mercredi 18 juillet 2018

Le grand écart entre la neuroéducation et la réalité des classes

Voici un compte-rendu et une synthèse personnelle de développements présentés dans deux conférences éclairantes sur le sujet, données par Franck Ramus (2018, 2019), associés à quelques idées détaillées dans un article polémique de Jeffrey S. Bowers (2016).


(Photographie : X. Yang)



Enseigner est une pratique


Enseigner n’est ni une science ni un art. Il y a une fausse dichotomie entre science et art, ce n’est ni l’un ni l’autre. Considérer ces perspectives, c’est oublier la réelle nature et la responsabilité de la profession d’enseignant, envers les élèves qui lui sont confiés.

Enseigner est, avant toute chose, une pratique (comme la médecine, la psychologie clinique ou l’ingénierie) qui doit être fondée sur des connaissances scientifiques :
  • Sur son propre objet : les apprentissages scolaires
  • Sur une évaluation scientifique de ses pratiques (comme c’est le cas pour la médecine, la psychologie clinique ou l’ingénierie).

Comme pour la médecine la psychologie clinique ou l’ingénierie, nous pouvons distinguer :
  • La science fondamentale qui est l’objet de la connaissance et qui offre un cadre théorique. Il s’agit de la psychologie pour l’éducation, la biologie pour la médecine et la mécanique pour l’ingénierie.
  • La science appliquée qui porte sur les pratiques concrètes. Il s’agit des sciences de l’éducation pour les pratiques éducatives, des sciences médicales pour les pratiques médicales ou des sciences de l’ingénieur pour les pratiques de l’ingénieur.

L’assise fondamentale est que l’enseignement se traduit par une pratique qui doit être fondée sur des connaissances scientifiques plutôt que sur des croyances, des intuitions, des philosophies, des expériences personnelles, des anecdotes ou des idéologies. La connaissance scientifique est ce que nous avons de plus fiable. Ce que nous attendons d’un médecin ou d’un ingénieur, nous sommes en droit de l’attendre à un enseignant à qui nous confions l’éducation d’enfants ou d’adolescents.



La méthode scientifique


L’éducation est un domaine sur lequel tout le monde a un avis. Beaucoup d’entre nous sont parents. Nous avons tous été élèves durant un temps considérable. Fort de ces expériences prolongées, tout le monde a un avis sur ce à quoi ressemblerait la bonne manière d’enseigner, sur ce qui conviendrait à l’épanouissement intellectuel des enfants et adolescents.

Beaucoup de points de vue et d’affirmations dans le cadre de l’éducation (que ce soit dans des débats, dans des articles, dans des livres pédagogiques) sont souvent énoncés sans justification particulière et sans preuve. Ils se réduisent dès lors à des opinions régulièrement contradictoires, qui se confrontent les unes aux autres. Cela mène à une cacophonie ambiante permanente, voire à un relativisme contre-productif où tout le monde aurait en partie tort (surtout nos contradicteurs), en partie raison (surtout nous).

Comment se faire un avis ? Qu’est-ce qui permet de savoir qui a raison ? Comment différencier science et pseudoscience ? Comment distinguer les faits établis des affabulations ?

De tous les critères de choix, le meilleur que nous connaissons finalement c’est la méthode scientifique. C’est la science qui va nous amener des éléments de preuve entre les différentes opinions.

Dès lors, les neurosciences auraient-elles dès lors le champ libre dans le domaine de l’éducation ? Seraient-elles porteuses d’un vent nouveau ?



Un enjeu de marketing promotionnel qui se joue de la crédulité


Il faut faire attention à la distinction entre approche de marketing et apport scientifique réellement pertinent.

La neuroéducation est à la mode : beaucoup de livres, d’articles, de conférences, de formations, de logiciels éducatifs sont proposés. Les enseignants sont incités à prendre le train en marche, d’un domaine qui ne leur est pas naturellement familier. L’allusion aux neurosciences peut ainsi être, chez certains auteurs, blogueurs ou formateurs, un outil promotionnel utilisé pour créer une impression de crédibilité et jouer sur l’autorité de scientifiques en se référant à eux.

Les neurosciences ont un côté séduisant. Cela peut engendrer des effets pervers.
 
Diverses recherches scientifiques ont montré qu’invoquer des concepts issus des neurosciences ou afficher des images du cerveau, limite l’esprit critique. Cela donne au lecteur ou à l’auditeur l’impression que le discours est plus solide et plus convaincant.

Il s’agit d’un phénomène appelé neuro-enchantement. Nous pouvons le définir comme étant une crédibilité qui est induite spécifiquement à travers le langage par l’usage de mots, d’images ou de références aux neurosciences. Il s’agit d’un phénomène dont nous sommes tous victimes et dont il faut se méfier et à propos duquel il faut tâcher de prendre un recul critique.

