(Photographie : darinsa)
L’importance de l’appartenance au groupe
L’école, en tant qu’espace de travail pour les membres du personnel, peut par certains aspects ressembler parfois à un champ de mines pour le ressenti de chacun.
En tant que membre d’une espèce sociale, nous avons évolué pour fonctionner au sein d’un groupe, pour communiquer et collaborer afin de résoudre des problèmes communs.
Du point de vue évolutif, schématiquement, les groupes sociaux dans lesquels opéraient nos ancêtres étaient avant tout leurs groupes familiaux ou leurs groupes d’appartenance. Les membres constituant de tels groupes avaient l’occasion de passer des années et des années de contacts étroits et de faire face à des défis communs, ce qui leur permettait de développer des liens de confiance étroits.
Identiquement et par défaut, les personnes extérieures au groupe n’inspiraient pas confiance. Elles étaient probablement vues comme plus susceptibles d’essayer d’entrer en concurrence pour les ressources plutôt que de s’asseoir et de discuter d’un arrangement mutuellement bénéfique.
Du point de vue évolutif, par le biais de la sélection naturelle, l’appartenance à un groupe était cruciale pour notre survie. Les traces de cette appartenance dans notre cerveau moderne, à travers notre matériel génétique, sont encore perceptibles et identifiables dans notre comportement et notre réflexion.
L’apport de l’évolution de notre espèce fonctionne dès lors comme une sorte d’épée à double tranchant :
- Nous sommes capables de travailler en groupe bien plus efficacement dans de multiples situations que les autres espèces animales, grâce à notre langage, nos plans et nos accords.
- Nous sommes également susceptibles de ressentir de l’anxiété ou une peur parfois paralysante de ne pas être acceptés, appréciés ou respectés.
Dans les temps préhistoriques, des humains exclus ou isolés de leur groupe ont certainement pu avoir du mal à survivre. Dès lors, la conscience de cette importance qui nous a permis d’éviter de perdre la faveur du groupe est devenue un avantage évolutif important.
La question de l’appartenance ramenée à l’échelle de l’équipe éducative
Au travail, il arrive souvent que nous ne connaissions pas bien tous les gens que nous croisons. Soit, nous ne les connaissons pas depuis longtemps. Soit, nous n’avons pas eu beaucoup d’interactions avec eux depuis que nous les connaissons.
Dans notre vie en dehors du travail, ces effets sont minimisés, car nous avons tendance à avoir plus de liberté dans le choix des personnes avec lesquelles nous passons notre temps et sur la manière de le passer.
Au travail, nous avons l’obligation de produire les résultats pour lesquels nous sommes payés. En combinaison, nous avons à collaborer régulièrement avec des personnes que nous ne connaissons pas très bien. Cela pour conséquence que souvent nous pouvons nous inquiéter de ces incertitudes :
- Nous voulons faire du bon travail.
- Nous voulons que les autres pensent que nous faisons du bon travail.
- Nous pouvons nous inquiéter d’être acceptés ou méprisés.
- Nous pouvons nous inquiéter de contrarier des gens, de les ennuyer, de nous tromper ou de ne pas être valorisés.
Cette inquiétude se manifeste de différentes manières : l’insécurité, la réticence, la fanfaronnade, l’attitude défensive, l’hostilité ou l’arrogance, ou toute combinaison de ces éléments sont autant de craintes de ne pas être à sa place.
Ces sentiments nous insécurisent, car ils mettent en question notre appartenance. Ce sont ces inquiétudes que nous devons vaincre si nous voulons construire une culture positive en école.
La question de la culture d’école est cruciale. Si nous ne veillons pas à rendre la culture du personnel meilleure, elle tendra vers le négatif.
Cela peut s’expliquer notamment par quatre difficultés intrinsèques :
- Le biais de négativité
- La complexité
- Les interprétations
- Les facteurs dissuasifs.
