Une manière de comprendre le manque de diffusion des pratiques efficaces, la résistance au changement et la promotion d’approches non fondées sur des données probantes en éducation est que le système éducatif n’est pas considéré comme fondamentalement en crise. Il serait plutôt au carrefour d’idéologies et d’influences concurrentes.
Une majorité des enseignants sont profondément engagés et guident chaque jour avec succès le développement cognitif et émotionnel de la majorité de leurs élèves.
Pourtant, certains aspects d’un système éducatif peuvent ne pas être optimaux et pourraient potentiellement bénéficier d’améliorations ciblées et spécifiques.
Voici une synthèse personnelle du dossier du CSEN (La recherche translationnelle en éducation, pourquoi et comment, 2021).
La posture du critique éducatif alarmiste
Malgré tout, souvent, certains pédagogues adoptent une position critique, souvent alarmiste, vis-à-vis de l’éducation. Ils sont prompts à généraliser des imperfections ou des errements perçus, en vue d’une réforme de certains aspects du système éducatif dans la perspective d’un ralliement à leurs idées.
Ils vont dénoncer de supposés archaïsmes, des tentatives de formatage, un manque de reconnaissances de l’individualité, ou une non-prise en considération de l’importance des compétences du XXIe siècle. Ils appellent à des changements profonds et radicaux.
Cette posture est double, car ces critiques dénigrent dans un sens le système qui leur a permis d’émerger, de publier des livres, de diffuser leurs idées ou de faire des conférences. La posture critique est un moyen de se mettre en avant, qu’elle soit fondée ou non.
Malheureusement, leurs idées ne répondent pas toujours à une analyse objective et rigoureuse de la situation. Elles ne proposent que peu d’améliorations ciblées, spécifiques et éclairées par des données probantes.
Toutefois comme le système éducatif n’est pas considéré comme fondamentalement en crise, les apports positifs de l’éducation l’emportent largement sur ses manquements. Malgré les inégalités et des faiblesses patentes, les écoles remplissent globalement leur mission.
Malgré tout, le monde évolue et certaines dimensions de l’éducation, particulièrement celles en lien avec les développements technologiques, doivent s’adapter afin de garantir que le plus grand nombre d’élèves réussissent leur éducation. D’une manière similaire, la technopédagogie est un autre champ qui vient également concurrencer la perspective d’une éducation fondée sur des données probantes.
La mise à l’écart des enseignants de nombreux débats sur l'éducation
Dans de nombreuses conférences professionnelles, les praticiens internes qui exercent le travail en question sont mis en avant. Les conférences professionnelles des enseignants semblent favoriser des universitaires, des prestataires de services ou des personnalités externes qui parlent du travail de l’enseignant avec une expérience directe limitée ou antérieure de la pratique elle-même.
Leur participation est légitime, mais c’est l’absence d’enseignants qui porte une contradiction intrinsèque. Ils diffusent un discours basé sur des approches théoriques, des ambitions particulières, idéologiques ou économiques.
C’est une erreur de s’appuyer sur de tels fondements pour mener, orienter, conseiller et parler de la pratique de l’enseignement. Il y a une confusion entre l’expertise de la pratique des enseignants en situation contextualisée et la pratique d’une expertise dans un domaine spécialisé proposé par ces intervenants.
La profession d’enseignant occupe une position particulière dans l’imaginaire collectif. Elle est la seule profession pour laquelle une multitude de personnes qui n’ont jamais enseigné elles-mêmes, mais ont observé des enseignants journellement pendant plus d’une décennie en tant qu’élèves ont des opinions viscéralement tranchées.
Tout le monde communique et transmet des informations régulièrement et en réceptionne. Enseigner semble simple, ressemble à une compétence biologiquement primaire que tout le monde possède. Enseigner est souvent une vocation préalable au fait de devenir enseignant et la majorité des enseignants entrent dans la profession pour avoir un impact significatif sur la vie de leurs élèves. À cela peut s’associer l’idée que nous avons ça en nous ou pas. Certains individus seront naturellement des enseignants exemplaires tandis que d’autres seront médiocres sans que cela soit une question d’apprentissage.
La cécité de l’expert qui amène à négliger la complexité de l'enseignement
À cette première cécité vient s’ajouter une deuxième, que nous appelons la malédiction de la connaissance ou cécité de l’expert.
- Voir article : Implications de la perception pour l’enseignement
Ce biais cognitif illustre le fait que l’expertise dans un domaine ne suffit pas pour avoir des capacités à enseigner dans celui-ci.
