dimanche 15 mars 2020

Le mythe d'une révolution numérique pour changer et revitaliser l’école

Est-ce que la technologie peut sauver l’école de ses imperfections ? Est-ce que les connaissances factuelles sont obsolètes ? Faut-il enseigner la créativité, l’esprit d’entreprendre ou des compétences numériques ? Les élèves bénéficient-ils à être connectés en permanence en classe ? La classe inversée est-elle l’avenir de l’éducation ? Faut-il miser sur l’enseignement en distanciel pour combler les imperfections du présentiel ? Devons-nous nous former aux pédagogies numériques et étendre leur utilisation face à d’anciens modèles obsolètes ? L’amélioration de l’éducation passera-t-elle forcément par les innovations numériques ?

(Photographie : Anne Gruetzner)



Des fausses révolutions pour le numérique éducatif au cours des 100 dernières années


Au cours des 100 dernières années, le mythe d’une révolution complète de l’enseignement qui changerait fondamentalement la pédagogie et le travail des enseignants est un thème récurrent. Celui-ci a été porté successivement ou parallèlement par le cinéma, la radio, la télévision, les cassettes vidéo, l’ordinateur, PowerPoint, les CD-ROM, puis par Internet, les cours en ligne (MOOCs)… Tout cela se poursuit par les tableaux blancs interactifs, le principe de la classe inversée, le distanciel, l’usage de smartphones, les tablettes, les manuels et les plateformes numériques, l'intelligence artificielle, etc.

En fin de compte, peu de choses changent vraiment. Cela se traduit surtout par quelques ajouts ponctuels pertinents qui améliorent la présentation des contenus ou certaines interactions pédagogiques, mais ne remettent que peu en question le mode d’enseignement ou d’apprentissage et leurs fondements.

Chaque vague technologique s’accompagne de ses prophètes et de ses experts auto-identifiés qui annoncent l’avènement d’un changement radical et inévitable d’un modèle scolaire qui ne fonctionnerait plus et serait irrémédiablement dépassé.

Sur fond de promesses d’efficacité et d’économie de coûts, se cachent souvent des entreprises commerciales ou les ambitions personnelles de certains à se mettre en évidence. Concrètement, ces inspirateurs cherchent généralement à remettre en question les structures existantes et tenter de les remplacer par ce qu’ils présentent comme des innovations révolutionnaires. Celles-ci, parfois n’en portent que le nom. Elles ne sont souvent que le recyclage de vieilles idées qui n’ont jamais bien fonctionné.



Des promesses non tenues par le numérique éducatif


Un rapport de l’OCDE datant de 2015 a interrogé des millions d’élèves sur l’utilisation de la technologie et a établi une corrélation entre les résultats obtenus.

Les chercheurs ont constaté à travers l’analyse des données que l’utilisation de la technologie avait un effet négatif sur les résultats globaux des élèves. Les élèves qui utilisent très fréquemment l’ordinateur à l’école obtiennent de bien moins bons résultats dans la plupart des domaines d’apprentissage. Cela reste vrai même en tenant compte du milieu social et des caractéristiques démographiques des élèves.

Susan M. Ravizza et ses collègues (2017) ont cherché à aborder la question de l’usage libre d’Internet en cours. Ils ont mesuré objectivement l’utilisation des ordinateurs portables par les étudiants pendant les cours grâce à l’utilisation d’un serveur proxy. Ce dernier surveille et suit précisément les sites web utilisés pendant les cours. Il s’agissait d’étudiants qui suivaient un cours universitaire d’introduction à la psychologie. La principale conclusion est que l’utilisation non académique de l’Internet en classe était très répandue et inversement liée à la performance à l’examen final. Ce constat s’est vérifié indépendamment de l’intérêt pour le cours, de la motivation à réussir et de l’intelligence des étudiants concernés.

Comme l’écrit Carl Hendrick (2018), permettre aux élèves de naviguer sur Internet pendant un cours et s’attendre ensuite à ce qu’ils travaillent de manière productive est absurde. C’est comme les amener au McDonalds en espérant qu’ils commandent une salade.



Une ignorance de la réalité du terrain face aux promesses du numérique


Le problème est que la technologie en elle-même n’est pas une solution ou une pédagogie éprouvée. Elle n’a souvent rien à proposer de réellement révolutionnaire en matière d’impact face à un système scolaire qui a mis des siècles à s’élaborer et à s’affiner. Elle est un outil.

Paradoxalement, grâce à un système éducatif pourtant régulièrement décrié, comme l’écrit Carl Hendrick, de 1900 à 2015, le taux d’alphabétisation est passé de 21 % à 86 % de la population mondiale. Ce qui permet ce miracle c’est notamment la capacité de l’école à créer un espace déconnecté, exempt de distraction, qui libère un temps précieux que nous pouvons alors réserver à des apprentissages concrets.

Souvent, le changement radical promis, parfois appliqué sans nuances ou discernement, manque de recul critique et ne remplit que peu ses promesses. Du coup, nous voyons se déployer des formes d’usage de la technologie qui se traduisent en une influence très distrayante sur les capacités directes d’attention des élèves. Elles peuvent se révéler potentiellement négatives sur leurs capacités de concentration à long terme par le développement de mauvaises habitudes.