Lutter contre le biais de négativité dans le soutien à une culture positive
John Tierney et Roy F Baumeister se sont intéressés au biais de négativité (The power of bad, 2019). Il met en évidence le fait que nous sommes très sensibles à la menace, beaucoup plus qu’à la sécurité, au soutien et à la chaleur.
Ce biais de négativité est un apport de la sélection animale. Dans le développement de notre espèce, il valait mieux supposer qu’une ombre en mouvement était un prédateur et s’enfuir, plutôt que d’opter pour la complaisance et risquer de devenir une proie. Il était crucial de prêter une attention particulière aux menaces pour assurer la survie. Les hommes qui avaient cette faculté d’adaptation sont ceux qui ont survécu et qui ont transmis cette asymétrie de sensibilité utile aux générations suivantes.
Cet héritage psychologique évolutif façonne notre perception du monde, où les mauvaises expériences pèsent plus lourd que les bonnes. Le biais de négativité se traduit par un impact disproportionné des éléments.
Tierney et Baumeister mettent en évidence un impact psychologique beaucoup plus fort pour les éléments négatifs que pour les événements positifs de même intensité. Une perte est vécue plus intensément qu’un gain équivalent.
Ce phénomène influence les relations interpersonnelles ou la prise de décision. Cela nous amène à surévaluer les risques et à négliger les opportunités.
Un désaccord ou une mauvaise expérience peuvent endommager une relation plus que de multiples accords et de multiples expériences positives. Une critique a plus d’impact qu’un compliment. Le ratio idéal pour des relations saines est de cinq interactions positives pour une négative.
La peur de la perte (aversion à la perte) conduit souvent à des choix irrationnels, un concept bien étudié par Kahneman et Tversky (Kahneman, 2011).
Dans les médias, les mauvaises nouvelles dominent l’actualité, car elles captent l’attention du public de manière plus efficace que les bonnes.
La sécurité psychologique est un élément crucial d’une culture positive. Avec le biais de négativité, nous pouvons réaliser qu’elle est difficile, très difficile, à établir et à maintenir. Il ne s’agit pas seulement de consacrer de l’énergie à l’instauration de la sécurité — il faut y consacrer beaucoup, beaucoup plus d’énergie qu’il ne paraît nécessaire.
Tierney et Baumeister suggèrent de cultiver la gratitude, de se concentrer sur les aspects positifs, et d’adopter une perspective de plus long terme pour tempérer les réactions impulsives face aux événements négatifs.
Tierney et Baumeister popularisent une règle pratique : « il faut environ quatre événements (ou signaux) positifs pour contrebalancer un événement négatif ». Cette heuristique est présentée comme un repère et non comme une constante mathématique. Elle s’aligne qualitativement avec des résultats de la recherche relationnelle (5:1). Ils se distancient des prétentions à un « taux critique » universel.
Dans le cadre de la rétroaction, ils appuient sur l’utilité de multiplier les occasions de signaux positifs diagnostiques (spécifiques, actionnables) pour neutraliser l’effet corrosif d’une critique isolée. Ils conseillent également de calibrer l’ordre et la saillance des messages. Il s’agit de commencer par le positif, mais de ne pas édulcorer l’information critique.
En matière d’hygiène informationnelle, il est utile de limiter les sources de négatif excessif et de rendre saillantes les occurrences positives pertinentes.
Ces recommandations traduisent le principe de concevoir pour l’asymétrie, parce que le négatif pèse plus. Les environnements doivent surspécifier le positif pertinent.
L’impact de la complexité sur la culture scolaire
Le travail de développement d’une culture positive au sein du personnel d’une école est compliqué par le fait inéluctable que les écoles sont des organisations complexes.
La culture émerge des interactions :
- Chaque interaction est affectée par de nombreux facteurs contextuels et internes.
- Chaque interaction fait partie d’un énorme réseau d’interactions.
