mardi 20 décembre 2022

Cognition incarnée et théorie de la charge cognitive

La cognition incarnée implique la mise en œuvre ou la représentation de connaissances par le mouvement. Elle s’intéresse à l’apprentissage rendu possible ou à l’amélioration de celui-ci grâce à la mobilisation de capacités sensorielles ou motrices du corps.

(Photographie : Une valse pour rien)




Dans ce cadre, les élèves sont amenés à mobiliser des stratégies qui font appel au mouvement, au corps et aux émotions pour favoriser un apprentissage efficace.

L’objectif de ces articles est de montrer comment les notions propres à la cognition incarnée et à l’apprentissage par la pratique peuvent s’interpréter dans le cadre de la théorie de la charge cognitive.



Une définition de l’apprentissage


Partons d’une définition de l’apprentissage. Selon Mayer (2011), l’apprentissage est un changement relativement permanent des connaissances ou du comportement d’une personne, dû à l’expérience. 

Nous pouvons distinguer trois composantes à l’apprentissage dans cette perspective : 
  • La durée du changement relève du long terme plutôt que du court terme.
  • L’objet du changement en mémoire concerne des connaissances ou le comportement au niveau de schémas.
  • La cause du changement relève de l’expérience de l’apprenant dans l’environnement. L’apprentissage est un processus lié à l’expérience. Il est nécessairement situé, mais son résultat devient par la suite relativement indépendant de la situation.

L’apprentissage désigne notre capacité à mobiliser des éléments du passé pour comprendre et agir dans le présent. Cela impose une distinction entre connaissances et souvenirs :
  • Les connaissances apprises concernent une parte de notre mémoire relativement indépendante des situations passées. Les connaissances portent sur la mémoire sémantique ou procédurale.
  • Les souvenirs sont inscrits dans le temps, ils portent sur la mémoire épisodique. 
  • Les humains sont capables de mobiliser une connaissance même après avoir oublié quand, comment, où, avec qui ils ont appris cette connaissance.



Trois paradigmes de la connaissance


Nous pouvons nous interroger sur le mode de conceptualisation de l’apprentissage de connaissances. Il inclut des traces du passé aussi différentes qu’un concept abstrait ou un geste technique. Il recouvre des connaissances à propos de soi-même comme du monde. 

Trois paradigmes existent :
  1. Le paradigme computo-symbolique qui traduit des processus cognitifs en matière de computations opérant sur des représentations symboliques, conçues comme des énoncés d’un langage formel. Il distingue le contenu des connaissances elles-mêmes et la façon dont elles sont représentées en mémoire de façon symbolique. C’est dans ce cadre que s’inscrit la théorie de la charge cognitive.
  2. Le paradigme de la cognition située propose que les connaissances ne sont jamais totalement indépendantes de situations sources. Nous l’avons déjà abordé dans cet article.
  3. Le paradigme de la cognition incarnée considère les connaissances comme l’ensemble des sensations, perceptions, mouvements, émotions, etc. Elles sont mobilisées lors d’un apprentissage par un individu. Il correspond à la théorie de la cognition incarnée, à l’apprentissage par la pratique.



Le cadre de la cognition incarnée


Les approches qui utilisent le corps et le mouvement physique pour soutenir l’enseignement et l’apprentissage partent du principe que l’esprit est étroitement lié et indissociable du corps et de notre expérience sensorielle. 

Par exemple, comme le documentent Cook et des collègues (2013) lors de l’enseignement des équations, l’enseignant peut utiliser des gestes de la main lorsqu’il fait référence aux différents membres de l’équation. Lorsqu’il dit le mot « un côté », l’enseignant peut balayer sa main gauche d’avant en arrière sous la moitié gauche de l’équation. Lorsque l’enseignant dit « l’autre côté », il balaie sa main droite d’avant en arrière sous la moitié droite de l’équation. 

Notre corps influence et conditionne notre pensée. Comme l’a développé George Lakoff (2015), nos pensées, traduites par notre langage, s’éclairent de métaphores physiques. Nous pourrions qualifier notre état d’esprit comme étant tonique ou mou, ce qui reflète la façon dont nous pourrions nous sentir physiquement. Nous nous présentons vifs et attentifs lorsque nous nous sentons réactifs et en forme, et dans une position avachie lorsque nous nous sentons littéralement à plat ou crevés.

Les travaux au sein du courant de la cognition incarnée soulignent la possibilité d’une construction incarnée de connaissances conceptuelles. Cette question du type de connaissances qui se construisent à travers une pratique incarnée est un enjeu crucial des recherches sur l’apprentissage. 

Selon Ionescu et Vasc (2014), la cognition incarnée implique que l’expérience concrète est également 
nécessaire pour développer une compréhension profonde des concepts abstraits et de la pensée de haut niveau. 



Enjeux de la cognition incarnée


La théorie de la cognition incarnée met en exergue le rôle fondamental de l’action du corps dans son environnement, pour toute activité cognitive, dont l’apprentissage fait partie. Tout apprentissage mobilise nécessairement le corps, la perception de l’environnement et l’action parce que l’humain est continuellement en train de percevoir son environnement et d’y agir. 
Le principe sous-jacent de la cognition incarnée est que nous pouvons concevoir des tâches et des activités qui interpellent les élèves de manière multisensorielle, de manière à rendre les nouvelles informations plus facilement compréhensibles et mémorisables. 

