dimanche 24 novembre 2024

Gérer la charge cognitive liée à l’enseignement en classe

Enseigner face à une vingtaine ou à une trentaine d’élèves est une tâche complexe. Plus particulièrement, les enseignants novices peuvent se retrouver régulièrement en surcharge cognitive. Les enseignants expérimentés doivent développer des approches pour gérer ces situations avec une certaine rationalité. C’est une question qu’explore Feldon (2007).

(Photographie : peninsulaisms)



Le phénomène de surcharge cognitive pour l’enseignant novice en classe


Se sentir dépassé par la quantité d’activités simultanées dans une classe est une expérience courante pour les enseignants novices, mais qui peut surgir à nouveau de temps à autre dans la suite de la carrière.

Il s’agit à la fois : 
  • De tenter de répondre aux besoins et aux comportements d’une classe entière
  • D’essayer de se souvenir et de mettre en œuvre un plan de cour.
Cette surcharge cognitive limite nettement la capacité des enseignants novices à s’adapter efficacement à une dynamique de classe complexe (Doyle, 1986). 

Il y a surcharge cognitive lorsque l’ensemble des demandes de traitement des stimuli externes et des cognitions internes dépasse les ressources attentionnelles disponibles de l’individu (Sweller, 1989). 

Lorsque des opérations mentales conscientes ont lieu, elles occupent une partie de la mémoire de travail limitée et limitent l’attention disponible pour d’autres activités cognitives importantes.



Le modèle à double processus de la cognition pour gérer la complexité de la classe


Pour comprendre comment un enseignant fait face à la complexité de la gestion d’une classe, nous pouvons utiliser le modèle à double processus de la cognition.

Les béhavioristes et les spécialistes des sciences cognitives ont apporté la preuve que de nombreux processus mentaux et comportementaux se déroulent sans délibération consciente (Wegner, 2002).

L’un des principaux aspects de ce modèle est la modulation par la charge cognitive de la dynamique fonctionnelle entre :
  • Le traitement délibéré (conscient)
  • Le traitement automatique (non conscient)
Ces processus contrôlés et automatiques fonctionnent indépendamment, mais se croisent à certains moments pour produire la performance humaine.

Les événements mentaux disponibles pour la manipulation et le contrôle conscients se produisent dans la mémoire de travail, fonctionnent plus lentement et nécessitent plus d’efforts que les autres automatiques. 
La capacité de traitement de la mémoire de travail est fort limitée. Une charge cognitive excessive peut empêcher un raisonnement pleinement conscient et délibéré. Elle oblige à négliger certains objectifs ou à les poursuivre essentiellement par des mécanismes non conscients (Bargh, 2000). 

Selon les théories de la cognition fondées sur un double processus, le traitement de l’information s’effectue simultanément sur des voies parallèles (Schneider & Shiffrin, 1977 ; Sloman, 2002) :
  • La voie contrôlée génère un traitement conscient, lent et laborieux des informations perceptives et sémantiques qui tend à représenter avec précision les informations spécifiques à l’instance.
  • La voie automatique génère un traitement rapide, sans effort et non conscient par le biais de processus basés sur la reconnaissance des formes qui s’appuient sur des heuristiques et des représentations schématiques généralisées et stéréotypées.
  • Lorsque les deux voies génèrent des résultats contradictoires (par exemple, l’effet Stroop ; Stroop, 1935), la performance ralentit pendant que le conflit est consciemment traité dans la mémoire de travail (Botvinick, Cohen, & Carter, 2004).
Lorsque les exigences du traitement conscient dépassent la capacité de la mémoire de travail, la cognition générée par la voie non consciente se manifestera sans bénéficier pleinement de la surveillance ou de la modification consciente.

Pour atténuer les limites de l’empan de la mémoire de travail sur le raisonnement contrôlé, les individus ont souvent recours à des stratégies de raisonnement « rapide et frugal ». Celles-ci réduisent la quantité d’informations simultanées auxquelles il faut prêter attention par le biais d’interactions avec des processus automatiques (Gigerenzer, Czerlinski, & Martignon, 2002). 

Ces adaptations peuvent soit aider, soit entraver les performances :
  • Elles peuvent aider parce qu’elles permettent à d’autres traitements cognitifs pertinents de s’effectuer pour la tâche de se produire.
  • Elles peuvent également nuire à la performance en limitant le contrôle conscient qui pourrait autrement détecter et corriger les erreurs de performance. 



