
(Photographie : anna--ahha)
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Ce raccourci est inopportun, car la théorie de la charge cognitive qui offre un soutien direct à l’enseignement explicite s’intéresse essentiellement aux apprentissages complexes. Une raison est que les apprentissages complexes reposent essentiellement sur des connaissances préalables et bénéficient d’une gestion réfléchie de la charge cognitive. Une poursuite de l’exploration du livre de Tim Surma et ses collaborateurs (2025).
Une illustration de l’importance des connaissances de base
Considérons les trois rangées de douze chiffres suivantes.
- Ligne 1 : 6108 9412 1158
- Ligne 2 : 1989 1492 1815
- Ligne 3 : 1995 2019 2023
Parmi ces trois rangées, nous pouvons réfléchir au degré de facilité de leur apprentissage :
- La ligne 1 est la plus difficile à apprendre, car les associations de chiffres semblent purement aléatoires.
- La ligne 3 est la plus facile à apprendre parce que nous pouvons la percevoir comme une suite de trois années récentes avec lesquelles une familiarité peut exister.
- La ligne 2 pourrait également être facile à retenir. C’est le cas seulement si nous avons les connaissances historiques suffisantes. En 1492, Christophe Colomb a « découvert » l’Amérique. En 1815, Napoléon a rencontré la défaite à Waterloo. Si nous ne possédons pas ces connaissances, la ligne 2 nous semblera aussi difficile que la ligne 1.
Les connaissances présentes dans notre mémoire à long terme agissent à deux niveaux :
- Elles réduisent la complexité et la difficulté propres à l’acquisition de nouvelles connaissances en lien.
- Ces nouvelles connaissances en lien deviennent également plus faciles à assimiler, tout en présentant un niveau de rétention plus élevé.
Les chiffres de la ligne 1 peuvent s’effacer rapidement de la mémoire, même si nous les mémorisons. Ceux des rangées 2 et 3 ont plus de chances de rester ancrés dans notre mémoire. En effet, ces nouvelles informations peuvent être reliées à des connaissances antérieures, et ont par conséquent tendance à rester plus longtemps en mémoire. Plus on oublie lentement, plus on retient longtemps.
Impact des connaissances préalables sur l’acquisition de nouvelles connaissances
Si les connaissances préalables soutiennent la réflexion, facilitent l’apprentissage et conduisent à un apprentissage plus durable, il est tentant de conclure que les élèves ont simplement besoin d’apprendre une grande quantité de connaissances.
Ce point de vue est à nuancer. L’influence des connaissances antérieures sur l’apprentissage dépend de la nature de ces connaissances (Brod, 2021). Les connaissances ne suffisent pas à améliorer l’apprentissage de manière générale. Pour être efficaces, les connaissances antérieures doivent répondre à plusieurs critères importants.
Imaginons que les élèves apprennent le processus de formation de la chaîne de l’Himalaya. Parmi les connaissances préalables potentiellement pertinentes, on peut citer entre autres :
- La compréhension de ce qu’est une chaîne de montagnes et du rôle joué par la tectonique des plaques dans leur formation.
- Le fait de savoir que l’Himalaya est situé en Asie, au point de collision de deux plaques.
- Le fait de savoir que l’Asie est un continent qui comprend l’Inde et la majeure partie de la Russie.
Certains élèves peuvent posséder ces connaissances, d’autres non. L’un ou l’autre peuvent même avoir une compréhension de base de concepts plus poussés tels que le déplacement des plaques tectoniques ou la dérive des continents.
L’activation des connaissances antérieures par les apprenants a fait l’objet de recherches approfondies, son importance est fonction de l’âge de l’apprenant :
- Elle est particulièrement cruciale chez les enfants, qui n’ont souvent pas encore acquis la capacité d’utiliser des stratégies de contrôle cognitif pour mobiliser leurs connaissances antérieures de manière stratégique.
- Par contre, par la suite, des connaissances bien intégrées auront de plus en plus tendance à s’activer d’elles-mêmes.
Nous devons nous assurer que les connaissances préalables sont activées. Il ne suffit pas que les connaissances antérieures soient disponibles. Elles doivent également être (consciemment ou inconsciemment) activées et appliquées pour guider le processus d’apprentissage.
