Comment éveiller l'intérêt et la curiosité des élèves vient-il s'intercaler avec l'apprentissage des connaissances et permet potentiellement de l'améliorer à long terme ?
(Photographie : august01)
Principe du modèle épistémique de l’intérêt
Rotgans et Schmidt proposent un modèle épistémique de l’intérêt en éducation qui place l’acquisition de connaissances au centre des processus.
L’idée centrale est que l’intérêt individuel n’est pas principalement la cause de l’apprentissage, mais plutôt l’une de ses conséquences (Rotgans & Schmidt, 2017a).
Processus du modèle épistémique de l’intérêt :
- Un déficit de connaissances perçu déclenche un intérêt situationnel (curiosité momentanée).
- Cet intérêt situationnel amène à mobiliser des démarches de recherche d’information.
- Ces démarches de recherche de l’information aboutissent à des gains de connaissance.
- L’accumulation de gains de connaissance nourrit la croissance de l’intérêt individuel.
Déficit de connaissance → intérêt situationnel → apprentissage → intérêt individuel (Rotgans & Schmidt, 2017c).
La recherche empirique montre que la connaissance antérieure prédit l’intérêt ultérieur, mais que l’inverse n’est pas confirmé de manière robuste. Cela appuie la thèse selon laquelle l’intérêt est une conséquence de l’apprentissage (Rotgans & Schmidt, 2017b).
Ce mécanisme s’appuie sur l’hypothèse de privation de connaissance. L’intérêt situationnel est activé quand l’apprenant prend conscience d’un manque pertinent d’information, puis décroît lorsque ce manque est comblé (Rotgans & Schmidt, 2014).
Susciter l’intérêt situationnel façonne la trajectoire de croissance de l’intérêt individuel dans le temps, confirme que l’intérêt situationnel agit comme amorce et que les gains de connaissance assurent sa consolidation (Rotgans & Schmidt, 2017c).
Ce modèle se distingue du modèle en quatre phases de Hidi et Renninger (2006) en attribuant un rôle central aux gains de connaissance dans la maturation de l’intérêt. Dans le modèle épistémique de l’intérêt, la causalité dominante va de la connaissance vers l’intérêt, et non l’inverse.
L’importance de l’intérêt situationnel (Rotgans & Schmidt, 2018)
Rotgans et Schmidt (2018) ont clarifié la relation entre l’intérêt individuel et l’intérêt situationnel, et leur impact respectif sur l’apprentissage. Ils ont étudié comment ces deux types d’intérêt interagissent dans un contexte d’apprentissage réel (cours de sciences et d’histoire).
Les chercheurs ont demandé à des élèves de répondre à des mesures brèves d’intérêt individuel et d’intérêt situationnel à plusieurs moments clés d’une leçon. Parallèlement, ils ont collecté des données d’apprentissage à travers des tests de connaissances liés au contenu.
Ils ont établi les conclusions suivantes :
- L’intérêt individuel a une influence limitée sur l’intérêt situationnel :
- L’intérêt individuel préexistant d’un élève pour un sujet n’influence l’intérêt qu’au début d’une tâche d’apprentissage. Cette influence s’estompe rapidement à mesure que l’élève s’engage dans l’activité. Elle se dilue rapidement dans le flux des expériences situées et de la confrontation aux déficits de connaissance.
- Cela suggère que même un élève avec un faible intérêt individuel peut être captivé si l’activité de départ est suffisamment engageante.
- Seul l’intérêt situationnel prédit directement l’apprentissage :
- Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’intérêt individuel n’est pas un prédicteur direct des résultats d’apprentissage.
- L’intérêt situationnel, qui est l’état de curiosité et d’engagement ressenti pendant l’activité, est le seul à être fortement corrélé à l’acquisition de connaissances. L’intérêt situationnel, une fois activé, devient le facteur déterminant pour expliquer les variations de l’engagement cognitif et des gains de connaissance au cours de la leçon.
- L’intérêt situationnel est donc le véritable moteur de l’apprentissage immédiat.
- L’intérêt situationnel est déclenché par une lacune de connaissance :
- La conscience de ne pas tout savoir sur un sujet pertinent pousse à la recherche active d’informations et, par conséquent, à l’apprentissage.
