mardi 17 mars 2020

Mythes et malentendus pédagogiques autour de la différenciation

En tant qu’enseignant, j’ai été maintes fois incité, quasiment exhorté à explorer les pistes, voies et multiples travées de la différenciation pédagogique. 

(Photographie : Barbara Diener)



L’adhésion à une nécessaire différenciation est présentée comme une exigence ou un fondement pour répondre aux besoins essentiels de nos élèves.

La démarche est presque culpabilisante tellement l’exercice de la différenciation est complexe et puise dans les ressources limitées de l’enseignant. Elle est pourtant parfois présentée par certains pédagogues, certains chercheurs et certains fournisseurs de logiciels éducatifs comme le tracé obligé pour veut embrasser la diversité des élèves et leur offrir des chances égales de progrès et d’épanouissement. 

Cet article se propose d’entrouvrir la question de la différenciation.



Une définition de la différenciation


Selon Carol Ann Tomlinson, qui est une référence mondiale en matière d’enseignement différencié :
« La différenciation signifie adapter l’enseignement aux besoins individuels. Que les enseignants différencient le contenu, le processus, les productions ou l’environnement d’apprentissage, l’utilisation d’une évaluation continue et d’un regroupement flexible, cela favorise la réussite de l’enseignement ».

Dès que nous creusons la question, nous pouvons nous apercevoir rapidement que les principes sous-jacents derrière la théorie de la différenciation sont fondamentalement d’inspiration progressiste ou constructiviste. 

La pédagogie différenciée véhicule et se revendique de l’idée forte que lorsque l’enseignant s’adapte aux spécificités de chaque élève, cela lui permet de lutter efficacement contre l’échec scolaire et les inégalités. Parallèlement, l’enseignant peut également par l’intermédiaire de la différenciation, accroitre la motivation et l’engagement de ses élèves.

Selon la théorie de la différenciation :
  • Si nous pouvons faire correspondre, pour chaque élève, une méthode en fonction de ses caractéristiques, il apprendra mieux et se sentira plus estimé et son estime de lui-même croitra. 
  • À l’opposé, si nous obligeons les élèves à apprendre en parallèle et de la même manière, selon une méthode qui ne lui convient pas, mais convient à d’autres, ses performances en pâtiront.

L’ennui avec ces conceptions est qu’elles semblent difficilement compatibles avec des approches qui penchent pour la seconde option, comme l’enseignement explicite ou l’évaluation formative. Pourtant ces approches disposent d’un large soutien de la recherche et de données probantes validant leur efficacité. Il semble exister dès le départ une forme de contradiction interne autour des présupposés de la différenciation.



Poser la question de l’efficacité de la différenciation amène à la réponse à l’intervention


Selon Stéphanie Descampe (et coll., 2014), la « différenciation pédagogique » ou « pédagogie différenciée » constitue un « outil pour gérer et réduire les écarts entre élèves, gérer l’hétérogénéité des classes et diminuer le redoublement ». Les déclarations d’intentions, en matière de résultats, liées à la différenciation sont clairement ambitieuses.

Dans le cadre de l’enseignement francophone belge, la pédagogie différenciée est traditionnellement considérée comme un objectif prioritaire comme l’approche par compétence et la pédagogie constructiviste.

Le portail officiel de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles dans la présentation de la différenciation précise qu’elle existe sous deux formes :
  1. L’enseignant varie dans ses approches pédagogiques, ses supports et sa dynamique de classe dans l’objectif de rencontrer les besoins du plus grand nombre d’apprenants
  2. L’enseignant ou son équipe éducative organisent des interventions adaptées et destinées à un ou plusieurs élèves présentant des difficultés d’apprentissage.

Ce qu’il y a de frappant dans cette description double de la différenciation, c’est que présentée sous un tel mode opératoire, elle recouvre ce que propose l’approche concurrente qu’est la réponse à l’intervention. Or l’avantage certain de l’approche RàI face à la pédagogie différenciée est qu’elle est plus directe, structurée, concrète et se fonde sur des données probantes. D’une certaine manière, le modèle dominant de la différenciation éclipse un modèle alternatif, celui de la réponse à l’intervention qui se base sur d’autres présupposés, mais amène des preuves de son efficacité.  


Nous sommes donc dans une situation où la théorie de la différenciation avance avec des présupposés non confirmés par des données probantes. Il est par conséquent intéressant de creuser ces dissensions.



