jeudi 25 juillet 2024

Le modèle de processus de régulation des émotions

La régulation des émotions peut prendre une variété déconcertante de formes. C’est par exemple se concentrer sur sa respiration, frapper un oreiller, envoyer un message à un ami, aller courir ou marcher, boire un verre, faire une sieste, lire un livre, quitter son emploi, se mordre la lèvre ou envisager une situation différemment. 

(Photographie : Daniel Weiss)



Un challenge dans le domaine de la régulation des émotions a été de trouver des moyens d’organiser le grand nombre de stratégies que les gens utilisent pour réguler leurs émotions. Ensuite, il s’agit d’évaluer si les différentes stratégies sont associées à des résultats différents. 



Le modèle de processus de régulation des émotions


Le modèle de processus de régulation des émotions a été développé par Gross (1998).

Il prend comme point de départ le modèle modal de l’émotion qui spécifie la séquence des étapes impliquées dans la génération de l’émotion. 


Au départ, la personne peut choisir entre deux situations (Situation 1 [S1] et Situation 2 [S2]). Si l’un des déterminants de ce choix est l’impact émotionnel probable des deux situations, cette décision est considérée comme une sélection de situations. La ligne continue vers S2 plutôt que S1 représente cette décision. 

Une fois choisie, une situation peut être modifiée de manière à changer son impact émotionnel. Il s’agit alors d’une modification de la situation. 

Une personne pourrait modifier une situation pour instancier l’une des trois variantes hypothétiques de cette situation (S2y, plutôt que S2x ou S2z). 

Une situation donnée comporte un certain nombre d’aspects auxquels on peut prêter attention. Une personne peut porter son attention sur un aspect de la situation (a4) plutôt que sur d’autres (a1, a2, a3 ou a5). Lorsqu’elle est motivée par la prise en compte de l’impact émotionnel d’un aspect d’une situation par rapport à un autre, cette orientation de l’attention est considérée comme un déploiement attentionnel.

De plus, même un seul aspect d’une situation a de nombreuses significations potentielles (m1, m2 et m3). Le changement cognitif consiste à choisir, parmi plusieurs significations émotionnelles potentielles, celle qui sera attachée à une situation, et c’est cette signification (m2) qui donne lieu aux tendances expérientielles, comportementales et physiologiques qui définissent l’émotion. 

La modulation de la réponse fait référence à la modification d’une ou de plusieurs de ces tendances de réponse une fois qu’elles ont été suscitées. Elle peut se faire : 
  • Par une diminution des tendances de réponse émotionnelle (r-)
  • Par une absence de changement dans les tendances de réponse (r) 
  • Par l’augmentation des tendances de réponse (r+). 
Le modèle de processus de régulation des émotions traite chaque étape du modèle modal comme une cible potentielle de régulation.


Cette approche donne lieu à cinq familles de stratégies de régulation des émotions qui se distinguent par le moment du processus de génération des émotions où elles ont leur principal impact. 

Le modèle de processus de régulation des émotions prédit que différentes stratégies de régulation des émotions devraient avoir des conséquences différentes. Celles-ci se manifestent sur la façon dont une personne se sent, pense et agit, à la fois dans l’immédiat et à plus long terme. 

Étant donné que les émotions se développant au fil du temps, le fait d’intervenir à différents moments du processus de génération des émotions devrait conduire à différents modèles d’expérience, d’expression et de physiologie des émotions. 

Étant donné que les différentes stratégies de régulation des émotions imposent des exigences cognitives différentes, ces différences peuvent elles-mêmes avoir des conséquences. 

La régulation des émotions peut être considérée comme une modification de la trajectoire des émotions qui se serait produite en l’absence de cette stratégie de régulation des émotions. Différentes stratégies et tactiques de régulation devraient modifier la trajectoire des émotions de différentes manières. 



Les étapes du modèle de processus de régulation des émotions


La sélection de la situation 


Le choix de la situation consiste à prendre des mesures qui augmentent (ou diminuent) la probabilité de se trouver dans une situation dont on pense qu’elle suscitera des émotions désirables (ou indésirables). 

Il peut s’agir, par exemple, de s’arranger pour aller au cinéma avec des amis ou d’éviter de rencontrer certaines personnes déplaisantes.

Bien que le choix de la situation soit courant, il est souvent difficile de savoir comment une personne se sentira dans différentes situations (dans le cas de la régulation intrinsèque). 

S’il est difficile de prédire ses propres réactions émotionnelles, il peut être encore plus difficile de juger correctement comment une autre personne se sentira dans diverses situations (dans le cas de la régulation extrinsèque). 


La modification de la situation 


La modification de la situation consiste à prendre des mesures qui modifient directement une situation afin d’en changer l’impact émotionnel. La modification de situation a trait à la modification d’environnements physiques externes.