- Chaque interaction alimente de nombreuses autres, et est influencée par de nombreuses autres.
Selon Allen, Evans et White (The Next Big Thing in School Improvement, 2021) :
- L’éducation est un système interconnecté dans lequel les facteurs du système et du temps peuvent s’influencer mutuellement :
- La formation initiale d’un nouvel enseignant influence la manière dont il enseigne.
- La largeur et l’encombrement d’un couloir peuvent influencer le comportement lors des transitions.
- Etc.
- L’éducation est constituée de sous-systèmes imbriqués les uns dans les autres :
- Nous passons du niveau de l’élève individuel à la classe, de la classe à l’école, de l’école au système scolaire.
- Les interactions au sein des sous-systèmes et entre eux peuvent avoir une influence significative sur la façon dont les processus éducatifs se déroulent dans les écoles.
- Les individus d’un système scolaire sont des agents adaptatifs dont les comportements sont influencés par leurs contextes.
- Un enseignant peut avoir l’habitude d’ignorer les délais, développée dans un contexte où il n’a jamais eu à rendre de comptes.
- Cependant, si sa hiérarchie change et qu’il commence à être mis au défi, il peut développer de meilleures habitudes d’organisation et d’exécution.
- Il existe de nombreuses boucles de rétroaction dans l’éducation.
- Les résultats se transforment en intrants et influencent les résultats futurs.
- Par exemple, un membre du personnel novice se sent menacé par une observation de cours. Il peut devenir nerveux et ne pas enseigner à son niveau habituel. Cela incitera les observateurs à demander d’autres observations de cours, augmentant ainsi le sentiment de menace, et ainsi de suite.
Nous ne pouvons pas dès lors nous satisfaire de modèles simplistes de cause à effet.
En raison de cette complexité, il est souvent très difficile de comprendre les relations de cause à effet ou de prédire avec précision les résultats de nos actions.
Une conséquence de cette complexité est que les réformes éducatives échouent fréquemment à produire un changement durable et significatif. L’école est un système adaptatif complexe, composé d’agents (enseignants, élèves, parents, administrateurs) qui interagissent de manière imprévisible. Cette complexité intrinsèque rend les interventions linéaires et descendantes inefficaces.
Les changements apportés à l’école dans le but de bien faire peuvent créer des vagues que nous n’avions pas prévues. La complexité des écoles et de l’éducation — en tant que concept de direction d’école, est certainement l’un des plus significatifs et des plus vastes.
La culture scolaire fonctionne comme un écosystème fragile qui se développe de manière organique. Elle est façonnée par les interactions quotidiennes, les histoires partagées et les croyances tacites. Les tentatives d’imposer un changement « top-down » (du haut vers le bas) peuvent perturber cet équilibre et susciter une résistance passive ou active de la part du personnel.
Allen, Evans et White (2021) suggèrent que l’amélioration scolaire devrait se concentrer sur l’expérimentation locale, l’apprentissage continu et l’adaptation aux spécificités de chaque contexte. L’objectif n’est pas de trouver une solution unique. Il est de cultiver une culture d’amélioration progressive, où les professionnels de l’éducation sont des agents de changement autonomes qui s’approprient les recherches et les adaptent à leurs propres défis. Ils plaident pour un changement qui émerge de l’intérieur, plutôt que d’être imposé de l’extérieur.
Par rapport au fonctionnement de l’école, nous devons reconnaitre des lacunes de notre connaissance plutôt que de survaloriser notre compréhension. Être conscient de ce que nous ignorons ouvre des perspectives plus solides pour l’amélioration réelle de l’école.
Interprétations
Bien que la réalité objective puisse exister, nous n’avons tout simplement aucun moyen d’y accéder pleinement et de nous mettre d’accord sur une interprétation objective.
En tant qu’individus, nous avons tous des différences dans nos expériences, nos perspectives et notre perception.
Suivant notre fonction en école, notre journée de travail typique peut être très différente. Nous sommes responsables de différentes choses et face à différentes personnes.