En résumé, l’étude de Rotgans et Schmidt (2018) a confirmé que l’intérêt individuel peut donner un coup de pouce initial. Cependant, ce qu’elle a surtout révélé est que c’est la qualité et la pertinence du déclenchement de l’intérêt situationnel par l’environnement d’apprentissage qui sont les facteurs les plus déterminants pour l’acquisition de connaissances.
Il ne suffit pas de s’appuyer sur les intérêts préexistants des élèves. Les enseignants devraient donc se concentrer sur la conception de tâches engageantes et stimulantes pour maximiser les opportunités d’apprentissage. L’enjeu est de maintenir et renouveler l’intérêt situationnel, puisque c’est lui qui soutient l’engagement cognitif et les apprentissages effectifs au-delà de la phase initiale.
Le lien entre curiosité épistémique et intérêt situationnel
Selon le modèle épistémique de l’intérêt, l’intérêt situationnel est déclenché par des éléments extérieurs (une question intrigante, une tâche complexe) qui signalent la présence d’une lacune dans notre savoir.
Le modèle épistémique de l’intérêt rejoint la théorie de la curiosité épistémique. La curiosité épistémique est définie comme un état motivationnel transitoire qui pousse l’individu à rechercher des informations pour combler une incertitude ou réduire un déficit de connaissance (Litman, 2008 ; Loewenstein, 1994). La curiosité épistémique est une motivation à acquérir des connaissances pour combler une lacune perçue. Elle est le moteur psychologique qui nous pousse à l’action.
Schmidt, Rotgans et Yew (2021) ont testé empiriquement si la curiosité épistémique et l’intérêt situationnel constituent deux construits distincts ou bien deux expressions d’un même processus. Ils ont montré que ces deux concepts partagent un mécanisme de base commun : la perception d’un manque de connaissance.
Lorsque le déficit de connaissance est comblé par une explication claire, à la fois l’intérêt situationnel et la curiosité épistémique diminuent conjointement. Inversement, lorsque le déficit demeure, les deux restaient élevés.
Ces résultats corroborent l’hypothèse de privation de connaissance (Rotgans & Schmidt, 2014), selon laquelle la conscience d’un manque est le moteur commun de l’engagement cognitif. Ils soutiennent aussi l’idée que la dynamique de l’intérêt situationnel et celle de la curiosité épistémique ne doivent pas être traitées comme deux voies séparées. Elles sont deux facettes d’un même processus motivationnel déclenché par la confrontation à l’inconnu.
La curiosité épistémique et l’intérêt situationnel ne sont pas de simples états passifs, mais des processus dynamiques qui nous poussent à rechercher activement la connaissance et qui s’estompent une fois que celle-ci est acquise.
Cette convergence montre deux principes :
- Stimuler la curiosité ou éveiller l’intérêt situationnel repose sur les mêmes leviers.
- L’intérêt et la curiosité diminuent naturellement après satisfaction du besoin d’explication.
Ces principes ont des implications pédagogiques. Il faut donc organiser une succession de déficits calibrés pour maintenir l’engagement (Rotgans & Schmidt, 2017b). De plus, le rôle de l’enseignant n’est pas seulement de capitaliser sur l’intérêt individuel des élèves. Il est surtout de créer les conditions d’émergence de l’intérêt situationnel en exploitant les mécanismes de privation de connaissance (Schmidt et coll., 2021).
Cette découverte a des implications majeures pour les stratégies éducatives :
- Maintenir l’engagement :
- Pour soutenir l’intérêt des apprenants, il ne suffit pas de fournir des informations, il faut aussi maintenir une tension cognitive en proposant de nouvelles questions, de nouveaux problèmes ou en révélant de nouvelles lacunes de connaissance. Une fois qu’une question est résolue, il faut en introduire une autre pour continuer de nourrir l’intérêt.
- Boucler rapidement :
- Il faut fournissant les ressources pour combler ce déficit, transformant l’intérêt en apprentissage (Rotgans & Schmidt, 2017b).
- Ce cycle doit être répété :
- De cette manière, nous pouvons consolider l’intérêt individuel (Rotgans & Schmidt, 2017c).
Comprendre cette dynamique permet de concevoir des environnements d’apprentissage plus efficaces et plus engageants.
Apports des facteurs non cognitifs
Le modèle épistémique de l’intérêt met l’accent sur un mécanisme cognitif.
Le modèle a progressivement été enrichi par des travaux insistant sur le rôle des facteurs non cognitifs, dans le développement et le maintien de l’intérêt.