C’est, par exemple, en tant qu’enseignant le fait de répartir les élèves en groupes de travail afin :
  • D’accroître leur intérêt (régulation extrinsèque)
  • De réduire sa propre frustration à essayer d’aider chacun à son tour lorsque le temps de la classe est limité (régulation intrinsèque). 
La modification d’une situation peut créer une nouvelle situation. Dès lors, il est parfois difficile de tracer une ligne de démarcation claire entre le choix de la situation et la modification de la situation.

Toutes les formes de modification de la situation ne sont pas adaptatives. Par exemple, dans le cas du trouble d’anxiété sociale, les individus adoptent des « comportements de sécurité » tels que se tenir à l’écart d’une réunion sociale (Werner & Gross, 2010).

Bien que ces comportements de modification de la situation apportent un soulagement à court terme, ils empêchent une exposition complète aux situations redoutées, ce qui empêche les bénéfices à long terme de l’exposition (Clark, 2001).


Le déploiement attentionnel 


Le déploiement attentionnel consiste à diriger son attention dans le but d’influencer sa réponse émotionnelle. Cette famille de stratégies de régulation des émotions se distingue des autres familles de stratégies de régulation parce qu’elle est utilisée depuis la petite enfance (Rothbart, Ziaie, & O’Boyle, 1992) jusqu’à la fin de la vie (Isaacowitz, Toner, & Neupert, 2009). 

Une forme courante de déploiement attentionnel est la distraction :
  • La distraction redirige l’attention dans une situation donnée, par exemple, d’un élément d’une scène qui suscite une émotion vers un élément neutre. 
  • La distraction peut aussi détourner l’attention de la situation présente, par exemple, penser à des projets de sortir alors qu’on se trouve dans un cours ennuyeux. 
Il est à noter que la distraction peut impliquer des changements dans le regard ou dans la focalisation interne, par exemple lorsque quelqu’un évoque des souvenirs qui aident à instancier un état émotionnel désiré.

Des études comportementales ont montré que dans des contextes appétitifs, les enfants qui s’adonnent spontanément à la distraction sont mieux à même de retarder la gratification que les enfants qui ne le font pas (Rodriguez, Mischel, & Shoda, 1989). 

Dans les contextes qui suscitent des émotions négatives, la distraction entraine une diminution des réactions émotionnelles face à du matériel douloureux ou suscitant des émotions négatives (Bennett, Phelps, Brain, Hood, & Gray, 2007).


Le changement cognitif 


Le changement cognitif consiste à modifier son évaluation d’une situation afin d’en modifier l’impact émotionnel. 

Parfois, le changement cognitif est appliqué à une situation externe. C’est par exemple, « Je viens de rater ce test formatif en mathématiques alors que je pensais être prêt ; c’est une chance pour moi de mieux me préparer pour le test sommatif ».

Le changement cognitif est appliqué à une « situation » interne. Par exemple, « Je stresse pour cet examen oral, ce n’est pas un signe d’anxiété ; cela signifie que mon corps se prépare pour mieux exprimer mes réponses ».

Une forme commune de changement cognitif est la réévaluation, qui cible : 
  • Soit la signification d’une situation potentiellement génératrice d’émotions (comme dans les exemples susmentionnés).
  • Soit la pertinence personnelle d’une situation potentiellement génératrice d’émotions (par exemple, « Cet événement ne me concerne pas directement, ni aucune personne que j’aime » ; voir Kross & Ayduk, 2011). 
Bien que la réévaluation soit le plus souvent utilisée pour diminuer les émotions négatives, elle peut être utilisée pour augmenter ou diminuer les émotions négatives ou positives (Ochsner & Gross, 2005). 

D’autres formes de changement cognitif modifient la façon dont une personne pense à sa capacité à gérer les exigences situationnelles. C’est par exemple, « Bien que faire cette présentation orale me semble écrasant, je sais que je peux y faire face en m’y préparant bien et en mobilisant les conseils qu’on m’a donnés ».

Lorsqu’elle est utilisée pour réguler à la baisse les émotions négatives, par rapport à l’absence de régulation, la réévaluation entraine une diminution des niveaux d’expérience des émotions négatives.

Sur le plan cognitif, la réévaluation n’a aucun impact sur la mémoire ultérieure ou elle l’améliore. Elle peut même améliorer les performances aux examens. 


La modulation de la réponse 


La modulation de la réponse consiste à influencer directement les composantes expérientielles, comportementales ou physiologiques de la réponse émotionnelle une fois que l’émotion est bien développée. 



Une vue d’ensemble du modèle de processus étendu de régulation des émotions



Dans la figure, ces stratégies semblent déclenchées « d’en haut », mais le modèle ne dit pas comment ces diverses stratégies de régulation des émotions sont effectivement lancées ou arrêtées :
  • Qu’est-ce qui déclenche la régulation des émotions ? 
  • Qu’est-ce qui dirige les stratégies spécifiques de régulation des émotions ?
  • Pourquoi certaines personnes parviennent-elles à réguler leurs émotions alors que d’autres ne parviennent pas à le faire comme elles le devraient? 
Le modèle de processus étendu de la régulation des émotions part de l’idée que les émotions impliquent une évaluation. Selon Elliot (2006), la longue histoire évolutive de l’humanité semble avoir abouti à de multiples niveaux de mécanismes d’évaluation basés sur la valence. Est-ce bon pour moi ou est-ce mauvais pour moi ?