Le principal sujet d’inquiétude est que le neuro-enchantement influe sur l’acceptation des idées présentées. Lorsqu’une explication est donnée en invoquant des concepts de neurosciences, en montrant des images liées (cerveau, neurones), elle va nous sembler plus plausible. Elle va avoir plus de chances de s’imposer et de gagner l’adhésion du public.

Ce phénomène du neuro-enchantement est susceptible d’être utilisé par certains à mauvais escient pour faire passer des messages qui en fait sont faux.

Ce phénomène explique également une partie de l’engouement pour les neurosciences au détriment parfois de la psychologie, des sciences sociales ou des sciences de l’éducation.

La question à se poser est de savoir si l’image du cerveau ou la contextualisation dans le domaine des neurosciences apporte quelque chose de neuf ou de pertinent au contenu du discours véhiculé. Est-ce que cela fournit vraiment une preuve de l’efficacité de telles pratiques ou de tels modes d’apprentissage ou est-ce que finalement ce sont plutôt les données comportementales issues de la psychologie qui prouvent les faits ? Si tel est le cas, nous baignons en plein neuro-enchantement.



Les neurosciences n’informent pas sur la pratique en classe


IRM et salles de classe, le grand écart


Des références en neuro-imagerie sont parfois mises en avant comme éléments de preuve. Des troubles de l’apprentissage comme la dyslexie peuvent être mis visualisés par ce moyen. Cependant, la relation entre des activations dans le cerveau et des phénomènes d’amélioration liés à l’apprentissage n’est pas automatique. Ce n’est pas parce que nous pouvons constater des phénomènes en imagerie cérébrale que des implications et des résultats automatiques peuvent être inférés au niveau de l’apprentissage.

Une IRM cérébrale n’a pas de lien direct avec une pratique de salle de classe et ne peut que difficilement faire l’impasse de recherches approfondies en sciences de l’éducation.



Le passage obligé par la psychologie cognitive et les sciences de l’éducation


Il est plus facile de caractériser les capacités cognitives des enfants sur la base de mesures comportementales que sur la base de mesures cérébrales. Par conséquent, les neurosciences offrent rarement un aperçu de l’enseignement sans passer par l’intermédiaire de la psychologie.

Dans le cadre des troubles de l’apprentissage, les neurosciences sont utilisées pour caractériser les déficits sous-jacents. La démarche naturelle serait alors que l’enseignement vise à corriger les déficits en les ciblant par ses pratiques.

Cependant, les formes d’enseignement les plus efficaces peuvent souvent reposer sur le développement de compétences compensatoires (non altérées). Les neurosciences seules ne peuvent ainsi servir à déterminer si l’enseignement devrait cibler les compétences affaiblies. À nouveau, le passage par la psychologie cognitive et les sciences de l’éducation s’impose.

La psychologie se préoccupe du comportement et le comportement est la seule mesure pertinente pour évaluer la valeur d’une intervention pédagogique.

En fait, la relation pourrait même être plus performante dans l’autre sens. Si l’enfant apprend, cela se reflète avant tout dans son comportement et ses capacités cognitives. La preuve que le cerveau a changé en réponse à l’enseignement n’est pas essentielle pour l’enseignant. Mais c’est intéressant à caractériser pour les neurosciences. Sans doute que les enseignants peuvent apporter plus aux neuroscientifiques dans leurs recherches qu’inversement.

Par contre, les neurosciences sont pertinentes et cruciales quand elles révèlent des contraintes d’ordre médical, comme la nécessité de fournir aux enfants malentendants des implants cochléaires avant l’âge de 3 ans. Elles ont également un potentiel important dans le diagnostic préventif de troubles qui sont susceptibles dès lors d’être directement pris en compte par des pratiques éducatives.

Comme l’écrit Daniel Andler (2018), il faut distinguer sciences cognitives et neurosciences. Ces dernières parlent du cerveau, quand les premières traitent de la cognition, du mental. Pour comprendre le mental, il ne suffit pas de comprendre le cerveau, si c’est souvent très utile, ce n’est pas toujours nécessaire. Isolément, les neurosciences sont muettes.

Les sciences cognitives mobilisent d’autres disciplines, de la psychologie, la linguistique, à l’anthropologie en passant par l’informatique, les mathématiques et la philosophie.

Les nouvelles approches scientifiques de l’éducation ne se conçoivent pas sans l’observation systématique, sur le terrain, des effets de toute disposition prise à grande échelle. C’est ce que nous appelons, sur le modèle de la ­médecine, l’éducation fondée sur les preuves. Peuvent être ainsi pris en compte des facteurs, notamment économiques, sociologiques, culturels, sur lesquels les sciences cognitives n’ont pas de prise directe.

