Un compte-rendu d’une interview de David Geary (2020) sur les apports de sa théorie.
(Photographie : Swedish Landscapes)
Une taxonomie de base des compétences biologiques primaires
Les capacités biologiques primaires sont les capacités universelles des êtres humains, trouvées parmi toutes les populations de notre espèce, de tout temps.
Elles peuvent être classées dans trois ordres :
- La psychologie naïve : elle comprend entre autres le langage et la théorie de l’esprit (notre capacité à savoir ce que pensent les autres, à lire les expressions faciales, le langage corporel).
- La biologie naïve : elle comprend des connaissances sur les plantes et les animaux. Sans doute est-ce que ce n’est plus très important pour les habitants des pays développés ? Cependant, si vous vivions dans un environnement sauvage, nous aurions besoin d’une base de connaissances étendue pour survivre.
- La physique naïve : elle implique des choses telles que la capacité à se déplacer pour aller d’un endroit à l’autre, la connaissance de l’utilisation des outils, etc.
Ce sont des compétences et des connaissances associées qui émergent partout dans le monde chez les jeunes enfants. Il existe des preuves d’une sorte de compréhension implicite d’un certain nombre de ces éléments dès la petite enfance et elle devient de plus en plus sophistiquée au cours du développement.
On ne les connaît pas à la naissance, mais cela signifie que le cerveau est préparé à apprendre ces choses. Le cerveau a une certaine organisation dans certaines zones qui fait que les jeunes enfants trouvent certaines choses plus intéressantes que d’autres, les visages humains par exemple. En s’intéressant aux visages humains, ils acquièrent l’expérience qui leur apprend à reconnaître une personne par rapport à une autre. Ils peuvent distinguer un visage heureux d’un visage triste d’un visage en colère, et ainsi de suite.
Ces structures squelettiques précoces orientent l’expérience de l’enfant pour qu’il reçoive les informations nécessaires à l’acquisition de ces compétences biologiques primaires et à leur adaptation aux conditions environnementale locales.
Des compétences biologiques secondaires qui s’appuient sur les primaires
Les connaissances biologiques secondaires sont nouvelles du point de vue de l’évolution. Ces aptitudes sont apparues assez récemment dans l’histoire de l’humanité, peut-être au cours des quelques derniers milliers d’années.
Elles comprennent les compétences académiques typiques étudiées à l’école, la lecture, l’écriture ou l’arithmétique.
Nous n’avons pas besoin de ces compétences pour survivre et réussir dans les sociétés traditionnelles, mais nous en avons certainement besoin aujourd’hui dans les sociétés développées.
Lorsqu’il s’agit de l’apprentissage de connaissances biologiques secondaires, les cultures où elles existent ont inventé des institutions chargées de les enseigner. Ce sont les écoles.
Elles ne s’apprennent pas de la même manière que le langage ou les autres compétences biologiques primaires.
La compréhension de la langue parlée peut se développer en tant qu’aptitude biologique primaire, puis la compréhension de la lecture est une aptitude biologique secondaire.
La compréhension du langage de base et la déduction des nuances de ce que dit quelqu’un, etc., tant que la phrase est prononcée et non écrite, font partie des compétences biologiques primaires.
Les compétences en lecture et en écriture sont construites sur ce système de langage biologique primaire ainsi que sur d’autres systèmes. Il y a un certain chevauchement entre les deux et nous savons qu’ils font appel à plusieurs des mêmes régions du cerveau.
L’astuce consiste à enseigner aux enfants à décoder les mots qu’ils peuvent reconnaître à l’écrit, des mots dont ils peuvent retrouver le sens assez rapidement. L’enseignement des compétences de base en lecture leur permet de prendre le mot écrit et de le comprendre d’une manière similaire à celle dont ils comprendraient un mot parlé.
Un apprentissage adaptatif des connaissances biologiques primaires
Les connaissances biologiques primaires sont rencontrées et acquises par des processus de jeu, d’interaction sociale et d’exploration. L’acquisition est naturelle et adaptative à l’environnement.
Avec l’apprentissage adaptatif, les enfants peuvent se contenter de faire ce qu’ils ont envie de faire, c’est-à-dire jouer, explorer, manipuler, échanger pour comprendre comment les choses fonctionnent, etc. Toutes ces activités sont générées par les enfants et ils n’ont pas besoin de faire beaucoup d’efforts, parce que le cerveau est préparé à apprendre de ces expériences et à étoffer ses compétences biologiques primaires. Il n’y a pas besoin de faire beaucoup d’efforts.
La plupart des compétences biologiques primaires sont plastiques ou forment des systèmes ouverts modifiables parce que les êtres humains peuvent vivre dans tous les types d’écologie, tous les types de groupes sociaux, etc. Il faut être capable de prendre ce noyau commun de compétences humaines et de l’adapter aux conditions locales.