Les failles de la conception constructiviste de la différenciation


Selon le décret missions, qui définit les objectifs et directions en matière d’enseignement pour la F W-B, la pédagogie différenciée se définit dans une perspective constructiviste. C’est « une démarche d’enseignement qui consiste à varier les méthodes pour tenir compte de l’hétérogénéité des classes ainsi que de la diversité des modes et des besoins d’apprentissage. » 

Si l’hétérogénéité des élèves est un facteur évident et incontournable, la façon d’y répondre que propose la pédagogie différenciée est relativement troublante. En effet, derrière la référence aux modes et besoins d’apprentissage, nous pourrions voir en filigrane une possible référence à des styles ou profils d’apprentissage ou aux intelligences multiples. Or la recherche en psychologie cognitive invalide sérieusement ce type d’approches, qui en réaction semblent disparaitre de plus en plus également du champ de la différenciation.

Par contre, si nous lisons ces termes en fonction de la recherche en psychologie cognitive, le mode fait obligatoirement référence au principe de modalité et les besoins peuvent être interprétés comme liés à la gestion de la charge cognitive. Or, selon ces concepts nous sommes plus dans une démarche d’enseignement explicite qui ne prône pas de varier les méthodes, mais de les adapter pour optimiser les démarches d’apprentissage génératifs. La diversité des modes et des besoins d’apprentissage n’est pas adressée efficacement en variant simplement les méthodes. 

Toujours selon le décret missions : « Chaque établissement d’enseignement permet à chaque élève de progresser à son rythme en pratiquant l’évaluation formative et la pédagogie différenciée ».

La mise sur le même plan de la pédagogie différenciée et de l’évaluation formative est à première vue intéressante. Cependant :
  • L’évaluation formative bénéficie d’un large support de la recherche en tant que pratique efficiente et est clairement définie. Il n’en est pas de même pour la différenciation qui est une démarche dont les contours sont mouvants et pour laquelle la mesure de l’efficacité est peu accessible.
  • Le modèle de l’évaluation formative tel que défini par Dylan Wiliam n’inclut pas la différenciation dans son processus, ce qui pose la question de la compatibilité des deux approches.

La situation se corse lorsque nous interrogeons les données probantes en lien avec les démarches classiques de différenciation :
  • Lorsque Carol Ann Tomlinson a mené un essai à grande échelle de son modèle de différenciation aux États-Unis, les résultats ont été décevants. 
  • C’est un lieu commun. Il apparait également que de nombreuses écoles et de nombreux enseignants ont du mal à mettre concrètement et précisément en œuvre une pédagogie réellement différenciée face à des groupes hétérogènes de vingt à trente élèves. Souvent, cela se traduit par une explosion de leur temps de travail, dû au développement des ressources et à leur mise en œuvre, ce qui constitue le principal facteur limitant.

Autre élément troublant, sur le portail de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, nous lisons que la différenciation serait particulièrement adaptée pour accompagner les élèves dys en classe. Elle permettrait de prendre en compte les particularités d’un individu ou d’un groupe d’individus pour que l’apprentissage soit maximal.

Cela pose la question du bien-fondé d’une approche médicalisée de l’enseignement. Des élèves dyslexiques ou dyscalculiques décelés obtiendraient automatiquement toute l’aide nécessaire tandis que d’autres rencontrant des problèmes similaires n’y auraient pas accès, car le diagnostic n’a pas été établi. 

À ce titre, une approche comme la réponse à l’intervention qui ne prend que comme critère une faiblesse des résultats pour à des interventions plus intensive semble plus naturellement équitable. De plus, la réponse à l’intervention a comme autre atout d’insister sur l’adoption de pratiques efficaces universelles. C’est-à-dire de proposer à tous les élèves les meilleures pratiques pédagogiques, ce qui inclut en premier lieu l’enseignement explicite et l’évaluation formative.



Une conception constructiviste de la différenciation réfutée par les sciences cognitives


Sur le portail officiel de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, il est également fait référence à Philippe Perrenoud, sociologue suisse et promoteur de l’approche par compétences et de la pédagogie différencie. 

Philippe Perrenoud a notamment écrit sur le sujet que :
Différencier, c’est rompre avec la pédagogie frontale, la même leçon, les mêmes exercices pour tous ; c’est surtout mettre en place une organisation du travail et des dispositifs qui placent régulièrement chaque élève dans une situation optimale. Cette organisation consiste à utiliser toutes les ressources disponibles, à jouer sur tous les paramètres, pour organiser les activités. Selon ce principe, chaque élève sera constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui.

