jeudi 6 février 2025

La construction de l’expertise en enseignement

Par quel processus peut-on devenir un enseignant expert ? Retour sur deux articles de David Berliner (2001, 2004).

(Photographie : Peter Mandelkow)


Un modèle heuristique de développement des enseignants


Indépendamment du talent, au fur et à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience et qu’ils y réfléchissent pour apprendre à enseigner, certains enseignants deviennent meilleurs dans ce qu’ils font. 

Le modèle de développement de Dreyfus et Dreyfus (1986) rapporté et adapté par Berliner (2001) décrit comment se développe l’expertise en enseignement. 

Ce modèle heuristique spécifie le comportement caractéristique de cinq stades de développement différents :
  • Tous les enseignants passant du stade de novice à celui de débutant avancé, puis à celui d’exécutant compétent.
  • Un groupe plus restreint de ces enseignants passe ensuite aux stades de développement de la compétence et de l’expertise.



Le stade de l’enseignant novice 


Les enseignants stagiaires et de nombreux enseignants dans leur première année d’enseignement sont généralement considérés comme des novices.

Avant de commencer à enseigner, il faut au moins avoir une compréhension limitée des lieux communs et de certaines règles générales en dehors du contexte. 

Dans le domaine de l’éducation, les lieux communs sont au nombre de quatre :
  • Quelqu’un (généralement un enseignant)…
  • Enseigne quelque chose (les mathématiques, la lecture, un élément du programme) 
  • À quelqu’un d’autre (généralement un élève)…
  • Dans un certain contexte (généralement une classe au sein d’une école).
Les connaissances pratiques associées à ces quatre lieux communs sont vastes et constituent la majeure partie de ce que les enseignants novices doivent apprendre. 

Le comportement du novice est généralement rationnel, relativement inflexible, et tend à se conformer aux règles et procédures qu’on lui a dit de suivre. 

Par conséquent, nous ne devons attendre d’un novice qu’une compétence minimale dans les tâches d’enseignement. 



Le stade de l’enseignant débutant avancé


De nombreux enseignants dans leur deuxième ou troisième année d’enseignement sont susceptibles de se trouver à ce stade.

L’expérience peut se mêler à la connaissance abstraite. La connaissance épisodique et la connaissance de cas spécifiques s’élaborent : 
  • Sans épisodes et cas antérieurs significatifs auxquels relier l’expérience du présent, les individus ne sont pas sûrs d’eux-mêmes, ils ne savent pas ce qu’il faut faire ou ne pas faire.
  • La connaissance des cas permet de reconnaître les similitudes entre les contextes. 
Bien que l’expérience influe sur le comportement, le débutant avancé peut encore n’avoir aucune idée de ce qui est important. 

Les novices et les débutants avancés apprennent à identifier et à décrire des événements, à suivre des règles, à reconnaître et à classer des contextes. Toutefois, ils ne peuvent pas encore déterminer de manière fiable ce qui va se passer dans une situation particulière. Il reste encore beaucoup d’éléments inédits pour eux.



Le développement des connaissances pratiques 


À la fois les novices et les débutants avancés ont du mal à savoir comment réagir lorsqu’un élève défie leur autorité. L’élève peut chercher à attirer l’attention sur lui par un comportement perturbateur ou il peut se mettre en évidence en dénigrant les autres. De tels incidents dans l’enseignement sont courants, mais on les comprend beaucoup mieux après la deuxième et la troisième fois où ils se produisent. 

La connaissance de cas, apprendre de chacun de ces types d’incidents semble être la base de l’expertise de certaines catégories de personnel, qu’il s’agisse de médecins, de mécaniciens automobiles ou d’enseignants. 

La connaissance de cas fait partie des connaissances pratiques que les enseignants doivent acquérir. Les connaissances pratiques commencent à se construire au cours de cette deuxième étape du développement et s’acquièrent lentement tout au long de la carrière d’un enseignant. Ce sont les connaissances pratiques, et non les théories ou les manuels, qui constituent le guide proximal d’une grande partie du comportement des enseignants en classe (Van Driel, Beijaard et Verloop, 2001).

