dimanche 17 décembre 2023

Place de la démarche d’investigation dans l’enseignement des sciences

La question de la meilleure façon d’enseigner les sciences (ou plus généralement les STIM — science, technologie, ingénierie et mathématiques) est un débat de longue date. Dans un article, de Jong et ses collaborateurs (2023) explorent la manière de combiner l’enseignement explicite et l’apprentissage par enquête dans les domaines scientifiques. 

(Photographie : Thomas Prior)




Leur article est une réaction à un autre article de Zhang et ses collaborateurs (2022), déjà exploré favorablement dans un précédent article. Le point de vue de Zhang (et coll., 2022) est que pour être efficaces, les approches pédagogiques en sciences devraient être principalement axées sur un enseignement explicite plutôt que sur la démarche d’investigation.

Le point de vue opposé de de Jong et ses collaborateurs (2023) est de fournir une vue d’ensemble du débat axée sur l’intérêt de l’apprentissage fondé sur démarche d’investigation. L’objet de cette synthèse est de reprendre certains éléments descriptifs pertinents de leur argumentation concernant les caractéristiques de la démarche d’investigation. Le concept étant souvent flou, c’est l’occasion d’obtenir une clarification de la part de ses promoteurs.



Les multiples facettes des démarches d’investigation


Il existe de nombreuses définitions et expressions plus ou moins synonymes pour la démarche d’investigation. 

La démarche d’investigation peut elle-même être considérée comme l’objectif de l’apprentissage dans un contexte pédagogique. Les élèves peuvent apprendre ce qu’est la démarche scientifique, comment réaliser ces différentes tâches et s’engager dans des pratiques et procédures disciplinaires, et quelle est la nature de la science. Ainsi la démarche d’investigation peut être enseignée par le biais d’un enseignement explicite ou d’une démarche d’investigation. Ce n’est pas la dimension qui nous intéresse ici.

Lorsque l’on considère la démarche d’investigation dans l’enseignement des STIM, il faut la voir comme moyen d’apprendre des concepts et des phénomènes scientifiques spécifiques. Elle peut permettre la construction de connaissances sur des sujets scientifiques. Il s’agit également de l’objectif principal de l’enseignement explicite avec lequel elle est en concurrence. 

Chinn et Duncan (2021) ont identifié six éléments qui caractérisent l’apprentissage par démarche d’investigation :
  • Premièrement, les élèves génèrent des connaissances nouvelles pour eux en menant une investigation. 
    • Trout et ses collègues (2008) opposent ce qu’ils ont appelé l’enseignement traditionnel à l’enseignement fondé sur l’investigation. Dans l’enseignement traditionnel, l’explication précède l’expérimentation, tandis que l’expérimentation est réalisée à la manière d’un « livre de recettes » dans le seul but de confirmer ce que l’enseignant ou le manuel ont déjà expliqué. Dans ce cas, les élèves ne cherchent pas à apprendre quelque chose de nouveau par eux-mêmes. 
  • Deuxièmement, dans un contexte de recherche, les élèves doivent travailler activement pour parvenir à ces nouvelles découvertes :
    • Les élèves ne se contentent pas de se fier à ce qu’on leur dit. Ils réalisent des activités qui génèrent des connaissances. Les déductions dont ils ont besoin pour construire de nouvelles connaissances ne doivent pas être insignifiantes. 
  • Troisièmement, les élèves doivent utiliser des preuves pour parvenir à leurs conclusions :
    • Ces preuves peuvent provenir de nombreuses sources différentes. Dans les cours de sciences, les preuves sont le plus souvent générées par les expériences réalisées par les élèves. Cependant, elles peuvent également apparaître dans des documents d’information tels que des articles de presse, des rapports scientifiques ou des rapports adaptés d’études scientifiques. 
  • Quatrièmement, les élèves doivent avoir une agence épistémique (Stroupe, 2014) :
    • Ils sont responsables de leur propre processus d’apprentissage et ils peuvent partager leurs réflexions avec une communauté d’apprenants. Cela peut également signifier que les élèves posent leurs propres questions auxquelles ils aimeraient répondre.
  • Cinquièmement, le raisonnement implique toujours une certaine complexité :
    • Dans le cadre d’une démarche d’investigation, les élèves doivent prendre en compte de multiples sources de preuves et toujours penser à des explications alternatives pour leurs résultats. 
  • Sixièmement, une investigation à part entière implique toujours une communauté :
    • Cela signifie que les élèves partagent leurs approches et leurs conclusions avec d’autres élèves et peuvent faire face à des questions critiques de la part des autres. 
Globalement, les éléments centraux de la démarche d’investigation sont que :
  • Les élèves génèrent eux-mêmes activement des connaissances.
  • Les élèves utilisent des preuves pour parvenir à des conclusions.
  • Ces preuves sont souvent générées par une investigation.
  • Les approches et les conclusions sont partagées avec d’autres et évaluées de manière critique.
Ces activités d’apprentissage par la recherche, si elles sont bien conçues et soutenues, peuvent permettre aux élèves :
  • De résoudre des conflits cognitifs (Potvin, 2023)
  • D’induire des processus d’apprentissage en profondeur tels que l’élaboration, l’auto-explication et les stratégies métacognitives (Eysink & de Jong, 2012).
D’après de Jong et ses collaborateurs (2023), dans la pratique éducative, les cours de sciences fondés sur l’investigation peuvent intégrer les six composantes à des degrés divers. Ces combinaisons permettent aux enseignants d’adapter la situation d’investigation de leurs cours aux exigences contextuelles.