Le parti pris de Philippe Perrenoud est celui du constructivisme et des pédagogies centrées sur l’élève, acteur de ses propres apprentissages. 

Nous pouvons nous interroger sur la pertinence de telles démarches, déjà développées et analysées dans différents articles. En effet, elles n’ont pas su à ce jour prouver une réelle efficacité comparativement à des démarches pédagogiques centrées sur l’enseignant, comme l’enseignement explicite qui dispose de données probantes.


Un autre élément de curiosité sur le portail officiel de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, il est également fait référence aux postulats de Burns (1972) pour appuyer la nécessité d’une pédagogie différenciée :
  1. Il n’y a pas deux apprenants qui progressent à la même vitesse.
  2. Il n’y a pas deux apprenants qui soient prêts à apprendre en même temps.
  3. Il n’y a pas deux apprenants qui utilisent les mêmes techniques d’étude.
  4. Il n’y a pas deux apprenants qui résolvent les problèmes exactement de la même manière.
  5. Il n’y a pas deux apprenants qui possèdent le même répertoire de comportements.
  6. Il n’y a pas deux apprenants qui possèdent le même profil d’intérêt.
  7. Il n’y a pas deux apprenants qui soient motivés pour atteindre les mêmes buts.
Nous pouvons émettre de sérieuses réserves pour le n°2, le n°3 et le n°4 qui sont en contradiction avec le modèle de l’apprentissage en psychologie cognitive :
  • Pour le n°2, des approches telles que le préenseignement, l’évaluation diagnostique ou la pratique de récupération permettent dans le cadre de l’enseignement explicite de rendre les élèves plus synchrones dans leur apprentissage.
  • Pour le n°3, cela fait référence au neuromythe de styles d’apprentissage, au contraire c’est le type de connaissance qui impose la stratégie adéquate plus que les caractéristiques de l’élève.
  • Pour le n°4, cela va à l’encontre de l’effet du problème résolu qui est un des fondements de la théorie de la charge cognitive.

De plus, le n°5, le n°6 et le n°7 ne doivent pas constituer d’obstacles insurmontables qui nécessiteraient une différenciation d’emblée des pratiques d’enseignement. Les stratégies et les comportements s’enseignent, la motivation peut être favorisée selon les principes de la théorie de l’autodétermination ou de ceux de la théorie sociale cognitive.

De telles défenses d’une pédagogie différenciée semblent bel et bien se poser sur des sables mouvants.

De même, sur la même page, dans le document Pratiques de pédagogie différenciée à l’école primaire (2014, p. 6) sont fournis des conseils plus concrets de mise en pratique d’une pédagogie différenciée. Ceux-ci vont à l’encontre de l’idée d’une manière d’apprendre commune véhiculée par la psychologie cognitive, ce qui participe à les rendre légèrement absurdes. Il est donc recommandé :
  1. De varier les ressources disponibles ou de proposer des tâches différentes pour l’acquisition d’une même compétence en fonction des élèves
  2. De varier les démarches des apprenants et des enseignants pour une même compétence.
  3. De donner des options aux élèves quant à la forme, la longueur, la manière dont ils expriment ce qu’ils ont appris
  4. De modifier l’organisation de la classe, en associant un autre intervenant ou en travaillant en groupes.

La réponse est cinglante et rapide : la psychologie cognitive a essayé depuis plus de 40 ans et sans succès, à trouver une validité à ces propositions de la pédagogie différenciée.



Les difficultés liées aux regroupements d’élèves


L’Education Endowment Foundation (2018) a étudié la question d’un regroupement d’élèves au sein de la classe, ce qui est une forme de différenciation régulièrement préconisée.

Les élèves ayant un niveau de connaissances similaire sont regroupés et isolés physiquement. Malgré tout, tous les élèves reçoivent l’enseignement de leur professeur habituel et suivent généralement le même programme.

L’objectif de ce type de regroupement est de faire correspondre les tâches, les activités et l’étayage aux capacités des élèves à un moment donné, afin que tous les élèves aient un niveau de défi approprié.

Les données relatives au regroupement par niveau d’études au sein de la classe indiquent qu’il est susceptible d’être bénéfique pour tous les apprenants. Cela leur permettrait de bénéficier en moyenne de trois mois de progrès supplémentaires par année. Toutefois, il semble que les élèves les moins performants en tirent moins de bénéfices que les autres ce qui a pour effet néfaste d’accroitre les écarts au fil du temps.