En raison des interprétations biaisées, au niveau de la gestion d’une école, nous sommes souvent susceptibles de faire des plans qui semblent être une bonne idée de notre point de vue. Cependant, nous ne les ferions pas si nous avions une meilleure compréhension des expériences des autres. Cela signifie qu’il est beaucoup plus difficile d’influencer la culture que si nous avions tous un accès direct à une compréhension identique. Souvent, nous ne pouvons pas faire de prédictions précises parce que nous n’en savons pas assez sur les interprétations des autres.
Des facteurs dissuasifs
Pour différentes raisons, les actions qui pourraient nous aider à construire une culture positive ont tendance à nous échapper. La culture est complexe et il n’existe pas de solution unique que nous pourrions ajouter à notre plan d’action et confier à un membre du personnel.
Il est difficile de mesurer nos progrès en matière de développement de la culture, de sorte qu’elle n’a pas l’attrait que d’autres domaines, plus faciles à évaluer, ont souvent.
D’autres domaines d’amélioration de l’école, souvent soumis à des pressions plus immédiates de la part des instances extérieures, telles que le programme scolaire et les résultats, rivalisent avec nous pour attirer notre attention.
Le succès des autres domaines d’amélioration de l’école plus mesurables dépend d’une culture positive au sein du personnel. Cependant, l’effet est indirect, de sorte que l’incitation n’est souvent pas aussi prononcée.
Il est également possible que nous préférions ne pas examiner de trop près la culture au cas où nous n’aimerions pas ce que nous voyons. Le risque est que la prise en compte de la culture peut représenter un travail énorme qui peut nous dépasser.
Une grande partie du travail visant à améliorer la culture consiste à changer notre propre comportement, ce qui comporte sa part de difficulté et de remise en question.
Cela demande de l’introspection, de l’inconfort et des efforts conséquents.
Affronter la réalité pour développer une bonne culture d’école
Le biais de négativité, la complexité, les interprétations et les freins dissuasifs à l’action peuvent être des obstacles pour œuvrer à l’amélioration d’une culture d’école. Nous devons garder un œil sur ces difficultés potentielles.
Nous ne leur échapperons pas. Si elles n’existaient pas, la culture n’aurait pas besoin d’être travaillée. Pour y faire face, certaines questions méritent d’être posées :
- Comment pouvons-nous décrire notre propre niveau de sécurité psychologique au travail ? Selon nous, quelle est l’expérience des autres membres du personnel en matière de sécurité psychologique ?
- Quels sont les systèmes, les structures, les pratiques et les interactions qui, selon nous, pourraient nuire à la sécurité psychologique ? Comment pensons-nous qu’ils pourraient être améliorés ?
- Comment pouvons-nous renforcer la sécurité psychologique tout en maintenant la responsabilité professionnelle ?
- Pouvons-nous citer des exemples où la nature complexe de l’école a fait que les choses ne se sont pas déroulées comme nous l’avions prévu ? Quelles en ont été les conséquences ?
- Pouvons-nous citer des exemples où l’interprétation d’un collègue a été différente de la nôtre ? Quel en a été le résultat ?
- Quels sont les facteurs qui nous dissuadent d’agir pour améliorer la culture ? Pensons-nous que des collègues partagent ces freins ou en ont d’autres ? Pourquoi est-il important de nommer et de discuter de ces facteurs de dissuasion ?
Bibliographie
Ruth Ashbee, School staff culture, Routledge, 2023
Baumeister, R. F., & Tierney, J. (2019). The Power of Bad: How the Negativity Effect Rules the World and How We Can Tame It. Penguin Press.
Kahneman, D. (2011). Thinking, Fast and Slow. Farrar, Straus and Giroux.
Allen, R., Evans, M., & White, B. (2021). The Next Big Thing in School Improvement. John Catt Educational Ltd.
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