Les connaissances pratiques possèdent des caractéristiques importantes, elles sont : 
  • Orientées vers l’action
  • Généralement acquises sans l’aide directe d’autrui.
  • Liées à la personne et au contexte
  • Souvent implicites et tacites
Ces caractéristiques manifestent la sagesse de la pratique. Cette sagesse est issue d’expériences d’enseignement à la fois positives et négatives. L’important est que les expériences du débutant avancé — cas, incidents, succès et échecs — soient réfléchies et transformées en quelque chose d’utile pour guider sa propre pratique ultérieure d’enseignement. 

Les connaissances pratiques fournissent aux enseignants les compétences nécessaires pour réussir dans leurs contextes d’enseignement particuliers. Les connaissances pratiques des enseignants sont des connaissances situées. 

Les enseignants ne sont donc pas toujours en mesure d’articuler leurs connaissances pratiques. Pour cette raison, les enseignants expérimentés semblent avoir plus de mal que les autres professionnels expérimentés à partager leurs connaissances avec les novices. 



Le développement des connaissances conditionnelles et stratégiques 


Le stade de débutant avancé est également le moment où se construisent les connaissances conditionnelles et stratégiques. 

Les connaissances pratiques permettent au débutant avancé de savoir quand ignorer ou enfreindre les règles, et quand les suivre, car le contexte détermine de plus en plus le comportement. 

Par exemple, un enseignant peut découvrir que les félicitations n’ont pas toujours l’effet désiré, par exemple lorsqu’un enfant de faible niveau interprète les félicitations comme une communication de faibles attentes. La règle générale de l’éloge doit donc être rendue conditionnelle ou stratégique. 

Les enseignants peuvent aussi finir par apprendre qu’une critique personnelle et forte, après une mauvaise performance d’un élève habituellement bon, peut être très motivante pour cet élève. 

Ainsi, la règle de ne jamais critiquer personnellement un élève peut être violée dans certaines conditions. 



Le stade de l’enseignant compétent 


Le stade de la compétence correspond fréquemment à l’acceptation de l’entière responsabilité personnelle de l’enseignement en classe. Cette acceptation ne se produit généralement qu’après que l’enseignant ait la conviction d’avoir un pouvoir personnel, de choisir délibérément et activement ce qu’il veut faire. 

Le stade de la compétence est celui où l’expérience et la motivation à réussir permettent à la plupart des débutants avancés de devenir des exécutants compétents dans leur domaine professionnel.

Cependant, tous les débutants avancés n’atteignent pas ce niveau. Il est prouvé que certains enseignants restent fixés à un niveau de performance inférieur à la compétence (Borko, 1992 ; Eisenhart et Jones, 1992). 

Néanmoins, on pense que de nombreux enseignants de troisième, quatrième et cinquième année, ainsi que des enseignants plus expérimentés, atteignent un niveau de performance que nous pourrions considérer comme compétent. 

Il existe deux caractéristiques distinctives des enseignants compétents :  
  • Ils font des choix conscients sur ce qu’ils vont faire. Ils établissent des priorités et décident de plans. Ils ont des objectifs rationnels et choisissent des moyens raisonnables pour atteindre les buts qu’ils se sont fixés.
  • En mettant en œuvre leur compétence, ils peuvent déterminer ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Grâce à leur expérience, ils savent ce à quoi il faut prêter attention et ce qu’il faut ignorer. 
C’est à ce stade que les enseignants cessent de faire des erreurs :
  • De timing : intervenir dans une activité au mauvais moment
  • De ciblage : identifier le mauvais élève pour effectuer une tâche ou comme le coupable d’une perturbation de classe.
Les enseignants apprennent à prendre des décisions judicieuses en matière de programme et d’enseignement. C’est par exemple décider quand il convient de rester sur un sujet ou de passer à autre chose, en fonction de contextes d’enseignement particuliers et de caractéristiques spécifiques des élèves.

C’est ce contrôle plus personnel de l’environnement qui fait que les enseignants au stade de la compétence ont tendance à se sentir plus responsables de ce qui se passe. 

Cependant, l’exécutant compétent n’est pas encore très rapide, fluide ou flexible dans son comportement.



Le stade de l’enseignant expérimenté


Après environ cinq ans d’expérience, un petit nombre d’enseignants dépassera le stade de la compétence pour atteindre celui de la compétence. 