Parmi les actions et les approches permettant d’utiliser l’apprentissage corporel et l’activité physique en classe figurent la manipulation, la gestuelle, le mouvement, l’écriture, le dessin, le traçage, etc. 

La cognition incarnée vise également à expliquer pourquoi les animations sont plus efficaces que des illustrations statiques lorsque des tâches cognitives impliquant des mouvements humains sont enseignées. 

Des effets positifs sur la charge cognitive et l’apprentissage peuvent être obtenus en faisant des mouvements pendant l’apprentissage. 

Hu et coll. (2015) se sont intéressés à la situation où les élèves qui tracent les relations d’angle avec leur index lors de l’étude d’exemples résolus sur papier en géométrie. Ces élèves présentaient des résultats d’apprentissage plus élevés que les élèves qui étudiaient uniquement les exemples visuellement. 

De même, dans une étude menée auprès d’un groupe d’enfants de l’école primaire qui étudiaient des problèmes résolus sur un iPad en traçant des graphiques de température avec leur index ou sans traçage, Agostinho et coll. (2015) ont constaté que les performances de transfert étaient plus élevées dans le groupe qui traçait les graphiques. 

Le cadre théorique de la cognition incarnée est utilisé pour expliquer les effets des mouvements sur la charge cognitive et l’apprentissage. Il affirme que les processus cognitifs, y compris le traitement de l’information et l’apprentissage, sont inextricablement liés aux fonctions sensorielles et motrices dans l’environnement, y compris les gestes et autres mouvements humains (Barsalou, 1999).



Comprendre les limites à la contribution du mouvement à l’apprentissage par l’éclairage de la théorie de la charge cognitive


Si tout apprentissage mobilise nécessairement la perception de l’environnement et l’action, toute action ou tout mouvement n’améliorera pas pour autant l’apprentissage. Agir plus ne correspond pas forcément à apprendre plus. 

La théorie de la charge cognitive peut nous servir à éclairer les succès et les limites de la théorie de la cognition incarnée.

L’enjeu est que cette association aide les enseignants à s’assurer que les gestes apportent un soutien supplémentaire plutôt que d’entrainer des distractions qui exercent une pression contreproductive sur la charge cognitive. 

Nous partons du principe que la réalisation de mouvements, tels que des gestes et des tracés, peut affecter les ressources disponibles de la mémoire de travail et la charge cognitive. Nous souhaitons connaître et comprendre les conditions selon lesquelles la réalisation de gestes peut être utilisée pour le déchargement cognitif d’informations pendant la résolution de problèmes. L’enjeu est que la cognition incarnée puisse entrainer une réduction de la charge de la mémoire de travail.

La théorie de la charge cognitive peut éclairer la réflexion autour de ce double effet (parfois positif, parfois négatif) de la mobilisation du corps dans la réussite des apprentissages. Elle propose des pistes alternatives pour la compréhension des mécanismes observés dans certaines études réalisées dans le cadre de la théorie de la cognition incarnée. 



Le principe d’un encodage riche incluant le mouvement humain


Nous partons de l’hypothèse que l’observation ou la réalisation de gestes conduit à un encodage plus diversifié et donc à des représentations cognitives plus riches. 

Il est intéressant de noter que l’implication du système moteur semble réduire la charge de la mémoire de travail pendant l’instruction, ce qui signifie que cet encodage plus riche est moins exigeant sur le plan cognitif. 

Goldin-Meadow et ses collègues (2001) partent du constant que les personnes ne peuvent pas garder leurs mains immobiles lorsqu’elles parlent. L’une des raisons pourrait être que la gestuelle allège en fait la charge cognitive pendant qu’une personne réfléchit à ce qu’elle va dire. Ils ont demandé à des adultes et à des enfants de se souvenir d’une liste de lettres ou de mots tout en expliquant comment ils avaient résolu un problème de mathématiques. Les deux groupes se sont souvenus de beaucoup plus d’éléments lorsqu’ils faisaient des gestes pendant leurs explications mathématiques que lorsqu’ils n’en faisaient pas. 

La gestuelle semblait économiser les ressources cognitives des locuteurs sur la tâche d’explication, permettant aux locuteurs d’allouer plus de ressources à la tâche de mémorisation. 

Ce constat est interprétable selon la perspective évolutionniste de la théorie de la charge cognitive qui distingue les compétences biologiquement primaires et secondaires. En effet, les informations biologiquement primaires, telles que les mouvements humains, sont tout au plus marginalement affectées par les limitations de la mémoire de travail. 

Selon le point de vue de la théorie du double codage, les informations motrices peuvent constituer une modalité supplémentaire susceptible d’être une dimension propre des ressources limitées de la mémoire de travail. 

