mardi 7 décembre 2021

Recherche translationnelle et expertise professionnelle en éducation

Le système éducatif doit rester en phase et viser l’adéquation et l’amélioration de ses services en rapport avec ses missions auprès de populations hétérogènes d’élèves. Pour être équitable, il se doit d’offrir les moyens, afin que chaque élève trouve des conditions optimales qui facilitent son épanouissement et sa réussite personnelle. C’est un programme vaste et par définition toujours perfectible.

(Photographie : Charlie Meecham) 




Une éducation fondée sur des données probantes en concurrence avec d’autres systèmes de pensée


Les conditions et les contextes de l’enseignement sont variables. Il n’existe pas de solutions pédagogiques miracles valables et universelles, en tout lieu et en tout temps pour chaque public d’élèves et chaque contenu de matière. Toutefois, il existe un certain nombre de principes fondamentaux établis sur les mécanismes de l’apprentissage et en rapport avec les pratiques d’enseignement efficaces.

Le mouvement de l’éducation fondée sur des données probantes se propose d’évaluer par des méthodes rigoureuses les effets de différentes pratiques pédagogiques. Son principal atout est la recherche translationnelle. 

Malheureusement, les expériences encadrées scientifiquement de transferts sur le terrain entre enseignants et chercheurs restent limitées. Dans le cas de l’éducation, l’impact tangible de la recherche scientifique en classe reste faible.

Au contraire d’autres professions, la recherche scientifique en éducation se trouve en concurrence avec d’autres systèmes de pensées, intérêts et idéologies. La principale difficulté est que les enseignants ne possèdent pas encore complètement un ordre professionnel qui leur est propre ni d’une base de connaissances cohérentes, clairement établies et intégrées sur l’exercice de la profession. 




Une analogie entre la recherche en sciences de l’éducation et la recherche médicale


Dans le cas de la recherche médicale, il existe deux catégories d’expériences lorsqu’il s’agit de tester l’effet d’un nouveau composé : 

  • In vitro, désigne les expériences menées à l’extérieur du corps, souvent avec des cultures cellulaires ou tissulaires dans des boîtes de Petri ou des tubes à essai.
  • In vivo, désigne les expériences menées à l’intérieur d’êtres vivants, par exemple lorsqu’un traitement est testé auprès d’individus.

Traditionnellement, presque tous les nouveaux produits pharmaceutiques commencent par des expériences in vitro, car cela permet aux chercheurs d’isoler plus facilement les composés pour déterminer leur fonctionnement, leur métabolisation et leurs interactions. 

Malheureusement, sur les centaines de nouveaux composés pharmaceutiques développés chaque année qui s’avèrent efficaces lorsqu’ils sont testés in vitro, environ 90 % deviennent inertes ou nocifs lorsqu’ils sont testés in vivo.

Il est intéressant de noter que ce phénomène fonctionne également dans l’autre sens. Certains composés inefficaces in vitro vont le devenir in vivo. Un produit qui s’avère efficace dans le corps humain peut ne produire aucun résultat dans une boîte de Petri.

Il existe une déconnexion entre les tubes à essai et les corps, entre les cultures cellulaires et les personnes, entre le laboratoire et la vie réelle. De la même manière, il existe une déconnexion entre des expériences de laboratoire en neurosciences et ce qui se passe dans une classe de 30 élèves.




La difficulté du changement d’échelle pour la recherche médicale et la recherche en sciences de l’éducation


Le passage d’expériences en laboratoire à celles de la vie réelle in vivo et inversement est complexe que ce soit en médecine ou en éducation. Il correspond à ce que nous appelons la recherche translationnelle.

L’idée est d’utiliser, d’adapter et d’accompagner le transfert de données ou de résultats générés dans un domaine pour guider les actions, les pensées et les comportements dans un domaine connexe différent.