La cécité de l’expert est le terme utilisé pour décrire ce qui se passe lorsque des personnes qui maîtrisent un domaine particulier ont du mal à se souvenir de ce que c’était que d’être un novice. Ce phénomène peut entraver leur faculté à guider efficacement les autres. Au fur et à mesure que nous améliorons une compétence, notre capacité à communiquer notre compréhension ou à aider les autres à acquérir cette compétence se détériore de plus en plus.
Cette malédiction de la connaissance fonctionne également dans les deux sens.
Imaginons un enseignant en mathématiques qui a une bonne maîtrise de son domaine de matière, mais est devenu expert également dans la pratique de l’enseignement. Son efficacité est reconnue par ses pairs.
Néanmoins, il ne sera pas aisé pour lui d’expliquer à ses pairs ou même plus particulièrement à un jeune collègue les déterminants de ses pratiques pour les partager. Par conséquent, être un expert dans sa pratique d’enseignement ne suffit pas pour pouvoir enseigner cette pratique.
Dès lors, la simple interaction avec des professionnels de la pratique de l’enseignement ne suffit pas à développer une connaissance approfondie de la profession concernée.
Aller voir un collègue enseignant expert en classe ne suffit pas non plus par un processus d’imitation, pour acquérir ses techniques. Lorsque nous voyons un grand professionnel en action, nous ne voyons qu’un aspect limité d’un travail de bien plus grande envergure.
Nous ne sommes pas témoins de son processus d’apprentissage, de toute la préparation et de la pratique délibérée dans lesquelles s’est investi l’enseignant expert pour atteindre son niveau.
En regardant un enseignant expert en classe durant 50 minutes, nous ne voyons pas les innombrables heures qu’il a passées à s’entraîner, à s’exercer et à planifier stratégiquement.
Pourtant, cette activité en coulisses est bien plus pertinente pour ce qui est d’être un enseignant expert que la performance finale en classe.
L'importance de décortiquer la pratique pour comprendre la complexité de l'enseignement
La compréhension et la mise en évidence de ce qui fait une bonne pratique imposent la rencontre et la collaboration d’enseignants experts et de chercheurs universitaires.
Le simple fait d’observer des enseignants ne permet pas de comprendre leur pratique. Énoncer des principes fondés sur des théories de l’apprentissage ou de l’enseignement ne suffit pas non plus.
Nous communiquons des informations et les expliquons tous les jours à d’autres personnes, ce qui signifie qu’il s’agit d’une compétence biologiquement primaire. Cependant, la situation est différente en classe, les enseignants instruisent des groupes de 20 à 30 élèves sur des sujets complexes pour lesquels ils ne manifestent pas nécessairement de motivation intrinsèque. Par conséquent, les enseignants efficaces font appel à une panoplie de stratégies et de pratiques bien plus techniques que la personne moyenne. La profession d’enseignant ne se limite pas à transmettre des idées et des informations.
Quatre critères qui définissent une profession
Les caractérisations les plus largement acceptées du terme profession incluent quatre critères :
- La nécessité d’une certification par le biais d’un processus d’éducation spécialisé et institutionnalisé.
- L’existence d’organisations professionnelles reconnues au niveau local, national ou international
- La mission de servir des objectifs sociaux larges plutôt que personnels.
Si nous considérons ces trois critères, l’enseignement correspond à l’idée d’une profession.
Il existe un dernier critère qui lui fait défaut, celui d’un ordre professionnel et d’une base de connaissances scientifique.
Comme le définit Wikipedia, un ordre professionnel est un organisme regroupant, sur un territoire donné, l’ensemble des membres d’une même profession, profession qui généralement peut être exercée de manière libérale. L’ordre professionnel assure une forme de régulation de la profession en question.
Contrairement à un syndicat ou une association professionnelle, l’appartenance à l’ordre professionnel n’est pas une faculté, mais une obligation pour le professionnel. L’inscription au sein de l’ordre est une condition nécessaire à l’exercice de la profession.
Ce critère représente la capacité des praticiens d’une profession à définir, générer et appliquer les meilleures pratiques en interne, sans pression extérieure. C’est le point faible de l’enseignement.
Un déficit de professionnalisme dans l'enseignement
L’enseignement est au confluent d’intérêts, d’influences et d’idéologies multiples. Des politiciens aux parents en passant par les développeurs de technologies ou les tenants de différents courants pédagogiques. Tout le monde veut faire avancer son opinion sur ce qu’est un enseignement efficace. Il y a une concurrence d’influences.
Cette concurrence est très palpable au niveau des organismes périphériques aux enseignants qui proposent des formations, des conférences, du développement professionnel ou soutiennent des revues ou des publications.
Ces organisations reposent souvent sur des prestataires de services de formation privés, des mouvances idéologiques pédagogiques ou des universitaires pour déterminer leurs directions dans une dynamique plus descendante vers les enseignants.