C’est à ce stade que l’intuition ou le savoir-faire deviennent prépondérants.

Prenons l’exemple de l’apprentissage de la danse. À un moment donné du processus d’apprentissage, les individus ne comptent plus leurs pas en suivant la musique. Ils développent simplement un sens plus intuitif de la danse. Les enseignants ne sont pas différents. 

La richesse de l’expérience accumulée par l’individu compétent lui permet d’avoir une vision holistique des situations qu’il rencontre. Il reconnaît les similitudes entre les événements que le novice ne voit pas. C’est le résidu de l’expérience. 

L’enseignant expérimenté peut remarquer, sans effort conscient, que son cours d’aujourd’hui s’enlise pour la même raison qu’un autre cours avec une autre classe la semaine dernière. 

À un niveau supérieur de reconnaissance des modèles, les similitudes entre des événements disparates sont comprises. 

Cette reconnaissance holistique des modèles permet à l’enseignant expérimenté de prévoir les événements de la classe avec plus de précision. Par rapport à un novice, il peut prédire quand un élève commencera à perturber, quand la classe commencera à s’ennuyer, ou quand ses élèves seront confus ou excités. Ces enseignants peuvent lire les schémas dans la classe comme les contrôleurs aériens peuvent lire la position des avions sur un écran radar. 

Leur riche connaissance des cas peut être mise à profit pour résoudre les problèmes qu’ils rencontrent ou prévoient. 

Cependant, l’enseignant expérimenté, bien qu’intuitif dans la reconnaissance des schémas et dans les modes de connaissance, est susceptible d’être encore analytique et délibératif dans la décision de ce qu’il doit faire. 



Le stade de l’enseignant expert


Les enseignants experts ont à la fois une compréhension intuitive de la situation et semblent sentir de manière non analytique et non délibérative la réponse appropriée à apporter. 

Ils font preuve d’une performance fluide, comme nous le faisons tous lorsque nous n’avons plus à choisir nos mots lorsque nous parlons, ou à réfléchir à l’endroit où placer nos pieds lorsque nous marchons. 
Nous parlons et marchons simplement, apparemment sans effort. Le patineur expert, tout comme l’enseignant expert en cours de modelage en classe, semble savoir où se trouver ou quoi faire au bon moment. 

Les enseignants experts s’engagent dans la performance d’une manière qualitativement différente des stades antérieurs. Les enseignants experts ne choisissent pas consciemment ce dont ils doivent s’occuper et ce qu’ils doivent faire. Ils agissent sans effort, de manière fluide.

Les enseignants experts ne résolvent pas de problèmes ou ne prennent pas de décision au sens habituel de ces termes, ils font des choses qui fonctionnent habituellement.

Lorsque des anomalies se produisent, des processus analytiques délibérés sont mis en œuvre pour faire face à la situation. Mais lorsque tout va bien, les enseignants experts semblent rarement réfléchir à leur performance.


Mis à jour le 08/02/2025

Bibliographie


Berliner, David. (2001). Learning About and Learning From Expert Teachers. International Journal of Educational Research. 35. 463-482. 10.1016/S0883-0355(02)00004-6.

Berliner, David. (2004). Describing the Behavior and Documenting the Accomplishments of Expert Teachers. Bulletin of Science, Technology & Society. 24. 200-212. 10.1177/0270467604265535.

Paul A. Kirschner, Carl Hendrick and Jim Heal, How Teaching Happens: Seminal Works in Teaching and Teacher Effectiveness and What They Mean in Practice, Routledge, 2022.

Dreyfus, H. L., & Dreyfus, S. E. (1986). Mind over machine. New York: Free Press.

Van Driel, J. H., Beijaard, D. & Verloop, N. (2001) Professional development and reform in science teaching: The role of teachers’ practical knowledge. Journal of Research on Science Teaching, 38, 2, 137-155. 

Borko, H. (1992, April) Patterns across the profiles: A critical look at theories of learning to teach. Paper presented at the meetings of the American  Educational Research Association, San Francisco, CA. 

Eisenhart, M. & Jones, D. (1992, April) Developing teacher expertise: Two theories and a study. Paper presented at the meetings of the American Educational Research Association, San Francisco, CA. 

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