Pour comprendre ce processus, deux concepts fondamentaux sont à introduire :

  • Les niveaux d’organisation :
    • Lorsque de petites entités sont combinées, des entités plus grandes et plus complexes sont formées. Chaque nouveau niveau d’organisation est composé d’éléments provenant du niveau précédent.
    • À titre d’exemple biologique, lorsque de nombreuses cellules sont combinées, un tissu est formé. Lorsque de nombreux tissus sont combinés, un tissu complexe puis au-delà un organe sont formés. Ce processus se poursuit en passant par un système d’organe, un organisme, une population, une communauté, etc.
    • Le système nerveux est composé de cellules qui forment des tissus, des organes et ce système d’organe. Le système nerveux interagit avec d’autres systèmes pour constituer un individu. Un individu interagit avec son environnement. Un ensemble d’individus aux caractéristiques similaires forme une classe. Les élèves d’une classe s’engagent dans un processus d’apprentissage en relation avec les démarches pédagogiques délivrées par un enseignant. 
  • L’émergence : 
    • À mesure que nous remontons dans les niveaux d’organisation, de nouvelles propriétés apparaissent, qui ne sont ni présentes ni prévisibles dans les niveaux inférieurs.
    • Par exemple, une cellule isolée ne peut pas exprimer les différentes fonctions spécifiques d’un organe.
    • Des processus se mettent en route dans une classe à l’échelle collective d’une manière bien différente de ceux qui ont lieu dans le cadre d’un tutorat ou un élève rencontre un tuteur.




Lorsque la recherche se heurte à la complexité de l’enseignement en classe


Les données de laboratoire peuvent inspirer, renforcer ou influencer la manière dont les enseignants choisissent d’aborder certaines situations, mais elles ne peuvent jamais donner d’indications claires, directes et concrètes sur la pratique en classe.

Pour des raisons de niveaux d’organisation et d’émergence, des phénomènes mis en évidence en laboratoire peuvent ne jamais se reproduire avec un effet similaire en classe. De même, ce qui peut se manifester dans certains contextes peut ne jamais se produire dans d’autres contextes. 

Dans le domaine de l’éducation, les niveaux d’organisation principaux sur lesquels nous nous appuyons généralement pour façonner les pratiques pédagogiques sont :

  • Le cerveau dont le fonctionnement est étudié par les neurosciences.
  • L’individu dont le fonctionnement est étudié par la psychologie.
  • Le groupe d’élèves en contexte scolaire dont le fonctionnement est étudié par les sciences de l’éducation.

Les niveaux d’organisation, du cerveau à l’individu, de l’individu au groupe classe représentent un accroissement important de la complexité et de la multiplication des paramètres interagissant.

Le principal obstacle au niveau de l’éducation est le phénomène de l’émergence de nouvelles propriétés qui accentuent fortement la complexité et la diversité des contextes lorsque nous passons d’un niveau à l’autre :

  • Le système nerveux s’associe aux autres systèmes pour former un individu et intègre d’autres dimensions telles que le mouvement, le comportement, les émotions, la conscience, la cognition émergent et s’influencent mutuellement. 
  • De même lorsqu’un groupe d’élèves forme une classe, un certain nombre de nouvelles propriétés apparaissent : communication, relations, observation sociale, mimétisme comportemental, culture. 

L’émergence est la raison principale pour laquelle les tentatives d’introduire la recherche neuroscientifique ou psychologique directement dans les écoles échouent presque invariablement. 




Les limites de la mnémotechnie


Il a été largement démontré en laboratoire que les techniques de mémorisation telles que les acronymes, les acrostiches, le palais de la mémoire ou la méthode des loci améliorent l’apprentissage et la mémorisation d’une manière impressionnante. 

Il semblerait de soi que ces techniques devraient être un pilier de l’éducation.

Parallèlement, d’innombrables enquêtes ont montré que les moyens mnémotechniques sont rarement utilisés en classe. De plus, lorsqu’ils le sont, ils n’ont que peu ou n’ont pas d’impact notable sur l’apprentissage. 

Les propriétés émergentes permettent d’expliquer cette contradiction :

  • L’apprentissage et le perfectionnement des moyens mnémotechniques prennent beaucoup de temps pour leur mise en œuvre alors que le temps en classe est un facteur limitant important. Dès lors, il existe d’autres priorités éducatives.
  • Les moyens mnémotechniques ne semblent efficaces que pour des éléments de connaissance ou des listes de mots simples et isolés. Cependant, l’enseignement en classe est rarement axé sur ce type d’éléments isolés. Les contenus scolaires sont souvent abstraits, valorisent la compréhension, le transfert et l’application, dépendent d’une bonne intégration avec les connaissances initiales et sont interconnectés. Ces propriétés ne sont pas en phase avec ce qu’offre la mnémotechnie.
  • L’amélioration de la mémoire à l’aide de moyens mnémotechniques semble s’estomper avec le temps et correspond dès lors à une forme de bachotage. À l’opposé, les enseignants sont intéressés par le développement progressif par élaboration et reconsolidation de connaissances profondes et à long terme.