Le regroupement des élèves par niveau au sein de la classe peut également avoir un impact négatif sur des indicateurs comme la confiance en soi. Certaines études fondées sur des échantillons plus larges concluent que le regroupement des élèves en fonction de leurs résultats peut avoir des effets négatifs à plus long terme. C’est le cas par exemple sur les attitudes et l’engagement des élèves les moins performants. Cela peut décourager chez eux la croyance que leurs résultats peuvent être améliorés par l’effort.

Si au sein d’une même classe, le regroupement par niveau d’études a peu de coûts directs, il représente un investissement en charge de travail conséquent pour l’enseignant. Beaucoup de temps est nécessaire pour constituer des ensembles de ressources pédagogiques différentes pour chaque groupe de niveau.

Si un enseignant planifie un cours d’une heure avec la classe divisée en six groupes, il doit préparer un parcours et des ressources différentes pour chacun d’entre eux. De même, la fréquence et la durée des interactions seront reparties entre les groupes. 

L’enseignant va au total diviser le temps dont il dispose en classe et hors classe pour chacun de ces groupes. Chaque groupe n’obtient qu’une fraction de l’investissement total de l’enseignant.

Une autre manière de mettre en œuvre la différenciation serait de répondre aux attentes des élèves. Comme le rapporte Greg Ashman (2018), la recherche tend à montrer que les élèves très performants préfèrent l’enseignement direct alors qu’ils bénéficieraient d’une approche moins structurée. À l’opposé, les élèves peu performants préfèrent une approche moins structurée alors qu’ils bénéficieraient d’un enseignement direct.

Laisser le choix dans l’approche aux élèves est susceptible d’amplifier les écarts entre les élèves. Les programmes de différenciation qui mettent l’accent sur le choix d’une approche ciblée, mais n’en atténuent pas les effets négatifs ne seront donc probablement pas efficaces.

On le voit, considérer le regroupement de manière indépendante de toute autre organisation des ressources scolaires est une impasse. Pour une manière plus pertinente et efficace de considérer cette problématique, nous renverrons vers le niveau 2 de la réponse à l’intervention.



Prendre du recul face au concept flou de différenciation


La différenciation est une idée belle en théorie, mais difficile à définir précisément en pratique. Son efficacité générale en conditions réelles n’est pas démontrée clairement.

Elle couvre un éventail très diversifié de pratiques. Certaines ne fonctionneront jamais et d’autres sont ambiguës. Certaines pratiques spécifiques de différenciation sont efficaces, mais déjà incluses dans des démarches spécifiques comme la réponse à l’intervention ou la rétroaction à la classe entière par exemple.

Nous pouvons réellement nous demander quelle peut bien être l’utilité de ce terme qui peut selon son implémentation en toute bonne foi de la part de l’enseignant, être bénéficiaire ou néfaste pour ses élèves.

À quoi sert un terme qui peut être appliqué à des stratégies opposées ? La seule différenciation qui peut avoir du sens est celle qui s’appuie sur les connaissances des élèves. C’est l’idée qu’une analyse fine de ces dernières permettra à l’enseignant de graduer le rythme de l’enseignement, mais de nouveau, il s’agit déjà d’un des principes fondamentaux de l’enseignement explicite.

Le concept de différenciation dans sa globalité n’aide pas les enseignants à réfléchir de manière pertinente à l’efficacité réelle de leurs pratiques. Il vaudrait mieux l’abandonner comme outil de référence primaire et le remplacer par un enseignement explicite, l’évaluation formative et la réponse à l’intervention qui en intègrent déjà les composantes utiles.



Mise à jour le 27/07/2022

Bibliographie


Stéphanie DESCAMPE, Françoise ROBIN et Philippe TREMBLAY sous la direction du professeur Bernard REY, Pratiques de pédagogies différenciées à l’école primaire, 2014,
http://enseignement.be/download.php?do_id=3764

La différenciation pédagogique, http://enseignement.be/index.php?page=27910&navi=4418&rank_page=27910

Décret Missions, http://enseignement.be/download.php?do_id=401

Serge Dupont, Pierre Bouchat, Lorsque la psychologie cognitive s’intéresse au décret Missions : constats et recommandations, Cahiers du Girsef, n° 118, 2020

Greg Ashman, Is it time to ditch “Differentiation,” 2018, https://www.cem.org/blog/is-it-time-to-ditch-differentiation/

Education Endowment Foundation, Within-class attainment grouping, 2018, https://educationendowmentfoundation.org.uk/evidence-summaries/teaching-learning-toolkit/within-class-attainment-grouping/

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