Il est évident qu’il semble difficile de concilier fermement les effets cognitifs du mouvement humain avec le modèle de mémoire de travail actuellement adopté par la théorie de la charge cognitive. Cependant, nous pouvons postuler que le mouvement humain peut constituer une modalité supplémentaire qui devrait être prise en compte dans les modèles existants de la mémoire de travail. 



Cognition incarnée et effet de modalité


L’effet de modalité dans la cadre de la théorie de la charge cognitive permet également d’interpréter les effets positifs observés dans le cadre de la cognition incarnée. Dans la majorité des études empiriques, les résultats montrent un effet positif de l’utilisation du corps dans la construction des connaissances. 

De nombreuses recherches attestent des effets positifs de gestes de l’enseignant sur l’apprentissage des élèves qui sont interprétés comme relevant d’un effet de modalité

Dans cette perspective :
  • L’information verbale prend la forme des explications orales, du non verbal et des intonations de l’enseignant
  • L’information visuelle rend compte des gestes de l’enseignant.
  • Par conséquent, les deux systèmes de traitement en mémoire de travail, le calepin visuospatial et la boucle phonologique plutôt qu’un seul, permettent d’alléger la charge en mémoire de travail. 

Les gestes réduisent la charge cognitive ou focalisent plus les élèves sur l’apprentissage lui-même, mobilisant plus de ressources pour la charge cognitive essentielle. 

La pluralité d’encodage réduirait la charge en mémoire de travail au moment des interactions sensori-motrices avec l’environnement, mais serait également une partie intégrante de notre mémoire à long terme des évènements. 



Cognition incarnée et surcharge cognitive


Si l’utilisation du corps pour apprendre est sans aucun doute d’un grand intérêt, il ne faudrait cependant pas tomber dans une vision simpliste des apprentissages, où l’action aurait un effet presque magique et automatiquement facilitateur. 

Parfois, la cognition incarnée se révèle contreproductive pour les apprentissages. La théorie de la charge cognitive vient apporter une contribution intéressante pour interpréter ce phénomène :
  • L’action dans l’environnement peut non seulement être non pertinente relativement à l’apprentissage visé. Cette charge inutile concerne surtout les experts, conduits à réaliser des traitements inutiles pour eux lors de la mise en œuvre de l’action.
  • L’action peut mobiliser trop de ressources attentionnelles ou conduire les apprenants à traiter des informations trop nombreuses. Cette charge inutile concerne surtout les novices, submergés par l’information que la réalisation du geste implique.

Selon l’effet de modalité, lors de l’apprentissage de connaissances symboliques c’est souvent la multiplication des registres de perception de l’environnement plus que la multiplication des actions dans l’environnement qui favorise l’apprentissage.

Une autre dimension de la question est que les effets positifs et négatifs de la mobilisation du corps et des mouvements dans l’apprentissage dépendent enfin très fortement du contenu des connaissances apprises. 

Une connaissance motrice (un geste par exemple) mobilise souvent plus le corps et le mouvement qu’une connaissance symbolique (la reconnaissance d’un mot écrit par exemple).


Mis à jour le 06/11/2023

Bibliographie


Florence Bara, André Tricot. Le rôle du corps dans les apprentissages symboliques : apports des théories de la cognition incarnée et de la charge cognitive. Recherches sur la philosophie et le langage, Paris : Vrin, 2017, 33, pp.219-249. hal-01889164 

Perry, T., Lea, R., Jørgensen, C. R., Cordingley, P., Shapiro, K., & Youdell, D. (2021). Cognitive Science in the Classroom. London : Education Endowment Foundation (EEF). The report is available from: https://educationendowmentfoundation.org.uk/evidence-summaries/evidence- reviews/cognitive-science-approaches-in-the-classroom/ 

Goldin-Meadow, Susan & Nusbaum, Howard & Kelly, Spencer & Cook, Susan. (2001). Explaining Math: Gesturing Lightens the Load. Psychological science. 12. 516-22. 10.1111/1467-9280.00395.

Barsalou, L. W. (2008). Grounded cognition. The Annual Review of Psychology, 59, 617–645. 

Agostinho, S., Tindall-Ford, S., Ginns, P., Howard, S. J., Leahy, W., & Paas, F. (2015). Giving learning a helping hand: finger tracing of temperature graphs on an iPad. Educational Psychology Review, 27(3), 427–443. 

Hu, F. T., Ginns, P., & Bobis, J. (2014). Does Tracing Worked Examples Enhance Geometry Learning?. Australian Journal of Educational & Developmental Psychology, 14, 45–49. 

Ionescu, Thea & Vasc, Dermina. (2014). Embodied Cognition: Challenges for Psychology and Education. Procedia—Social and Behavioral Sciences. 128. 275–280. 10.1016/j.sbspro.2014.03.156.

Lakoff, G. (2015) “How Brains Think: The Embodiment Hypothesis”, in keynote address recorded March 14, 2015 at the inaugural International Convention of Psychological Science.

Mayer, R. E. (2011). Applying the science of learning. Boston: Pearson/Allyn & Bacon. 

Cook, S. W., Duffy, R. G., & Fenn, K. M. (2013). Consolidation and transfer of learning after observing hand gesture. Child development, 84(6), 1863–1871.

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