Les moyens mnémotechniques ne sont pas mauvais en soi et les recherches en laboratoire sont valides sur leurs qualités intrinsèques. Simplement, les propriétés émergentes font qu’ils ne sont pas exploitables en classe. Elles éclipsent et annulent souvent en conditions scolaires, tout impact significatif que les moyens mnémotechniques peuvent avoir en laboratoire.




Les atouts de la recherche translationnelle


La recherche translationnelle se fonde sur une approche expérimentale. Elle permet grâce à des expérimentations et des observations rigoureuses : 

  • D’identifier des approches pédagogiques efficaces et d’augmenter les connaissances fondamentales, dans un aller-retour constant entre les deux. 
  • De proposer et évaluer des solutions en s’assurant qu’elles sont fondées sur les meilleures preuves disponibles. Elles doivent répondre le mieux possible aux objectifs définis par les acteurs de l’éducation, même si elles paraissent contre-intuitives.
  • De rejeter des pratiques inefficaces ou contre-productives, mais qui nous semblent intuitivement efficaces.  

La recherche translationnelle est une démarche qui vise à évaluer ce qui marche dans la vie réelle, à l’échelle d’une classe, d’une école ou même d’un pays tout entier. Elle offre une plus grande validité écologique aux preuves théoriques établies dans des expériences de laboratoire ou à petite échelle. 

Le terme fait donc référence à l’ensemble des étapes qui permettent de passer d’une connaissance scientifique fondamentale à sa mise en application pratique. 

La recherche translationnelle emprunte souvent deux directions opposées :

  • Il importe de bien connaître les besoins réels de ceux susceptibles d’en profiter (élèves, familles, enseignants).
  • Il importe également d’identifier en amont, grâce à la recherche fondamentale en laboratoire ou à petite échelle, les interventions susceptibles d’avoir un impact positif en contexte scolaire.

La recherche fondamentale est particulièrement utile pour identifier les mécanismes sur lesquels reposent les interventions efficaces. La connaissance des mécanismes est fondamentale pour pouvoir transposer l’intervention à des contextes nouveaux.

La recherche fondamentale est essentielle pour mieux comprendre les résultats de la recherche translationnelle et les étendre à de nouveaux contextes. Les sciences cognitives, qui explorent en détail les changements cognitifs et cérébraux provoqués par l’intervention, peuvent fournir des informations précieuses pour informer la pratique éducative, en permettant de mieux comprendre pourquoi une intervention scolaire donnée a fonctionné.

Pour toutes ces raisons, même si le cœur de la recherche translationnelle est le passage aux applications, la recherche fondamentale revêt une grande importance à toutes les étapes du processus de recherche translationnelle. De même, les allers-retours entre les deux types de recherche doivent être encouragés.

Les résultats de recherche obtenus en laboratoire ne peuvent pas être appliqués de manière significative directement en classe, ils doivent d’abord être traduits et adaptés de manière prescriptive par la recherche translationnelle.

Les idées nées à un niveau d’organisation doivent être redéfinies, adaptées et testées à nouveau à chaque niveau ultérieur. Ce déplacement progressif vers les niveaux de l’échelle d’organisation est le seul moyen de rendre compte des propriétés émergentes.




L’importance de l’expertise enseignante pour la recherche en éducation


Il est important de noter que ce processus de traduction prescriptive assuré par la recherche translationnelle ne peut être entrepris de manière significative que par des experts de chaque niveau pertinent :

  • Si nous partons des neurosciences, nous avons besoin de neuroscientifiques. Ceux-ci doivent collaborer avec des psychologues pour adapter et tester leurs idées à l’échelle de l’individu.
  • Finalement, neuroscientifiques et psychologues s’ils veulent influer sur l’éducation ont besoin de collaborer avec des experts du domaine de l’enseignement pour tenir compte des nouvelles données émergentes.