Enfin, entre les travaux menés dans ce domaine et les pratiques éducatives, le rapport n’est pas celui d’une science pure à une science appliquée. Bien d’autres facteurs que la cognition des élèves et des professeurs entrant en jeu dans la classe. Une recherche translationnelle est nécessaire pour passer des premiers aux secondes.



Des perspectives parfois réductrices


Marta Anadón (2018) a écrit un très intéressant article synthétique sur le contexte dans lequel se situe l’émergence de l’éducation fondée sur des données probantes autour de l’an 2000. Elle aborde aussi la question de la neuroéducation et pointe deux éléments qui interpellent :

  1. Les neurosciences éducatives se proposent de montrer que les changements conceptuels ont des effets variables sur le cerveau, selon les disciplines. Les processus d’apprentissage seraient spécifiques à chaque discipline. Il existerait donc des interventions pédagogiques plus efficaces pour chacune d’entre elles. 
  2. Les neurosciences éducatives avancent que c’est par la connaissance du cerveau et de l’activité cérébrale que les interventions pédagogiques seront plus efficaces. En effet, la neuroéducation prétend ramener l’élève à un dénominateur commun sur lequel il est possible d’intervenir directement par une approche unique en laissant de côté son propre vécu ainsi que sa diversité.

Un danger des neurosciences serait donc de trop vouloir dicter les approches des enseignants sans tenir compte pleinement de l’apport d’autres disciplines que sont la psychologie cognitive ou les sciences de l’éducation.



Se méfier des raccourcis liés aux neurosciences


Emballement autour de la plasticité cérébrale


La notion de plasticité cérébrale en neurosciences et ses implications dans le cadre du développement du cerveau ont été abordées dans de précédents articles.

Le danger lié aux conceptions sur la plasticité cérébrale en matière d’enseignement tient à un point de vue réducteur. Il est celui de croire que nous pouvons inconditionnellement modifier son cerveau, que tout est possible, nous pouvons apprendre, il suffit de le vouloir vraiment.

En réalité, pour ce qui est du fonctionnement courant de l’enseignement et de l’apprentissage, les notions de plasticité n’apportent rien de neuf. Elle représente juste un éclairage biologique sur des phénomènes précédemment observés par la psychologie cognitive : les humains sont capables d’apprendre et ils sont capables de changer.

Si nous apprenons quelque chose, si quelque chose se modifie dans nos pensées ou dans notre fonctionnement cognitif, c’est nécessairement parce que quelque chose s’est modifié au sein des neurones qui constituent notre cerveau. C’est trivial, nous n’avons pas besoin des neurosciences pour le savoir.



Trivialités des neurosciences éducatives


Les neurosciences avancent à partir d’expériences chez les souris et les rats que l’émotion est pertinente pour l’apprentissage dans les écoles. Un apprentissage efficace n’a pas lieu lorsque l’apprenant éprouve de la peur ou du stress. Le principal système émotionnel à l’intérieur du cerveau est le système limbique et il a de fortes connexions avec le cortex frontal (le site principal pour le raisonnement et la résolution de problèmes). Lorsqu’un apprenant est stressé ou craintif, les connexions avec le cortex frontal deviennent altérées, avec un impact négatif sur l’apprentissage.

Mais toutes ces conclusions sont triviales : tout le monde sait que les élèves stressés ou craintifs font des apprenants peu efficaces !

D’autres exemples de neurosciences éducatives aux conclusions triviales existent sur l’importance du sommeil, de l’alimentation, d’un environnement enrichi alors que la négligence, les mauvais traitements et la malnutrition ont un impact négatif ; que l’apprentissage est un phénomène social et que, par conséquent, l’apprentissage collaboratif est souvent plus efficace que l’apprentissage seul, que la motivation et l’étude dans des environnements calmes améliorent l’apprentissage et ainsi de suite.



Réinventer la roue


Régulièrement, les neurosciences ne fournissent pas d’idées nouvelles sur la meilleure façon de dispenser l’enseignement, elles apportent des preuves certes, mais qui confirment d’autres recherches comportementales largement antérieures en psychologie.

Par exemple, les neurosciences éducatives revendiquent l’utilité d’une sensibilisation précoce à une seconde langue. Or des données de recherches en psychologie sont arrivées à la même conclusion depuis longtemps. Même chose pour l’effet de test, largement démontré en psychologie cognitive.



Utilisations en trompe-l’œil des neurosciences pour motiver l’enseignement


Diverses formations, articles, livres ou interventions destinées à proposer des améliorations de l’enseignement, sous le couvert des neurosciences, véhiculent des mythes pédagogiques. Les concepts véhiculés sont parfois tellement vulgarisés et bancals qu’ils sont dénaturés : les spécificités du cerveau gauche et droit, le cerveau triunique, les styles d’apprentissage, etc.

