vendredi 23 juin 2017

Les enfants du numérique

Depuis leur plus tendre enfance, la plupart de nos élèves ont été baignés dans la lumière des écrans de télévision, de tablette ou de téléphone. Plus tard, ils deviennent pour certains accros aux jeux vidéos, aux réseaux sociaux, plus généralement à leur smartphone, qui tente souvent de s’incruster en classe si les limites ne sont pas précisent. Les élèves suivent des influenceurs, ingurgitent parfois des séries à hautes doses ou écoutent de la musique en streaming. Leur consommation culturelle devient essentiellement numérique si les parents ne placent pas de cadre suffisant ou ne les orientent pas vers d’autres sources.


(Photographie : Gaëtan Rossier)


Ces phénomènes de consommation culturelle et de communication sociale virtuelle véhiculent parfois l’idée que les nouvelles générations d’élèves auraient développé un fonctionnement cognitif différent. Ils seraient des digital natives ou natifs du numérique. À leur sujet, le philosophe français Michel Serres avait écrit « Petite Poucette » en 2012 en référence à l’usage du pouce fréquemment utilisé par les enfants du numérique ou digital natives, pour pianoter sur les téléphones portables.




Les enfants du numérique, un neuromythe


Le concept d’enfant du numérique part de l’idée que les individus nés (à partir de 1984) à l’ère des médias numériques seraient fondamentalement différents des générations précédentes d’élèves et d’étudiants. Dès lors, ils exigeraient une approche éducative radicalement différente de celle des générations précédentes.

Le souci est que le fait d’être baigné dans un monde numérique :
  1. Ne rend pas automatiquement un élève plus qualifié dans le traitement et la recherche d’informations en ligne
  2. Ne développe pas non plus son esprit critique et sa réflexivité par rapport aux ressources numériques auxquelles il est confronté.
Dès lors, toute conception d’une éducation qui suppose la présence de ces capacités entravera la qualité et la profondeur de l’apprentissage des élèves.

La capacité d’utilisation d’outils numériques correspond à des connaissances biologiquement secondaires et non à des connaissances biologiquement primaires selon la définition qu’en donne David C. Geary. Par conséquent, notre cerveau fonctionne globalement comme il le faisait durant les siècles précédents, bien avant le numérique. Les enfants actuels ne vont pas apprendre mieux avec des stratégies différentes que les générations précédentes. 

Peut-être simplement que leur attention sera soumise à plus de sources de distractions potentielles que précédemment et qu’il faudra prendre compte et agir contre ses détournements.

De plus, nous ne pouvons pas présupposer que les élèves aient la capacité de décoder ou d’identifier une information pertinente du simple fait qu’elle est disponible sous forme numérique. La pédagogie qui fait usage du numérique reste de la pédagogie. Le numérique n’est qu’un outil ou un vecteur au service de l’enseignement et non à la commande de ce dernier. 

En réalité, peu importe le temps que les élèves passent sur leurs écrans, ils ne développent pas pour autant une connaissance approfondie des technologies qu’ils côtoient.  

Souvent, leurs compétences se limitent à de la bureautique de base quand elle ne se limite pas à l’utilisation des interfaces basiques d’un smartphone. Il s’agira au mieux souvent des rudiments du traitement de texte et de la messagerie instantanée, de recherches sur le web ou des réseaux sociaux.

Régulièrement, leur compétence en numérique se réduit à l’utilisation de différentes applications dont ils ne dominent pas non plus toutes les finesses et les nuances. Ils se contentent souvent des fonctionnalités intuitives et basiques. 

Leur utilisation de ces ressources numériques dans le contexte de l’apprentissage se réduit souvent à une consommation passive d’information. Il s’agit de la consultation de Wikipédia, la recherche de travaux partagés, de tutoriels ou de résumés déjà réalisés en ligne. Ils téléchargent des notes de cours, visionnent des capsules vidéos, participent à des cours en distanciel, consultent de plateformes d’enseignement en ligne, répondent à des questionnaires en ligne ou échangent des informations virtuellement avec d’autres élèves. Ils sont rarement créatifs et impliqués au-delà d’utilisations basiques.

Lorsqu’il s’agit de la dimension de l’apprentissage, souvent le numérique va agir comme une distraction au-delà de quelques applications utiles et basiques. Le cerveau, lui, n’est pas numérique, mais biologique et c’est l’outil avec lequel nous traitons dans un cadre d’enseignement. Considérer les choses autrement et imaginer des spécificités de l’apprentissage propre à l’influence du numérique sur le cerveau tient du neuromythe.



Les enfants et les écrans numériques, quels impacts


Une autre question voisine et reliée concerne l’impact des écrans. Les écrans sont-ils nocifs pour le cerveau, l’intelligence, le développement cognitif, social et émotionnel, et la santé des enfants et adolescents ? 

Selon Amadieu et Tricot (2020), de nombreux travaux de chercheurs montrent certes des corrélations, mais :
  1. Elles n’établissent pas de causalités. 
  2. La plupart des études souffrent de biais méthodologiques, se basant notamment sur l’estimation personnelle du temps d’écran. 
  3. Les résultats sont fonction des sujets considérés, du contexte, de ce qui est regardé et avec quels objectifs. 
Dans leur usage d’Internet, selon Anne Cordier (2017), la nouvelle génération n’est pas tellement différente de la précédente dans sa diversité. Certains adolescents n’aiment pas Internet, d’autres détestent les réseaux sociaux ou se sentent très mal à l’aise dans l’usage de ces outils.