Le concept d’approche d’apprentissage par la démarche d’investigation parait vaste et très diversifié. Il existe un continuum qui va de l’investigation totalement ouverte initiée par l’élève à celle totalement dirigée par l’enseignant (cette dernière manquant bien sûr d’une caractéristique essentielle de l’investigation). De plus différents niveaux de guidage peuvent exister, ce qui fait que le modèle n’est pas aussi clairement défini que peut l’être celui de l’enseignement explicite.

En comparaison avec l’apprentissage par la démarche d’investigation, les élèves qui suivent un enseignement explicite peuvent eux-mêmes utiliser l’expérimentation pour confirmer des théories déjà apprises. Cependant, il ne leur est pas demandé d’inventer, de construire ou de découvrir par eux-mêmes des pratiques, des concepts ou des principes essentiels.



Des facteurs modérateurs dans l’efficacité des pratiques pédagogiques liées à la démarche d’investigation


Hirsh et ses collaborateurs (2022) ont analysé les 75 études de synthèse les plus citées sur les méthodes d’enseignement entre 1980 et 2017 et ont identifié quatre catégories de facteurs modérateurs qui influencent les résultats des approches pédagogiques :
  1. Les différences entre les élèves : par exemple, les caractéristiques des élèves et leurs connaissances préalables sur le sujet leur niveau de réussite, le niveau cognitif, le niveau de familiarité préalable avec la méthode
  2. Les différences entre les enseignants : par exemple, l’expérience professionnelle, les connaissances spécifiques à la matière, la connaissance de la méthode utilisée
  3. Les différences de contexte : taille ou composition du groupe d’élèves, contexte physique de la salle de classe
  4. Les différences de contenu : matière scolaire, objectifs d’apprentissage ou qualité du programme d’enseignement.
Par exemple, l’apprentissage par la méthode d’investigation comporte des limites inhérentes. Elle n’est pas possible pour des informations factuelles qui doivent être délivrées par l’enseignant à ses élèves. De même, l’application de procédures et de règles simples s’enseigne naturellement directement.

De Jong et ses collaborateurs (2023) avancent également que l’apprentissage par la méthode d’investigation conviendrait mieux au transfert des connaissances apprisses à des tâches et des contextes différents 

Frey et ses collaborateurs (2017) ont théorisé que différentes stratégies sont nécessaires pour développer les connaissances de surface, les connaissances approfondies et les connaissances transférables. Ils ont observé que les méthodes fondées sur l’investigation étaient utilisées efficacement dans les leçons au-delà de la phase d’apprentissage de surface.  

Dans certaines situations, l’objectif pédagogique exige que les élèves développent une compréhension conceptuelle profonde et transférable de sujets ouverts ou susceptibles de donner lieu à des idées fausses. Dans ces cas, des situations de découverte guidée gagneraient à suivre un enseignement explicite. 

Les connaissances initiales des élèves sont un facteur limitant pour la pertinence et la réussite un apprentissage fondé sur une démarche d’investigation. Les connaissances fondamentales et préalables associées à un sujet doivent être enseignées avant que des aspects plus avancés puissent être abordés et qu’une compréhension approfondie soit développée. Lorsque ces connaissances préalables ne sont pas présentes, un enseignement explicite devient plus utile. D’autres compétences plus transversales sont également nécessaires comme les compétences des élèves en lecture ou en mathématiques. 

Au-delà de la disponibilité de connaissances préalables, il est également important de noter que les élèves doivent avoir une compréhension de base du processus d’investigation afin de pouvoir mener à bien la démarche (Mäeots & Pedaste, 2014). 

Ces différentes compétences gagnent donc également à avoir été enseignées explicitement préalablement à l’engagement dans une démarche d’investigation.

Les avantages potentiels de l’apprentissage fondé sur l’investigation ne sont valables que lorsque les élèves possèdent les connaissances préalables nécessaires et maîtrisent les compétences de base en matière d’investigation. Si l’une de ces conditions n’est pas respectée, l’enseignement explicite devrait donc être privilégié pour remédier à ces lacunes.



La question de l’hétérogénéité des élèves face à la démarche d’investigation


L’engagement réussi dans une démarche d’investigation ne se fonde pas uniquement su des connaissances préalables adéquates dans le domaine ou liées à l’investigation.

Veenman et ses collaborateurs (2004) ont constaté des corrélations positives modérées entre les capacités intellectuelles des adolescents (mesurées par des tests QI) et les connaissances du domaine qu’ils ont acquises dans le cadre d’une enquête. 