Le rôle de l’enseignant est essentiel à cet égard. Il doit déterminer ce que les enfants doivent déjà savoir pour comprendre pleinement le contenu d’une nouvelle leçon. Il doit alors activer ces connaissances, par exemple, à l’aide de questions préalables (pratique de récupération) ou d’organisateurs graphiques (en suscitant l’élaboration).
Importance de la qualité et de la pertinence des connaissances préalables
Même si les apprenants activent certaines connaissances antérieures, celles-ci doivent également être pertinentes pour la tâche d’apprentissage en cours afin d’être bénéfiques.
Lorsque les élèves activent des connaissances non pertinentes, cela peut entrainer le développement de connaissances erronées ou d’interférences ultérieures. Les élèves peuvent de même posséder des connaissances erronées qui pourraient nuire à un bon apprentissage. Des connaissances préalables non pertinentes et erronées peuvent même entraver l’apprentissage ultérieur (Simonsmeier et coll., 2022).
Les connaissances antérieures activées devraient idéalement être en accord avec les nouvelles informations. Une cohérence s’impose dans le vocabulaire utilisé. Des termes synonymes qui diffèrent entre connaissances préalables et connaissances activées, ou des termes vagues qui peuvent avoir plusieurs significations, sont problématiques et à proscrire. Nous devons être vigilants face à la présence de sens alternatifs ou de sens commun de mots qui s’écartent considérablement de leurs connotations techniques.
Plus la réorganisation nécessaire des connaissances existantes est importante, plus il peut être difficile pour les apprenants d’intégrer les nouvelles informations dans les schémas de connaissances existants. Une plus grande congruence entre les connaissances antérieures et les nouvelles informations améliore généralement l’apprentissage de ces dernières.
Toutefois, il a été démontré que de nouvelles informations très incongrues peuvent également être apprises efficacement, en particulier lorsqu’elles déclenchent un niveau de surprise important chez les apprenants (Brod, 2021). Ainsi, la nature complexe des connaissances antérieures souligne que leur impact sur l’apprentissage ne dépend pas seulement de la quantité de connaissances disponibles. Cependant, si les connaissances antérieures sont activées, pertinentes et cohérentes, leur impact sur l’apprentissage peut être significatif.
L’importance de connaissances spécifiques pour les compétences cognitives complexes
Si le stockage des connaissances et la construction de schémas dans la mémoire à long terme sont importants, ils ne sont pas suffisants.
L’éducation devrait également avoir l’ambition d’utiliser ces connaissances et de favoriser l’acquisition et l’utilisation de compétences cognitives complexes chez les élèves. Parmi celles-ci, nous retrouvons l’esprit critique, la résolution de problèmes et la compréhension de la lecture.
Toutefois, la question se pose de savoir si l’esprit critique ou ces autres compétences cognitives complexes peuvent être enseignés de manière générique ou transversale, ou sans référence à des domaines de connaissance spécifiques.
Si nous demandons à des historiens de décrire ce qu’est la pensée critique, ils énonceront des principes très similaires à ce que disent les mathématiciens. Il est donc naturel de penser qu’il s’agit de la même compétence.
En réalité, l’esprit critique serait plutôt un ensemble :
- De compétences superficiellement similaires, comme :
- Évaluer la pertinence de certains éléments.
- Déterminer la validité d’un argument
- Et de procédures, comme :
- L’ordre des étapes à suivre
- Qui reposent sur des processus cognitifs sous-jacents différents.
L’idée d’enseigner des compétences généralisées de pensée critique est séduisante. Cependant, il ne faut pas considérer ces processus comme un ensemble de compétences pouvant être employées à tout moment ou dans tout contexte.
Cette conception erronée amène à enseigner des compétences complexes telles que l’esprit critique en tant que cours distinct dans le programme d’études. Cette perspective commet deux erreurs :
- Croire qu’une compétence, une fois acquise, pourra être appliquée dans n’importe quelle situation donnée :
- Par exemple, apprendre à conduire une voiture pourrait se transférer naturellement à la conduite d’un camion, d’un train ou d’un avion.