Un certain nombre d’auteurs soutiennent que les neurosciences éducatives sont utiles dans la formation des enseignants pour les aider à être critiques et rejeter des méthodes bidon justifiées par les neurosciences. Plutôt que d’introduire les neurosciences dans la formation des enseignants, ne vaudrait-il pas mieux éviter toutes les formes d’enseignement motivées par les neurosciences et favoriser ceux de la psychologie cognitive ?



Privilégier les sciences cognitives à la neuroéducation


Tout ce que nous faisons dire aux neurosciences sur l’éducation d’une manière ou d’une autre est rarement vraiment légitime. Les vrais résultats des neurosciences ont très peu de pertinence directe pour l’éducation.

Deans for Impact (2020) propose de distinguer les sciences cognitives des neurosciences. Les neurosciences décrivent des processus neurobiologiques dans le cerveau qui ne nous semblent pas particulièrement utiles à connaître pour les enseignants, du moins pour l’instant. Il existe une différence entre un processus cognitif qui se manifeste par un comportement — que les enseignants doivent comprendre — et la réaction chimique ou biologique sous-jacente qui se produit en dessous (qu’ils ne comprennent pas). Une analogie peut aider à expliquer cette différence. Il n’est pas nécessaire de savoir comment fonctionne le moteur à combustion interne pour conduire une voiture.

Souvent, derrière le terme neuroéducation, dans les meilleurs ouvrages sur le sujet, il est surtout fait appel à des concepts de psychologie cognitive. Il est alors question de sujets comme l’attention, la mémoire de travail, la récompense, la motivation, la métacognition, l’autorégulation, le stress, l’inhibition, la récupération en mémoire, les fonctions exécutives, les effets de fréquence…

Ces concepts de la psychologie sont étudiés également en neurosciences où nous étudions leurs bases cérébrales et neuronales. Peut-être que ces concepts de psychologie sont déguisés en neurosciences pour les faire apparaître plus crédible ?

Tout ce que proposent les neurosciences ou la psychologie cognitive notamment sur le fonctionnement du cerveau n’est pas pertinent dans le domaine de l’enseignement. Toutes deux peuvent être instructives et valider certaines théories qui sont susceptibles d’avoir des implications dans l’enseignement. Mais leur mise en pratique repasse par des expérimentations en salles de classe qui nécessitent l’implication des sciences de l’éducation. Il n’y a pas de raccourci possible pour une validation scientifique.

Les neurosciences sont intéressantes dans la mesure où elles permettent de comprendre les mécanismes sous-jacents au niveau neuronal de ce que nous observons à d’autres échelles (le phénomène de l’inhibition est un bon exemple de cela). Mais ce sont ces autres échelles macroscopiques qui sont en rapport direct avec les processus d’apprentissage et d’enseignement. Les neurosciences peuvent apporter une contribution à l’éducation, mais seront incapables de la refonder. En ce sens, le terme « neuroéducation » est un pléonasme, car pour tout apprentissage humain les neurones sont évidemment impliqués.

La mode des neurosciences est une arme à double tranchant, ça rend les choses plus convaincantes, au moins en apparence, mais ça peut revenir comme un boomerang. Certains enseignants sont enthousiastes, d’autres développent un scepticisme qui peut mener à un rejet du discours de la psychologie et à travers ça de l’éducation fondée sur les preuves.



Mis à jour le 12/06/2022



Bibliographie


Franck Ramus, Les neurosciences peuvent-elles éclairer l’éducation ? Conférence à l’École normale supérieure — PSL, 16 mars 2018, https://youtu.be/2j11lMgvXR4

Jeffrey S. Bowers, The practical and principled problems with educational neuroscience, Psychological Review, Vol 123 (5), Oct 2016, 600–612

Anadón, Marta. “Les Repères sociaux et épistémologiques.” La Recherche en Éducation : Étapes et Approches. 4e Édition revue et Mise à Jour, edited by Thierry Karsenti and Lorraine Savoie-Zajc, Presses de l’Université de Montréal, 2018, pp. 17–50. JSTOR, www.jstor.org/stable/j.ctv69sv3w.4.

Franck Ramus, Qu’est-ce que la recherche scientifique peut apporter aux enseignants ? 12 février 2019, Mons, https://youtu.be/FPFwqQ6CfUU

Daniel Andler, Les inquiétudes concernant l’entrée des sciences cognitives à l’école sont injustifiées » 2018, https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/03/25/daniel-andler-les-inquietudes-concernant-l-entree-des-sciences-cognitives-a-l-ecole-sont-injustifiees_5276133_3232.html

Deans for Impact (2020) Learning by Scientific Design. Austin, TX: Deans for Impact.

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