Le miroir aux alouettes de la transition numérique en FW-B


Dans leur publication, « Lorsque la psychologie cognitive s’intéresse au décret Missions : constats et recommandations » (Cahier du Girsef, n° 118, février 2020), Serge Dupont et Pierre Bouchat prennent une position nette face à l’usage qui est fait du numérique auprès des élèves français et belges francophones :

Il faudrait prendre en compte toute une série d’autres facteurs qui pourraient expliquer ces performances des élèves français et belges francophones (n.b.: PIRLS, PISA). Ce sont par exemple les technologies numériques dont on sait qu’elles affectent sérieusement les capacités linguistiques et attentionnelles des jeunes.


Serge Dupont et Pierre Bouchat s’inquiètent également de la volonté dans l’enseignement en FW-B d’assurer la transition numérique de l’école par deux approches :
  • La première approche consiste à enseigner des compétences numériques. 
    • Sur cet aspect, ils pointent la nécessité d’offrir une réelle place aux connaissances qui sont liées aux compétences numériques, de même qu’à des informations précises sur les nombreux risques relatifs à l’usage de ces outils.
    • De même, la question se pose sur la priorité donnée à ces compétences face à d’autres savoirs fondamentaux. Serge Dupont et Pierre Bouchat se demandent si la finalité de l’école doit réellement être de créer des travailleurs pour l’économie numérique.
  • La seconde approche consiste à enseigner par le numérique. Sur cet aspect, ils s’interrogent sur le risque d’une volonté de s’adapter aux digital natives, au profil d’enfants ayant toujours baigné dans le numérique et qui y passeront l’essentiel de leur vie. Cette conception correspond à un neuromythe. En effet, l’utilisation décomplexée des tablettes, ordinateurs et autres smartphones en classe risque surtout de compromettre l’apprentissage des élèves et de fragiliser leur système attentionnel. 


Serge Dupont et Pierre Bouchat s’interrogent également sur certaines intentions en Belgique d’ajouter aux programmes scolaires, de nouvelles compétences comme la créativité ou l’esprit d’entreprendre. Ces compétences sont pensées comme pouvant être développées chez les élèves indépendamment des connaissances.

La recherche en psychologie cognitive a montré qu’il s’agit d’un postulat erroné. Par exemple, un novice dans un domaine précis, s’il veut un jour devenir créatif, doit passer par une longue phase d’apprentissage. De même, l’expertise dans un domaine est une condition nécessaire (mais certes pas suffisante) de la créativité dans celui-ci. Être formé à différentes techniques en peinture n’est pas suffisant pour réaliser un chef-d’œuvre.




Miser sur une transition numérique éclairée par des données probantes


Dans une conférence de 2018, Dylan Wiliam défendait un point de vue prospectif intéressant dont voici le résumé :

Si nous parlons de l’utilisation de la technologie dans l’enseignement depuis des décennies, elle n’a eu qu’un impact minime jusqu’à aujourd’hui.

Ils existent beaucoup de ressources éducatives en ligne, comme celles de la Khan Academy. Cependant, une part non négligeable d’entre elles est de mauvaise qualité.

Il y a toutes les raisons de penser qu’en 2030, les écoles devraient ressembler encore beaucoup à ce qu’elles sont actuellement. Les enseignants continueront à développer des compétences de base en lecture, en écriture et en mathématiques.

Nous devrions cependant avoir au cours des prochaines années, des percées, par exemple sur la façon dont la technologie peut concrètement soutenir l’apprentissage. Selon lui, le nouveau rôle des enseignants à l’avenir, particulièrement dans le secondaire sera d’aider les étudiants à trouver leur chemin, les guider dans l’utilisation de ressources éducatives.


En conclusion, le mythe d’une révolution numérique ne signifie pas que le numérique n’a rien à apporter à l’éducation. Il signifie que tout engouement est probablement disproportionné. Avant d’être déployées à grande échelle, les interventions liées au numérique doivent passer le cap d’une recherche translationnelle sur leur efficacité. Tout pilotage de l’amélioration doit se fonder sur des données probantes et l’innovation numérique en école ne doit pas en être dispensée.



Mis à jour le 12/07/2024

Bibliographie


Carl Hendrick, Challenging the “education is broken” and Silicon Valley narratives, pp15-17, ResearchED Issue 1, Number 2, June 2018

Serge Dupont, Pierre Bouchat, Lorsque la psychologie cognitive s’intéresse au décret Missions : constats et recommandations, Cahiers du Girsef, n° 118, 2020

Dylan Wiliam, 2018-06-11 Kunskapsskolan talk

OECD (2015) “Students, Computers and Learning: Making the Connection”, PISA, OECD Publishing, available at: dx.doi.org/10.1787/9789264239555-en accessed 05.12.2017

Ravizza, S. M., Uitvlugt, M. G., Fenn, K. M. (2017) “Logged In and Zoned Out: How Laptop Internet Use Impacts Classroom Learning”, Psychological Science, 28:171-180 

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