- Par exemple, les élèves ayant appris à faire preuve d’esprit critique lors des cours d’histoire transfèreraient ces compétences à des situations nouvelles, telles que la réflexion critique sur le réchauffement climatique dans un contexte scientifique.
- Supposer que les élèves ayant appris à résoudre des problèmes dans une discipline pourraient en résoudre dans une autre discipline :
- Par exemple, c’est supporter que des élèves ayant appris à résoudre des problèmes en physique soient capables de transférer ces compétences pour résoudre des problèmes en psychologie. Les étapes semblent similaires ou identiques d’un point de vue abstrait, mais la recherche en sciences cognitives a révélé que l’esprit critique ou d’autres compétences cognitives complexes ne fonctionnent pas de cette manière.
- Les processus de pensée sont étroitement liés au contenu des pensées elles-mêmes, en d’autres termes, aux connaissances spécifiques à un domaine.
De compétences cognitives complexes reposant sur des connaissances spécifiques
Les compétences cognitives complexes telles que l’esprit critique ne sont pas un ensemble isolable de compétences utilisable à un moment donné indépendamment du contexte.
Elles sont une forme de pensée qui nécessite des connaissances spécifiques au domaine avec lesquelles s’engager.
Apprendre à des élèves à résoudre des problèmes en géographie n’améliorera pas leur capacité à résoudre des problèmes en mathématiques. Le cerveau ne fonctionne pas de cette manière.
La résolution de problèmes en géographie exige des élèves qu’ils acquièrent des connaissances géographiques spécifiques. Nous pouvons former les élèves à résoudre des problèmes de mathématiques ou à leur enseigner le latin. Cependant, cela ne va pas les rendre pas plus aptes à résoudre des problèmes ou à penser logiquement dans d’autres domaines tels que les sciences naturelles (De Bruyckere et coll., 2020 ; Thorndike, 1923).
Sans un bagage solide de connaissances préalables pertinentes, l’apprentissage interdisciplinaire n’est pas ce que de nombreux acteurs de l’éducation espèrent.
L’enquête PISA 2022 a inclus la créativité comme domaine supplémentaire. Elle a révélé une forte corrélation entre les connaissances en mathématiques et la créativité, ce qui indique une forte relation entre les compétences d’ordre supérieur et les connaissances du domaine (OCDE, 2024 ; Ward & Kolomyts, 2010).
Soutenir la capacité à réfléchir de manière critique à des problèmes
La capacité à réfléchir de manière critique à des problèmes est facilitée par la disponibilité de vastes connaissances dans le domaine concerné.
Les connaissances jouent un rôle dans la résolution de ces problèmes d’au moins trois manières différentes (Willingham, 2019) :
- Premièrement, les connaissances de la mémoire à long terme soutiennent la mémoire de travail :
- Les experts ont la capacité de regrouper les nouvelles informations dans des ensembles cohérents nouveaux ou déjà existants.
- Reconnaître une situation similaire à une situation déjà rencontrée leur permet d’identifier les points importants et les points secondaires, libérant ainsi un espace de réflexion précieux dans la mémoire de travail.
- Deuxièmement, le processus de reconnaissance d’un problème ouvert peut encore être appliqué aux éléments d’un problème ouvert encore plus complexe.
- La pensée critique complexe peut impliquer l’application de plusieurs solutions plus simples issues de la mémoire à long terme, qui peuvent être combinées lors de la résolution de nouveaux problèmes plus complexes.
- Troisièmement, les connaissances permettent à l’individu d’utiliser des stratégies de réflexion en combinaison avec des connaissances spécifiques à un domaine, stockées dans la mémoire à long terme.
Certaines situations nécessitant une réflexion critique peuvent être facilement identifiées, ce qui permet de gagner du temps et de se diriger aisément vers la solution. Mais le manque de connaissances spécifiques au domaine peut entraver leur capacité à utiliser la stratégie.
Les compétences cognitives complexes, telles que la pensée critique, ne sont pas un ensemble de compétences pouvant être utilisées à un moment donné ou dans un contexte donné. Elles doivent être considérées comme une forme de pensée qui nécessite des connaissances pour être utilisée. Il en va de même pour les autres compétences cognitives complexes, dans une mesure plus ou moins grande.