On ne sait pas quel type de plantes ou d’animaux on va rencontrer et ce qu’il faut comprendre pour survivre. On doit s’assurer d’apprendre à les connaître. Nous possédons une structure inhérente intégrée qui nous permet de démarrer, de nous concentrer sur ces éléments, de commencer à faire des déductions, de savoir par exemple que les choses qui ont un mouvement autonome sont vivantes.
Les êtres humains explorent l’écologie de leurs lieux de vie, leur environnement, ils s’intéressent aux animaux, les chassent ou quoi que ce soit d’autre. Ils commencent à en apprendre de plus en plus sur les spécificités des plantes et du milieu physique de leur région particulière.
C’est la même chose pour le langage : ce stade précoce du développement est une exploration des particularités de notre propre système linguistique, le système linguistique dans lequel nous évoluons.
Il s’agit de prendre une structure linguistique de base. Nous pouvons placer un enfant dans n’importe quelle communauté linguistique naturelle et, en lui parlant et en l’engageant socialement avec d’autres personnes, cette langue deviendra la langue à laquelle il sera exposé. La structure sous-jacente est au départ la même pour tous.
Les enfants sont naturellement motivés pour développer ces connaissances biologiques primaires. Elles n’ont pas besoin d’un environnement scolaire pour se développer. Par exemple, la capacité à faire des déductions sur ce que les gens pensent et ressentent est ce que l’on appelle la théorie de l’esprit. Elle commence à se développer assez tôt dans les années préscolaires et devient de plus en plus sophistiquée avec le temps.
Les enfants n’ont pas besoin d’essayer explicitement de comprendre cela, de parler ou de chercher des moyens de développer la théorie de l’esprit. Leur tendance naturelle à vouloir jouer avec d’autres enfants et à interagir socialement de manière de plus en plus complexe aboutira naturellement à cela. Le cerveau est pré-organisé pour s’assurer que cela se produira si les enfants ont les expériences attendues par l’évolution. Dans le cas présent, il s’agit simplement de jouer avec des amis.
L’impact de l’environnement sur le développement des connaissances biologiques primaires
Si nous prenons un enfant de dix ans vivant dans un contexte traditionnel, il a des connaissances biologiques primaires très développées. Il a eu une grande expérience de l’interaction entre les différentes espèces dans le monde naturel.
Si nous prenons un enfant de dix ans vivant dans une zone urbaine d’un pays développé, il possède toujours la structure de base de la biologie naïve, mais elle n’est pas très riche. Elle n’a pas le niveau de profondeur, de détail, parce qu’il n’a pas beaucoup d’expériences avec le monde naturel.
Toutefois, ce n’est pas nécessairement un problème parce qu’il n’aura pas à trouver de la nourriture par lui-même. Le fait est cependant que si les enfants n’ont pas assez d’expériences dans ces domaines, ils ne deviendront pas aussi sophistiqués qu’ils l’auraient été autrement.
Ces expériences dans l’environnement peuvent avoir un impact sur la façon dont l’enfant développera par exemple ses capacités spatiales ou sera capable d’avoir un accès fondamental à certains concepts scientifiques biologiques secondaires. La question des aptitudes spatiales est très pertinente. Elle fait partie de la physique naïve, mais a des implications pour le développement de compétences biologiques secondaires. Certaines données de la recherche indiquent que l’exploration restreinte de l’environnement à grande échelle a ou peut avoir une incidence sur ces aptitudes.
L’apprentissage scolaire des connaissances biologiques secondaires
Geary (2020) utilise l’analogie d’un bateau qui flotte sur un canal. Le bateau représente les capacités biologiques secondaires. Le canal représente les capacités biologiques primaires.
Le bateau va flotter tout seul, mais il est important de développer des capacités secondaires, par exemple en construisant un pont sur le canal ou en construisant des canaux latéraux, ce qui demande un certain effort.
C’est là que la mémoire de travail, la charge cognitive ou le contrôle de l’attention deviennent importants.
Un exemple simple est celui de l’apprentissage des phonèmes. Les élèves doivent développer une conscience phonémique. Ils doivent savoir que la lettre B est associée à un son, que le D est associé à un son, etc. Ils doivent pouvoir prononcer ou décoder des mots qu’ils n’ont jamais vus auparavant, des mots qu’ils n’ont pas encore mémorisés.
Les phonèmes font partie intégrante du système linguistique primaire, mais les enfants ne se concentrent normalement pas explicitement sur les différents sons. Ils n’ont pas besoin d’utiliser le langage, mais d’associer ces sons à des images visuelles aléatoires, ce qui est essentiellement le cas des lettres.