D’autres chercheurs ont examiné le rôle des fonctions exécutives telles que le contrôle inhibiteur. Kwon et Lawson (2000) ont constaté que le degré de contrôle inhibiteur des lycéens permettait de prédire 29 % de la variance des résultats à un test d’aptitude à la recherche. Il rendait également compte de 28 % de la variance des gains de connaissances conceptuelles au cours d’un module de 14 leçons basé sur la recherche. 

Homer et Plass (2014) ont réalisé une étude portant sur des élèves du secondaire apprenant à partir de simulations exploratoires de chimie. Ils ont constaté que les élèves ayant un degré élevé de contrôle inhibiteur obtenaient de meilleurs résultats aux items de transfert d’un test de connaissance du domaine que leurs homologues ayant un faible degré de contrôle inhibiteur. 

Ces résultats montrent que l’apprentissage dans le cadre d’une démarche d’investigation sera plus profitable aux élèves qui possèdent déjà de telles compétences ont plus de chances de réussir. Cela pose question quant à son utilisation face à un public hétérogène, car le risque est bien réel d’accroitre les écarts entre élèves.

Dans tous les cas, un encadrement est (initialement) nécessaire pour assurer la réussite de l’apprentissage par la recherche. Il semble également que l’orientation soit plus efficace lorsqu’elle est personnalisée et adaptative (Fukuda et coll., 2022). 

L’orientation peut être donnée en personne par les enseignants. Cela pose des problèmes, car les enseignants n’ont souvent pas le temps d’effectuer un diagnostic en temps réel des processus d’apprentissage individuels de chaque élève et de donner un retour d’information adaptatif.

Le soutien technologique peut être une piste dans certaines situations. L’étape suivante consiste à utiliser des techniques d’intelligence artificielle (IA) pour affiner la fourniture d’une orientation plus adaptative et personnalisée. 



Différentes sources de valeur ajoutée pour la démarche d’investigation


Lorsque les élèves ont les compétences et les connaissances nécessaires pour s’engager dans un processus de découverte guidée celle-ci peut avoir une valeur ajoutée. Elle permet :
  • La connaissance de la nature de la formation des connaissances en science et sur les modes de fonctionnement de la recherche scientifique. Selon Schwartz et ses collaborateurs (2004), dans le cadre de la cognition située, l’engagement dans des activités de recherche similaires à celles des scientifiques. Cela fournit un contexte d’apprentissage propice au développement de connaissances sur les méthodes et les activités par lesquelles la science progresse.
  • Chinn et Duncan (2021) parlent de l’agence épistémique que l’apprentissage fondé sur l’investigation permet de développer. Les apprenants ont le pouvoir d’exprimer et de partager leurs propres idées dans un cadre communautaire collaboratif. Ce n’est pas le cas si l’enseignant porte tout le raisonnement et guide les élèves vers des conclusions prédéterminées. Les élèves n’ont alors que peu ou pas d’agence épistémique pour proposer leurs propres interprétations. Cette agence épistémique est une composante nécessaire d’un esprit critique et contribue à l’équité, car des élèves d’origines diverses peuvent faire avancer leurs propres idées et perspectives.
  • Liu et Wang (2022) ont utilisé les données PIAS de 2015 pour étudier le lien entre l’intérêt et l’auto-efficacité en sciences. Leurs résultats indiquent que l’apprentissage fondé sur la recherche a une corrélation positive significative avec l’auto-efficacité en sciences, qui est partiellement médiatisée par l’intérêt pour les sciences, le soutien de l’enseignant y contribuant également. 
  • Cairns & Areepattamannil (2019) en se basant sur les données PISA ont révélé que l’enseignement des sciences fondé sur la recherche était significativement lié de manière négative aux résultats en sciences. En revanche, l’enseignement des sciences fondé sur l’investigation est associé de manière positive et significative aux dispositions à l’égard des sciences. Il serait en lien avec l’intérêt et le plaisir de l’apprentissage des sciences, la motivation scientifique instrumentale et orientée vers l’avenir, ainsi que le concept de soi et l’auto-efficacité en matière de sciences.


Mis à jour le 10/04/2024

Bibliographie



Jong, Ton & Lazonder, Ard & Chinn, Clark & Fischer, Frank & Gobert, Janice & Hmelo-Silver, Cindy & Koedinger, Kenneth & Krajcik, Joseph & Kyza, Eleni & Linn, Marcia & Pedaste, Margus & Scheiter, Katharina & Zacharia, Zacharias. (2023). Let’s talk evidence—The case for combining inquiry-based and direct instruction. Educational Research Review. 39. 100536. 10.1016/j.edurev.2023.100536.

Zhang, L., Kirschner, P. A., Cobern, W. W., & Sweller, J. (2022). There is an evidence crisis in science educational policy. Educational Psychology Review, 34, 1157–1176. https://doi.org/10.1007/s10648-021-09646-1

Chinn, C. A., & Duncan, R. G. (2021). Inquiry and learning. In R. G. Duncan, & C. A. Chinn (Eds.), International handbook of inquiry and learning (pp. 1–14). Routledge.

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Stroupe, D. (2014). Examining classroom science practice communities: How teachers and students negotiate epistemic agency and learn science-as-practice. Science Education, 94(3), 487–516. https://doi.org/10.1002/sce.21112

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