Ce qui est établi est que certains adolescents passent de nombreuses heures par jour devant des écrans. D’autres moins, d’autres plus, selon l’âge par exemple. Ce ne sont pas toujours les mêmes écrans, ni pour regarder la même chose. Des facteurs sont influents, comme le sexe de l’individu et son âge. Les enfants d’origine sociale modeste regardent plus la télévision tandis que ceux d’origine plus aisée regardent plus les autres écrans (consoles, ordinateurs, tablettes, téléphones portables), et sont souvent moins contrôlés par leurs parents.

Il est évident que les usages en soirée et nocturnes perturbent le sommeil de ces adolescents de façon importante (Royant-Parola, Londe, Tréhout & Hartley, 2018). Mais, comme le montre cette même étude, la principale cause de perturbation, c’est finalement l’école elle-même qui impose un réveil tôt par rapport à la chronobiologie des adolescents. Il suffit de comparer le temps de sommeil les jours d’école et les jours de repos.

Le mythe des natifs a été largement établi comme erroné. De même, le sentiment d’être doué ou non en informatique se résume à l’apprentissage de certains savoirs et savoir-faire clés ou à leur absence, pas à l’appartenance à une génération donnée. Les personnes qui utilisent quotidiennement un outil deviennent compétentes dans cette utilisation, quel que soit leur âge. L’effet du vieillissement sur les compétences dans le domaine des technologies du numérique ne s’observe pas dans les métiers où ces personnes utilisent quotidiennement ces outils (Amiel, Tricot & Mariné, 2004). 




Des compétences technologiques à enseigner



Tout enseignement qui s’appuie sur des compétences de cet ordre doit s’accompagner d’une formation significative. Elle doit porter sur la façon dont la technologie peut et doit être utilisée à bon escient, que ce soit pour l’apprentissage, la réalisation de recherches ou la résolution de problèmes.

Présupposer que les démarches à suivre sont claires pour les élèves va placer irrémédiablement un certain nombre d’entre eux dans des difficultés inextricables. Celles-ci ne permettront pas le développement de compétences spécifiques et de retour sur expérience significatif. 

En outre, nous ne pouvons pas présupposer que les capacités numériques sont l’apanage d’une génération qui aurait toujours baigné dans ce contexte. En réalité, en ce qui concerne la maîtrise des compétences technologiques, il n’y a pas tant de relation directe avec l’âge de la personne. Son niveau de revenu et son niveau des études sont des facteurs bien mieux corrélés. 

Par conséquent, le concept d’enfant du numérique ne doit jamais constituer en un argument pour mettre en œuvre des pratiques pédagogiques numériques actives. Il ne peut être revendiqué pour promouvoir des approches telles que celles fondées sur le questionnement, la découverte, la coopération, le travail en réseau, les projets ou la résolution de problèmes. 

Les élèves ne possèdent pas naturellement de capacités réflexives par rapport à leurs démarches numériques. Espérer une auto-organisation et une autorégulation de leurs pratiques numériques non encadrées et non préalablement enseignées est tout bonnement illusoire.   






Choisir les priorités de l’éducation face au numérique


Comme le dit Paul Kirshner dans une interview en 2019  :

Un ordinateur est avant tout un outil :
  • Utilisé correctement il peut aider
  • Utilisé incorrectement il peut causer des problèmes, principalement en tant que source de distraction :
    • La recherche a montré que 50 à 70 % des élèves qui ont leur tablette en fonctionnement pendant la classe font autre chose que travailler scolairement ou écouter l’enseignant.
    • Même si la tablette est éteinte, 40 % des élèves disent qu’ils sont partiellement ou grandement distraits si d’autres élèves utilisent des écrans à proximité.
    • La plupart des élèves ont également d’autres applications ouvertes quand ils travaillent sur ordinateur, ce qui les distrait.

L’erreur fondamentale que font certains enseignants est de croire qu’ils enseigneront automatiquement mieux avec un ordinateur ou en laissant leurs élèves manipuler des supports numériques.

Plutôt que d’investir massivement dans l’achat de matériel informatique, les écoles gagneraient à investir dans les formations de leurs enseignants sur des usages efficaces de ces technologies. Mais il y a même bien plus urgent que les compétences numériques des enseignants. Plus particulièrement, des déficits dans les connaissances de base sont apparents chez les enseignants en ce qui concerne la psychologie cognitive et la science de l’apprentissage.

Il y a plus de certitudes dans le fait que des enseignants, mieux formés aux pratiques efficaces et à la science de l’apprentissage, conduisent à plus d’apprentissages chez leurs élèves, que dans le fait que plus de numérique mène à la même finalité.







(mise à jour 05/05/21)

Bibliographie


Paul Kirschner and Pedro De Bruyckere, “The myths of the digital native and the multitasker”, Teaching and Teacher Education 67:135-142, · October 2017

Paul A.Kirschner, La pédagogie constructiviste est comme un zombie qui refuse de mourir, 2019, http://explicitementvotre.blogspot.com/2019/03/la-pedagogie-constructiviste-est-comme.html

Amadieu, F., & Tricot, A. (2020). Apprendre avec le numérique, 2e édition. Retz, collection Mythes et réalités.

Cordier, A. (2017). Grandir connectés : les adolescents et la recherche d’information. C & F.

Royant-Parola, S., Londe, V., Tréhout, S., & Hartley, S. (2018). Nouveaux médias sociaux, nouveaux comportements de sommeil chez les adolescents [The use of social media modifies teenagers’ sleep-related behavior]. L’Encéphale, 44 (4), 321–328. https://doi.org/10.1016/j.encep.2017.03.009

Amiel, A., Tricot, A., & Mariné, C. (2004). Quels facteurs peuvent influencer l’engagement dans une formation à distance ? Étude exploratoire auprès de prescripteurs de formation en milieu industriel. Les dossiers des Sciences de l’Éducation, 12, 65-78. 

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