliott, 2015 ; Sternberg et Horvath, 1995).



Former des enseignants experts


K. Anders Ericsson (2016) a proposé des lignes directrices utiles pour développer l’expertise dans l’enseignement (Deans for Impact, 2016) sur base de la pratique délibérée déjà développées ici :

Fletcher-Wood (2017) complète avec les observations suivantes : 

L’expertise repose sur l’expérience internalisée
  • Il n’existe pas de raccourcis pour le développement de l’expertise (Berliner, 1988).
  • Le fait d’avoir des enseignants plus expérimentés fait une différence significative dans les résultats des élèves (Kini et Podolsky, 2006), tant sur le plan académique que social (Ladd et Sorensen, 2015).
  • La formation d’enseignants experts prend du temps, elle exige de retenir les enseignants.
L’expérience est nécessaire, mais insuffisante
  • Il peut être difficile de tirer des enseignements de l’expérience, à moins que les novices ne sachent ce qu’ils recherchent (Livingston et Borko, 1989). 
  • Elliott (2015) suggère qu’une grande partie de l’expertise en matière d’enseignement peut ne pas être enseignable — les différences locales et les connaissances tacites signifient qu’elle doit être acquise par la pratique et non simplement enseignée.
  • Nous devons concevoir les expériences que les enseignants vivent, en permettant aux novices d’observer et de simuler la pratique (Berliner, 1988 ; Sternberg et Horvath, 1995).
L’expertise est spécifique à des domaines : 
  • Les enseignants sont susceptibles d’acquérir une plus grande expertise s’ils se spécialisent dans des groupes d’âge, des matières et des types d’écoles (Boyd et coll., 2008 ; Goldhaber et coll., 2017 ; Kini et Podolsky, 2016).
  • Nous gagnons à restreindre le domaine dans lequel les enseignants sont censés détenir une expertise.
Les experts mobilisent routines et automatismes :
  • En se fondant sur ceux-ci, ils peuvent se concentrer sur les défis les plus importants.  
  • Dès lors, il s’agit d’aider les novices à faire de même. Kazemi et coll. (2016) soulignent la valeur d’un répertoire limité d’activités pédagogiques, permettant aux enseignants de se concentrer sur le contenu et les réponses des élèves. Berliner (1988) suggère d’offrir des explications rédigées par des enseignants experts, permettant aux enseignants de se concentrer sur leur interaction avec les élèves. Nous devons fournir les outils dont les novices ont besoin pour automatiser des routines simples et efficaces.
Beaucoup de connaissances importantes sur l’enseignement sont tacites
  • Les novices ont besoin de mentors qui peuvent parler de leur pensée (Livingston et Borko, 1989). C’est la raison pour laquelle les mentors devraient peut-être être des enseignants compétents faisant révérence à une base de connaissances scientifique en enseignement efficace, plutôt qu’experts. En effet, les experts peuvent ne plus être en mesure d’expliquer pourquoi ils font ce qu’ils font (Berliner, 1988).
  • Il est également important d’aider les novices à construire des modèles mentaux par la réflexion (Sternberg et Horvath, 1995). Il serait bon de codifier les éléments essentiels que nous attendons de tout enseignant expérimenté. L’enjeu est de rendre explicites pour les novices, les facettes des compétences liées à un enseignement efficace.



Bibliographie


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Ball, D. Thames, M., Phelps, G. (2008) Content Knowledge for Teaching: What Makes It Special? Journal of Teacher Education 59(5) 389–407

Ball, D., Forzani, F., (2009) The Work of Teaching and the Challenge for Teacher Education. Journal of Teacher Education 60(5) 497–511

Chi, M., Glaser, R., and Rees, E. (1982). Expertise in problem solving. In Sternberg, R. (ed.), Advances in the Psychology of Human Intelligence, Erlbaum, Hillsdale, NJ, pp. 7–75

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Boyd, D., Grossman, P., Lankford, H., Loeb, S., Wyckoff, J. (2008) Teacher Preparation and Student Achievement. National Bureau of Economic Research Working Paper 14314

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Ericsson, A., Pool, R. (2016) Peak: Secrets from the new science of expertise. Bodley Head, London

Goldhaber, D., Krieg, J., Theobald, R. (2017) Does the Match Matter? Exploring Whether Student Teaching Experiences Affect Teacher Effectiveness. American Educational Research Journal

Kazemi, E., Ghousseini, H., Cunard, A., Turrou, A. (2016) Getting Inside Rehearsals: Insights From Teacher Educators to Support Work on Complex Practice. Journal of Teacher Education 67(1) 18–31

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Sternberg, R., Horvath, J. (1995) A Prototype View of Expert Teaching. Educational Researcher 24(6) 9–17

Fletcher-Wood, What makes expert teachers?, 2017, https://improvingteaching.co.uk/2017/04/09/what-makes-expert-teachers/

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