Tout cela suggère que la réponse à l’enseignement se trouve en dehors des établissements et des enseignants eux-mêmes.
Dès lors, nous nous retrouvons dans un système où les enseignants sont perçus comme s’en remettant à des intervenants extérieurs au système, pour se voir proposer des solutions à des problèmes et à des difficultés internes au système. Le système pourrait fonctionner si les intervenants extérieurs partageaient le professionnalisme des enseignants et possédaient l’expertise nécessaire. Or l’absence d’un ordre professionnel et d’une base de connaissances scientifique qui l’accompagne fait défaut.
Cela laisse la porte ouverte aux non-praticiens qui prétendent pouvoir dicter la pratique des enseignants. De plus, ces intervenants extérieurs se déchargent de toute responsabilité face à l’impact de ce qu’ils proposent. Les enseignants ressortent avec la charge de la bonne exécution et seront potentiellement les sources de son échec patenté.
Tout cela nuit à la réputation du domaine en tant que véritable profession et à l’engagement des enseignants vers la recherche et vers une réelle prise en charge de l’amélioration des pratiques.
Les limites liées au savoir théorique sur l'enseignement
La théorie est le domaine de l’explication scientifique. La théorie tente de décrire le monde en construisant des modèles :
- Abstraits : Les théories scientifiques sont des généralisations qui omettent les détails spécifiques, le contexte et les particularités qui sont pourtant au cœur de la pratique enseignante.
- Idéalisées : Les théories scientifiques ne traitent pas de la réalité. Elles adoptent plutôt de subtiles distorsions et simplifications des environnements plus complexes où évoluent les enseignants.
- Dénuées de valeurs morales propres : Les théories scientifiques ne font pas appel à des normes subjectives ou idéologiques. Elles se fondent sur des observations et de mesures impartiales. Au sein d’un établissement scolaire, l’enseignant agit en fonction d’un système de valeurs professionnelles.
La pratique est le domaine de l’action physique. La pratique tente d’avoir un impact sur le monde en entreprenant une activité :
- Contextualisée : La pratique est concrète et s’adapte aux détails uniques de son contexte. Le résultat et l’impact dépendent essentiellement de la prise en compte de la situation donnée.
- Naturaliste : La pratique ne cherche pas une conformité idéalisée, mais s’adapte à la réalité désordonnée. L’enseignant s’adapte aux élèves, à l’environnement de la classe et à tout ce qui a lieu avant et a lieu en périphérie de l’espace de la classe. Il navigue à un instant t unique.
- Empreinte de valeurs : La pratique trahit les valeurs de celui qui la porte. Chaque activité est imprégnée de conceptions morales et s’exécute dans un contexte socioculturel spécifique.
Théorie et pratique ne fonctionnent pas correctement l’un sans l’autre. Elles se chevauchent et s’influencent certainement, mais sont des entités dissociables qui peuvent exister de manière isolée. Dans le feu de l’action, l’enseignant n’a plus aucune pensée théorique même si elles peuvent être internalisées. La théorie en tant que dimension abstraite et générale tend à s’extraire de tout contexte spécifique et de la pratique.
En conclusion, en tant que modèles abstraits destinés à décrire le monde, les théories ne peuvent pas en elles-mêmes modifier le monde. Une théorie efficace peut influencer ou inspirer des praticiens à penser différemment à leurs actions, mais elle ne peut ni dicter ni faire évoluer les caractéristiques de leurs actions.
Le défi d’une base de connaissances scientifique en éducation
Ces dernières décennies, les recherches en sciences de l’éducation ou en sciences cognitives ont fortement avancé dans une perspective fondée sur des données probantes.
Cependant, de nombreux principes restent fort théoriques et leur application dans un contexte de classe est rarement évidente. En effet, les chercheurs universitaires se préoccupent avant tout de théories abstraites ou isolent un paramètre parmi d’autres. Les enseignants font face de leur côté à des environnements complexes, sociaux et changeants et une classe présente toujours une hétérogénéité importante.
Leurs objectifs sont éminemment concrets et consistent à essayer de faire apprendre à des groupes d’élèves des connaissances spécifiques définies dans des programmes.
À l’interface entre la recherche et l’enseignement s’établissent et se développent différentes pratiques pédagogiques pour guider les élèves dans le processus d’apprentissage.
La pratique pédagogie est l’objet même de la base de connaissances scientifique en éducation.
La pratique pédagogique doit elle-même apporter la preuve de son efficacité et cette preuve doit être double :
- La preuve de l’impact : appliquée en classe, cette pratique permet aux élèves de mieux apprendre.