Selon Renninger et Hidi (2021), l’intérêt ne peut pas être compris uniquement comme une réponse à un « gap » cognitif ; il doit aussi être considéré comme un construit affectif et motivationnel. Dans leur perspective, l’intérêt agit comme une interface entre des facteurs émotionnels (ex. sentiment de plaisir, curiosité, satisfaction) et des facteurs motivationnels intrinsèques (ex. désir d’explorer, de relever un défi).
Ces dimensions peuvent renforcer la recherche de connaissances lorsqu’elles s’accompagnent d’émotions positives (enthousiasme, curiosité) ou au contraire l’affaiblir en cas d’émotions négatives (anxiété, ennui).
Un apprenant confronté à un problème complexe peut ressentir à la fois une curiosité épistémique et une satisfaction anticipée à l’idée de trouver une solution, ce qui intensifie son engagement (Litman, 2008).
À l’inverse, si la difficulté est perçue comme insurmontable, l’anxiété peut neutraliser l’intérêt et réduire l’investissement cognitif (Pekrun, 2017). Cette interaction complexe montre que l’intérêt ne se réduit pas à une variable cognitive dépendant des connaissances, mais qu’il est aussi fortement modulé par le contexte émotionnel.
Selon Renninger et Hidi (2021), l’intérêt individuel se développe à travers des expériences répétées où les émotions positives associées à l’apprentissage jouent un rôle de consolidation.
Ce processus spirale motivationnelle illustre la manière dont l’intérêt se nourrit à la fois de réussites cognitives et de renforcements affectifs.
L’intégration des perspectives de Renninger et Hidi (2021) avec le modèle épistémique de Rotgans et Schmidt (2017a) conduit à une vision plus holistique. L’intérêt naît d’un besoin épistémique, mais son intensité et sa durabilité dépendent de l’articulation entre cognition, émotions et motivation intrinsèque.
Bibliographie
Hidi, S., & Renninger, K. A. (2006). The four-phase model of interest development. Educational Psychologist, 41(2), 111–127. https://doi.org/10.1207/s15326985ep4102_4
Litman, J. A. (2008). Interest and deprivation factors of epistemic curiosity. Personality and Individual Differences, 44(7), 1585–1595. https://doi.org/10.1016/j.paid.2008.01.014
Loewenstein, G. (1994). The psychology of curiosity: A review and reinterpretation. Psychological Bulletin, 116(1), 75–98. https://doi.org/10.1037/0033-2909.116.1.75
Pekrun, R. (2017). Emotion and achievement during adolescence. Child Development Perspectives, 11(3), 215–221. https://doi.org/10.1111/cdep.12237
Renninger, K. A., & Hidi, S. (2021). The power of interest for motivation and engagement. New York, NY: Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315167854
Rotgans, J. I., & Schmidt, H. G. (2014). Situational interest and learning: Thirst for knowledge. Learning and Instruction, 32, 37–50. https://doi.org/10.1016/j.learninstruc.2014.01.002
Rotgans, J. I., & Schmidt, H. G. (2017a). The relation between individual interest and knowledge acquisition. British Educational Research Journal, 43(2), 350–371. https://doi.org/10.1002/berj.3268
Rotgans, J. I., & Schmidt, H. G. (2017b). Arousing situational interest affects the growth trajectory of individual interest. Contemporary Educational Psychology, 49, 175–184. https://doi.org/10.1016/j.cedpsych.2017.02.003
Rotgans, J. I., & Schmidt, H. G. (2017c). The role of interest in learning: Knowledge acquisition at the intersection of situational and individual interest. In P. A. O’Keefe & J. M. Harackiewicz (Eds.), The science of interest (pp. 69–93). Cham, Switzerland: Springer. https://doi.org/10.1007/978-3-319-55509-6_4
Rotgans, J. I., & Schmidt, H. G. (2018). How individual interest influences situational interest and how both affect learning. The Journal of Educational Research, 111(5), 530–540. https://doi.org/10.1080/00220671.2017.1310710
Schmidt, H. G., Rotgans, J. I., & Yew, E. H. J. (2021). Epistemic curiosity and situational interest: Distant cousins or identical twins? Educational Psychology Review, 33(4), 1335–1352. https://doi.org/10.1007/s10648-021-09618-7
0 comments:
Enregistrer un commentaire