Les experts dans le domaine de l’enseignement sont des enseignants, car ils ont une expertise que des chercheurs universitaires ne possèdent pas. Les enseignants experts comprennent leur contexte et ce qui y a lieu. Ils peuvent prendre des décisions fondées, car ils peuvent prendre en compte efficacement et percevoir clairement les propriétés émergentes qui se manifestent en classe.

La détermination finale de la signification de ces concepts pour la pratique de l’enseignement ne peut être dérivée et établie que par les praticiens de ce métier.

Pour que les concepts de laboratoire soient utiles en classe, les enseignants doivent les traduire de manière prescriptive dans leur contexte propre.




La signification d’une pratique fondée sur des preuves


Si nous considérons une pratique enseignante experte informée par la recherche, quelles sont les preuves à considérer ?

Les preuves ne sont pas une entité singulière détenue et contrôlée par des chercheurs en laboratoire ni par des enseignants. Il s’agit d’un concept qui est adapté en fonction de la complexité du domaine où il s’applique.

Les preuves pour un neuroscientifique sont très différentes des preuves pour un psychologue et sont très différentes des preuves pour un enseignant. Aucune de ces preuves n’est fausse, mais elles n’ont de sens que dans le contexte de chaque praticien et face aux propriétés émergentes du domaine concerné.

Dès lors, la pratique fondée sur les preuves dans l’éducation doit être in fine définie par les enseignants et pour les enseignants. La justification par des données générées en dehors de la classe ne suffit pas. 




Les enjeux liés à la constitution et à l’accessibilité d’une base de connaissances scientifiques en éducation


Pour pouvoir exercer un contrôle autonome sur leur profession, les enseignants doivent définir clairement les limites et caractéristiques de la base de connaissances qui leur servira de référence. 

Cela implique de documenter systématiquement leurs tentatives d’application prescriptive en classe. Toutefois, cela ne signifie pas que les enseignants doivent devenir des chercheurs scientifiques, il n’y a pas de confusion des rôles. Cependant, ils doivent organiser et recueillir méthodiquement des informations concernant l’impact de diverses pratiques dans leur classe. 

Ce processus permettra de générer les preuves nécessaires pour repousser les tentatives d’innovations non fondées et d’établir le contrôle des enseignants sur leur propre profession.

L’enjeu réel est celui de l’obtention d’une cohérence professionnelle. La science est un atout de poids dans ces démarches. La recherche scientifique est hautement intégrée et cohérente. Tous les chercheurs scientifiques documentent leurs travaux exactement dans le même format et les rendent accessibles dans les mêmes bases de connaissances partagées. Le simple fait que les scientifiques puissent tous facilement accéder aux travaux de leurs confrères et les analyser permet à l’ensemble de la science d’œuvrer à sa cohérence et à sa validité interne.

La publication scientifique oblige à être extrêmement précis sur le contexte dans lequel la recherche a été menée. Cela permet d’en évaluer précisément les limites et d’identifier la nécessité ou non de recherches ultérieures et de réplications.

C’est la valeur ajoutée de la science que de permettre d’aboutir à des connaissances même si celles-ci ne sont pas immédiatement disponibles à notre intuition. 

Le simple fait de pouvoir confirmer, par des voies différentes (l’expérience de terrain et celle rigoureusement menée par des chercheurs) l’efficacité de certaines pratiques par rapport à d’autres est précieux. Il permet de se conforter dans sa pratique, de se rassurer et de mieux identifier ce que l’on pourrait encore améliorer.

La rencontre féconde entre recherche et éducation peut non seulement améliorer les pratiques de classe, mais aussi le vécu des enseignants, dans la classe et dans le cadre des échanges en équipe.

La recherche translationnelle présente enfin une difficulté qui lui est spécifique : le problème de l’adoption. En effet, pour avoir un effet, il ne suffit pas d’avoir prouvé que telle pratique est plus efficace — encore faut-il convaincre le public visé de l’adopter. 


Mis à jour le 02/05/2023


Bibliographie


Jared Cooney Horvath and David Bott, 10 Things Schools Get Wrong and How We Can Get Them Right, 2020, John Catt

La recherche translationnelle en éducation, pourquoi et comment, CSEN, rédigé par Stanislas Dehaene et Elena Pasquinelli avec la collaboration de Marc Gurgan, Franck Ramus et Elisabeth Spelke, 2021, https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressources_pedagogiques/La_recherche_translationnelle_en_education.pdf

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