L’hypothèse de la rationalité limitée dans l’exercice de l’enseignement


La recherche sur l’enseignement et la formation des enseignants s’est principalement attaquée aux implications de la capacité limitée des humains à la cognition consciente. Elle s’est concentrée sur la rationalité limitée, sur les croyances, les intentions et les réflexions des enseignants. 

Selon Shavelson et Stern (1981), l’hypothèse de rationalité se réfère en fait aux intentions des enseignants concernant leurs jugements et leurs décisions plutôt qu’à leur comportement, et ce pour au moins deux raisons :
  • Certaines situations d’enseignement exigent des réponses immédiates plutôt que réfléchies, ce qui empêche probablement le traitement rationnel de l’information en vue d’un jugement ou d’une décision éclairés.
  • La capacité de l’esprit humain à formuler et à résoudre des problèmes complexes tels que ceux présentés dans l’enseignement est très faible comparée à l’énormité d’un modèle « idéal » de rationalité. 
Afin de gérer cette complexité, une personne construit un modèle simplifié de la situation réelle. L’enseignant se comporte alors rationnellement par rapport au modèle simplifié de la réalité qu’il a construit. Cette conception des enseignants avec une « rationalité limitée », c’est-à-dire rationnelle dans les limites de leurs capacités de traitement de l’information, conduit à spécifier sa signification :
  • Les enseignants se comportent raisonnablement lorsqu’ils émettent des jugements et prennent des décisions dans un environnement incertain et complexe.
  • Le comportement d’un enseignant est guidé par ses pensées, ses jugements et ses décisions.
Si ce n’était pas le cas, les enseignants seraient des sortes d’automates (Fenstermacher, 1980).

La question de la relation entre la pensée et l’action dans l’enseignement est par conséquent cruciale et problématique. Pour comprendre l’enseignement, nous devons comprendre comment les pensées se transforment en actions.

Malgré une rationalité limitée de la pensée humaine, les enseignants se comportent raisonnablement par rapport aux croyances qu’ils ont et aux modèles de situations de classe qu’ils construisent. En d’autres termes, les actions qu’ils envisagent sont rationnelles par rapport aux représentations des situations d’enseignement dont ils disposent consciemment. 

Toutefois, les comportements qui en résultent peuvent ne pas sembler rationnels si leurs croyances et leurs modèles mentaux ne sont pas exacts dans la situation actuelle. 

Les théories qui postulent la prise de décision non consciente par les enseignants comme mécanisme explicatif sont inacceptables, parce qu’elles positionnent les enseignants comme des automates  (Fenstermacher, 1980). Dès lors, ils affirment qu’il est nécessaire de rendre compte de la manière dont les pensées (conscientes) se traduisent en actions (Shavelson & Stern, 1981).



La question de la charge cognitive dans l’exercice de l’enseignement


La charge cognitive est un indice de l’effort mental qui représente « le nombre d’élaborations non automatiques [dans la mémoire de travail] nécessaires pour résoudre un problème » (Salomon, 1984).

Au fur et à mesure que les compétences deviennent moins exigeantes avec la pratique, elles se rapprochent de l’automaticité et imposent moins de charge cognitive (J. R. Anderson, 1995).

De même, à mesure que les schémas deviennent plus élaborés et intègrent davantage de connaissances déclaratives dans une représentation unique (c’est-à-dire un bloc), ils occupent moins de capacité dans la mémoire de travail (Sweller, 1988). 

Par conséquent, les novices qui tentent de résoudre un problème supportent généralement une charge cognitive élevée parce qu’ils n’ont pas l’expérience et le cadre conceptuel qui rendent le traitement cognitif plus efficace. En revanche, les personnes plus expérimentées doivent généralement fournir moins d’efforts pour réaliser la même activité et obtenir un résultat équivalent (Camp, Paas, Rikers, & van Merriënboer, 2001). 

Les experts dans divers domaines ont démontré la réduction de la charge cognitive nécessaire à leurs performances qualifiées par rapport aux novices. Ils maintiennent des niveaux de performance élevés malgré la charge supplémentaire imposée par des tâches simultanées impliquant leur mémoire et leur concentration (R. Allen, McGeorge, Pearson, & Milne, 2004).

Les études typiques de ce phénomène demandent aux participants d’effectuer une tâche de distraction telle que l’évaluation ou la mémorisation de séquences de nombres aléatoires tout en effectuant une tâche typique dans leur domaine d’expertise. 

Bien que les performances des non-experts se détériorent (par exemple, ralentissement de l’exécution de la tâche, augmentation des taux d’erreur, etc.), les performances des experts ne sont pas affectées (par exemple, R. Allen et coll., 2004). 