L’utilité de la résolution de problèmes sans buts spécifiques
La résolution de problèmes sans connaissances préalables n’est pas systématiquement inefficace.
Parfois, il peut être bénéfique de commencer par la résolution de problèmes dans un domaine particulier afin d’identifier ce que les élèves savent déjà et ce qu’ils ont besoin d’apprendre, et de les motiver à approfondir. C’est là que les problèmes sans but ou non spécifiques à un but sont intéressants.
Les apprenants reçoivent des informations (des objets, leur masse, l’angle d’inclinaison, le frottement) et doivent ensuite déterminer ce qu’ils peuvent en faire (Ayres, 1993 ; Van Merriënboer & Kirschner, 2017).
Voici un exemple tiré de Van Merriënboer et Kirschner (2017, p. 73) :
Version traditionnelle du problème :
- Une voiture d’une masse de 950 kg accélérant en ligne droite depuis le repos pendant 10 secondes parcourt 100 mètres. Quelle est la vitesse finale de la voiture ?
Version du problème sans buts spécifiques :
- Une voiture d’une masse de 950 kg accélérant en ligne droite depuis le repos pendant 10 secondes parcourt 100 mètres. Calculez la valeur du plus grand nombre possible de variables impliquées ici !
Au-delà de la vitesse, dans le cadre du problème sans buts spécifiques, l’apprenant peut également calculer l’accélération et la force exercée par la voiture à l’accélération maximale.
Si le mot « calculer » était remplacé par « représenter », l’apprenant pourrait également inclure des graphiques et autres éléments similaires.
Les problèmes à objectifs non spécifiques invitent les apprenants à aller de l’avant à partir des données et à explorer l’espace du problème, ce qui peut les aider à construire des schémas cognitifs.
Cette démarche peut être suivie d’un enseignement plus ciblé et d’un renforcement des connaissances, et enfin d’un retour à la résolution de problèmes pour renforcer leur compréhension (Kapur, 2008).
Bibliographie
Surma, Tim & Vanhees, Claudio & Wils, Michiel & Nijlunsing, Jasper & Crato, Nuno & Hattie, John & Muijs, Daniel & Rata, Elizabeth & Wiliam, Dylan & Kirschner, Paul. (2025). Developing Curriculum for Deep Thinking: The Knowledge Revival. 10.1007/978-3-031-74661-1.
Ayres, P. L. (1993). Why goal-free problems can facilitate learning. Contemporary Educational Psychology, 18(3), 376–381. https://doi.org/10.1006/ceps.1993.1025
Brod, G. (2021). Toward an understanding of when prior knowledge helps or hinders learning. npj Science of Learning, 6(1), 24. https://doi.org/10.1038/s41539-021-00089-0
De Bruyckere, P., Kirschner, P. A., & Hulshof, C. D. (2020). If you learn A, will you be better able to learn B? Understanding transfer of learning. American Educator, 44(1), 30–34.
Kapur, M. (2008). Productive failure. Cognition and Instruction, 26(3), 379–424. https://doi.org/10.1080/07370000802212669
Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE]. (2024). New PISA results on creative thinking: Can students think outside the box? (PISA in Focus, n° 125). OECD Publishing. https://doi.org/10.1787/30fca6ee-en
Simonsmeier, B. A., Flaig, M., Deiglmayr, A., Schalk, L., & Schneider, M. (2022). Domain-specific prior knowledge and learning: A meta-analysis. Educational Psychologist, 57(1), 31–54. https://doi.org/10.1080/00461520.2021.2008594
Thorndike, E. L. (1923). The psychology of learning. Teachers College, Columbia University.
Van Merriënboer, J. J. G., & Kirschner, P. A. (2017). Ten steps to complex learning: A systematic approach to four-component instructional design (2e éd.). Routledge.
Ward, T. B., & Kolomyts, Y. (2010). Cognition and creativity. In J. C. Kaufman & R. J. Sternberg (Eds.), The Cambridge handbook of creativity (pp. 93–112). Cambridge University Press.
Willingham, D. T. (2019). The reading mind: A cognitive approach to understanding how the mind reads. Jossey-Bass.
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