Ce n’est pas quelque chose qu’un enfant va faire naturellement sans être guidé, sans recevoir d’instructions. Certains enfants, en particulier les filles, comprennent cela très rapidement. Les filles sont avantagées par leur voix dans la lecture dès le début et dans le langage. Beaucoup d’enfants l’assimilent sans beaucoup d’instructions directes, mais beaucoup d’autres enfants en ont vraiment besoin. Il faut leur montrer explicitement ce qu’il faut faire. Ils ont besoin de s’entraîner un peu. C’est particulièrement vrai pour les garçons, mais avec suffisamment d’entraînement, ils finiront par comprendre et par maîtriser la langue.
La difficulté peut être que l’apprentissage a été assez facile jusqu’au moment où nous rencontrons ces capacités biologiques secondaires.
L’importance d’un guidage de l’enseignant pour les compétences biologiques secondaires
Dès que l’on passe aux compétences non évoluées, à la lecture, à l’écriture et ainsi de suite, le cerveau n’est plus structuré pour les apprendre facilement. L’environnement pédagogique doit organiser les expériences d’apprentissage de l’enfant.
Dès lors, l’apprentissage ne doit pas être dirigé par un enfant pour les connaissances biologiques secondaires, alors qu’il peut l’être pour les connaissances biologiques primaires.
Dès que l’on aborde le véritable apprentissage scolaire, l’approche fondée sur la découverte menée par l’enfant ne fonctionne tout simplement pas.
Par contre, elle fonctionne pour les connaissances biologiques primaires, car le cerveau est câblé pour être prêt à l’apprendre sans trop d’efforts. Les enfants sont biaisés pour être motivés à développer ces apprentissages. Il y a ces structures squelettiques intégrées qui guident l’expérience des enfants pour s’assurer qu’ils obtiennent le retour d’information nécessaire pour compléter ces compétences primaires et les adapter aux conditions locales.
Ces structures sont absentes pour des connaissances biologiques secondaires, ce qui les rend beaucoup plus difficiles à acquérir.
L’environnement structuré doit fournir une organisation aux expériences de l’enfant. L’enseignant fournit la structure que le cerveau ne fournit pas.
Toutefois, l’acquisition de connaissances biologiques primaires ne s’arrête pas. Si les connaissances biologiques primaires sont plus importantes durant la petite enfance, elles continuent de s’affiner à l’âge adulte.
Acquisition de connaissances biologiques secondaires et limites de la cognition
Construire des capacités biologiques secondaires demande des efforts. Le processus inclut la mobilisation de la mémoire de travail, le contrôle de l’attention et la charge cognitive.
Il inclut également une intégration dans le système des connaissances biologiques primaires. Par exemple, l’une des choses importantes que les enfants doivent apprendre très tôt est la conscience phonémique. Ils doivent savoir que la lettre « b » a le son « beh » et ainsi de suite. Cela leur permet ensuite de prononcer ou de décoder des mots qu’ils n’ont jamais vus auparavant.
Les phonèmes sont intégrés dans le système linguistique primaire. Toutefois, les enfants ne se concentrent pas explicitement sur les différents sons en temps normal. Ils n’en ont pas besoin pour accéder au langage. Mais associer ces sons à des lettres aléatoires dans l’apprentissage biologique secondaire, c’est quelque chose qu’un enfant ne fera pas naturellement sans être guidé.
Les connaissances biologiques secondaires nécessitent un enseignement bien organisé.
Au-delà de l’intégration au sein des connaissances biologiques secondaires, parfois les connaissances biologiques secondaires s’y heurtent, car elles sont source de conceptions erronées, scientifiquement incorrectes.
Nous pouvons enseigner des connaissances scientifiques aux élèves et ils peuvent les comprendre et les mémoriser. Cependant, leurs notions intuitives, biologiquement primaires, restent intactes. S’ils ne font pas attention, ils peuvent facilement glisser vers les préjugés primaires.
Lorsqu’un élève doit apprendre l’algèbre par exemple, les discussions et les échanges sociaux qui sont propices à l’apprentissage de connaissances biologiques primaires ne fonctionnent plus la plupart du temps. Il doit se concentrer sur ce qu’explique son enseignant ou sur ce qui est écrit sur le support d’apprentissage. Cette focalisation attentionnelle active l’attention et inhibe le mode par défaut.
Nous avons deux modes d’apprentissage en fonction de la nature primaire ou secondaire des contenus. En ce qui concerne les connaissances biologiques secondaires, le guidage d’un enseignant est très utile.
Cette distinction entre ces deux formes d’apprentissage est au cœur de la théorie de la charge cognitive. L’acquisition de connaissances biologiques secondaire est fonction de la charge cognitive alors que celle de connaissances biologiques primaires ne l’est pas autant.
Mis à jour le 29/08/2024
Bibliographie
John Sever, Why learning should not be led by a child, David Geary, 2020, https://www.tes.com/magazine/archive/why-learning-should-not-be-led-child
0 comments:
Enregistrer un commentaire