Les connaissances automatisées des experts occupent très peu d’espace dans la mémoire de travail, ce qui permet d’allouer davantage de ressources à d’autres activités cognitives (Brown & Bennett, 2002 ; Bruenken, Plass, & Leutner, 2003).

De nombreuses caractéristiques superficielles des environnements d’apprentissage et des activités de résolution de problèmes peuvent rediriger les ressources cognitives des objectifs principaux des tâches vers d’autres objectifs moins pertinents (Sweller, 1988). Cette réaffectation des ressources mentales impose une charge cognitive extrinsèque à l’individu. Elle laisse intrinsèquement moins d’espace dans la mémoire de travail pour manipuler l’information afin d’atteindre les résultats escomptés (Chandler & Sweller, 1991). 



Bibliographie


Feldon, D. F. (2007). Cognitive load and classroom teaching: The double-edged sword of automaticity. Educational Psychologist, 42(3), 123-137. https://doi.org/10.1080/00461520701416173

Doyle, W. (1986). Classroom organization and management. In M. C. Wit- trock (Ed.), Handbook of research on teaching (3 rd ed., pp. 392–425). New York: Macmillan.

Sweller, J. (1989). Cognitive technology: Some procedures for facilitating learning and problem solving in mathematics and science. Journal of Cognitive Psychology, 81, 457–466. 

Sweller, J. (1988). Cognitive load during problem solving: Effects on learning. Cognitive Science, 12, 257–285. 

Wegner, D. M. (2002). The illusion of conscious will. Cambridge, MA : MIT Press. 

Bargh, J. A., & Ferguson, M. J. (2000). Beyond behaviorism: On the auto- maticity of higher mental processes. Psychological Bulletin, 126, 925– 945.

Schneider, W., & Shiffrin, R. M. (1977). Controlled and automatic human information processing: I. Detection, search, and attention. Psychological Review, 84, 1–66.

Sloman, S. A. (2002). Two systems of reasoning. In T. Gilovich, D. Griffin, & D. Kahneman (Eds.), Heuristics and biases: The psychology of intuitive judgment (pp. 379–396). New York: Cambridge University Press. 

Stroop, J. R. (1935). Studies of interference in serial verbal reactions. Journal of Experimental Psychology, 18, 643–662. 

Botvinick, M. M., Cohen, J. D., & Carter, C. S. (2004). Conflict monitoring and anterior cingulate cortex. TRENDS in Cognitive Sciences, 8, 539–546. 

Gigerenzer, G., Czerlinski, J., & Martignon, L. (2002). How good are fast  and frugal heuristics? In T. Gilovich, D. Griffin, & D. Kahneman (Eds.), Heuristics and biases: The psychology of intuitive judgment (pp. 559– 581). New York: Cambridge University Press.

Shavelson, R. J., & Stern, P. (1981). Research on teachers’ pedagogical thoughts, judgments, decisions, and behavior. Review of Educational Research, 51, 455–498.

Fenstermacher, G. D. (1980). What needs to be known about what teachers need to know? In G. E. Hall, S. M. Hord, & G. Brown (Eds.), Exploring issues in teacher education: Questions for future research (pp. 35–49). Austin, TX : Research and Development Center for Teacher Education.

Salomon, G. (1984). Television is “easy” and print is “tough”: The differ- ential investment of mental effort in learning as a function of perceptions and attributions.Journal of Educational Psychology, 76, 647–658. 

Anderson, J. R. (1995). Cognitive psychology and its implications (4 th ed.). New York: Freeman.

Camp, G., Paas, F., Rikers, R., & van Merrie ̈nboer, J. (2001). Dynamic problem selection in air traffic control training: A comparison between performance, mental effort and mental efficiency. Computers in Human Behavior, 17, 575–595. 

Allen, R., McGeorge, P., Pearson, D., & Milne, A. B. (2004). Attention and expertise in multiple target tracking. Applied Cognitive Psychology, 18, 337–347. 

Brown, S. W., & Bennett, E. D. (2002). The role of practice and automatic- ity in temporal and nontemporal dual-task performance. Psychological Research, 66, 80–89. 

Bruenken, R., Plass, J. L., & Leutner, D. (2003). Direct measurement of cognitive load in multimedia learning. Educational Psychologist, 38, 53– 61. 

Chandler, P., & Sweller, J. (1991). Cognitive load theory and the format of instruction. Cognition and Instruction, 8, 293–332. 

0 comments:

Enregistrer un commentaire