- La preuve du mécanisme : nous pouvons expliquer d’un point de vue théorique et abstrait pourquoi cette approche fonctionne en nous basant sur le fonctionnement cognitif des élèves.
Le processus d’apprentissage apporte une structure rigide et par étape. L’art d’enseigner apporte le tact pour lui permettre de fonctionner et d’aboutir aux résultats attendus. Ce sont deux facettes dissociables d’une même pièce, mais indissociables si nous visons l’efficacité.
Le véritable expert en enseignement est l’enseignant qui peut faire cette jonction entre les attentes de la société et le cadre théorique de la recherche, dans sa classe, dans sa matière, dans son contexte.
Dans la plupart des professions, mais pas suffisamment dans l’enseignement, il est reconnu que les personnes les plus qualifiées pour faire évoluer la pratique sont les praticiens experts dans le domaine considéré.
Dans le domaine de l’éducation, les spécificités complémentaires de la théorie et de la pratique ne sont pas suffisamment prises en compte.
L’importance de la pratique délibérée pour l'apprentissage professionnel des enseignants
La pratique éclairée par la recherche devrait être au centre des préoccupations de l’éducation. Des modèles théoriques tels que l’élaboration, la pratique de la récupération, la charge cognitive et la répétition espacée peuvent aider les enseignants à concevoir leur travail en termes plus profonds et plus constructifs. Cependant, ces modèles théoriques n’ont pas grand-chose à dire directement sur la pratique réelle de l’enseignement en classe.
Un enseignant se retrouve initié à de multiples modèles théoriques sur le fonctionnement de la mémoire, du comportement, de la motivation ou de l’engagement. C’est au milieu de tout cela qu’il a acquis des habitudes, des automatismes qui lui permettent de fonctionner efficacement dans l’environnement complexe d’une classe.
L’enseignant expert s’appuie sur ses représentations mentales. Ce sont : des modèles préexistants d’informations conservés dans la mémoire à long terme et auxquels nous pouvons peut accéder pour prendre des décisions rapides dans des situations du monde réel.
Ce qui distingue les experts des novices est la quantité et la qualité de ces représentations. Les experts ont non seulement plus de représentations pertinentes pour un domaine particulier, mais ils ont également des représentations mieux organisées qui leur permettent de répondre de manière plus efficace et efficiente à des conditions en constante évolution. Les enseignants experts peuvent reconnaître plus facilement les modèles et s’adapter aux contextes changeants dans leurs classes.
La seule façon de développer des représentations mentales, profondes et efficaces pour un domaine particulier, est d’entreprendre une pratique explicite, délibérée et soutenue dans ce domaine. Il est impossible de développer une expertise dans une compétence sans l’exercer de manière répétée. L’expertise des enseignants est elle-même hautement contextualisée.
Les seules personnes qui ont consacré beaucoup de temps, d’efforts et d’énergie à la construction de représentations mentales profondes pour le métier d’enseignant sont les praticiens actuels de ce métier. Les seuls experts en enseignement sont les enseignants eux-mêmes.
À l’opposé, les connaissances des chercheurs universitaires sont très différentes de celles requises pour guider les élèves de manière experte dans le processus d’apprentissage.
Faire le pari du développement de l'expertise en enseignement
La clé se trouve dans l’analyse, le développement, le soutien et la compréhension du développement de l’expertise en enseignement.
Les nouveaux enseignants ne sont pas suffisamment préparés aux aspects fondamentaux du fonctionnement optimal d’une classe. Une des raisons est que la plupart des enseignants sont formés par des universitaires qui ne sont pas des experts de la pratique en enseignement.
La formation initiale dans tout domaine pratique devrait privilégier la théorie en action plutôt que le savoir théorique. Une meilleure compréhension de la nature de l’expertise en enseignement a un rôle à jouer dans la formation initiale et le développement professionnel des enseignants.
La nature lente du processus indique que même si la formation initiale peut être améliorée, le processus de développement de l’expertise doit continuer à être soutenu durant la carrière de l’enseignant.
Des changements lents, ciblés et spécifiques devraient être privilégiés. Ils doivent respecter l’expertise existante des enseignants, c’est-à-dire leurs connaissances professionnelles préalables et leur permettre d’évoluer plus aisément et plus surement. L’amélioration de l’expertise exige des efforts, une pratique délibérée, un accompagnement et de la persévérance pour tous les enseignants.
Mis à jour le 01/04/2023
Bibliographie
La recherche translationnelle en éducation, pourquoi et comment, CSEN, rédigé par Stanislas Dehaene et Elena Pasquinelli avec la collaboration de Marc Gurgan, Franck Ramus et Elisabeth Spelke, 2021, https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressources_pedagogiques/La_recherche_translationnelle_en_education.pdf
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