Ces systèmes d’évaluation diffèrent sur de nombreux points importants. Ils s’intéressent à différents types d’intrants. Ils diffèrent également :
  • Par l’échelle de temps sur laquelle ils fonctionnent, par leur plasticité (dans quelle mesure ils changent en fonction de l’expérience).
  • Par les actions qu’ils déclenchent lorsqu’ils rencontrent un intrant significatif (un intrant pertinent pour ce système d’évaluation particulier) (Ochsner & Gross, 2014). 
Ces systèmes d’évaluation partagent un certain nombre de caractéristiques essentielles. 


 
Dans ce schéma :
  • « W » (world) fait référence au monde interne ou externe. Elle correspond à la situation.
  • « P » (perception) fait référence à la perception de tout ce que le système d’évaluation est réglé pour voir. Elle correspond à l’attention.
  • « V » (value) fait référence à une évaluation de cette perception comme étant indifférente, bonne ou mauvaise pour moi. Plus précisément, l’évaluation implique la juxtaposition d’une représentation du monde avec une représentation d’un état désiré du monde (un but ou un état cible). Elle correspond à l’appréciation.
  • « A » (action) fait référence aux impulsions d’action engendrées par cette évaluation dans le but de combler l’écart entre l’état perçu du monde et l’état désiré du monde :
    • Certaines de ces actions peuvent être « mentales » (par exemple, l’augmentation de la force d’activation d’une représentation particulière)
    • D’autres actions peuvent être « physiques » (par exemple, l’accélération cardiaque ou l’extension d’un membre).
    • L’action correspond à la réponse.
Le plus important dans cette conception de l’évaluation est son aspect dynamique.


 
Dans chaque cycle d’évaluation, les changements dans les « W » entrainent des changements dans la perception, qui se répercutent sur l’évaluation et l’action ultérieures. Ainsi, le premier cycle de valorisation est noté W1.1-P1.1-V1.1-A1.1, le second est noté W1.2-P1.2-V1.2-A1.2, et ainsi de suite. 
Le système d’évaluation se répète indéfiniment. Cependant, un système d’évaluation devient inactif lorsque l’écart entre l’état du but ou de la cible, et le monde qui a conduit à l’évaluation initiale est inférieur au seuil de ce système d’évaluation.

 Au cours de notre vie quotidienne, de nombreux systèmes d’évaluation différents sont généralement actifs simultanément. Chacun d’entre eux est sensible à différents aspects d’une situation donnée, et chacun active des impulsions d’action correspondant à sa propre évaluation de cette situation.


La notion de systèmes d’évaluation en interaction


L’activation simultanée de plusieurs systèmes d’évaluation conduit souvent ces derniers à interagir :
  • Parfois, les systèmes d’évaluation se renforcent mutuellement. Par exemple, lorsqu’un élève travaille sur un document avec un ami, sa joie de passer du temps avec lui le pousse à concentrer ses pensées et à rédiger le document commun. 
  • À d’autres moments, les systèmes d’évaluation tirent dans des directions différentes et leurs résultats d’action divergents se concurrencent. Par exemple, un élève doit étudier pour une évaluation et en même temps, il doit aller à un entrainement sportif. Il doit concilier deux motivations opposées. Cette situation peut être résolue de manière passive (l’impulsion d’action la plus forte l’emporte) ou peut nécessiter l’intervention d’un autre système d’évaluation . 
La notion de systèmes d’évaluation en interaction est au cœur du modèle de processus étendu de la régulation des émotions. Selon ce modèle, les émotions sont instanciées par des systèmes d’évaluation. 


Mis à jour le 09/08/2024

Bibliographie


James J. Gross (2015) Emotion Regulation : Current Status and Future Prospects, Psychological Inquiry: An International Journal for the Advancement of Psychological Theory, 26:1, 1-26, DOI: 10.1080/1047840X.2014.940781 

Gross, J. J. (1998). The emerging field of emotion regulation: An integrative review. Review of General Psychology, 2, 271– 299.

Werner, K. H., & Gross, J. J. (2010). Emotion regulation and psy- chopathology: A conceptual framework. In A. Kring & D. Sloan (Eds.), Emotion regulation and psychopathology: A transdiagnostic approach to etiology and treatment (pp. 13– 37). New York, NY: Guilford.

Clark, D. M. (2001). A cognitive perspective on social phobia. In W. R. Crozier & L. E. Alden (Eds.), International handbook of social anxiety: Concepts, research and interventions relat- ing to the self and shyness (pp. 405–430). Chichester, UK: Wiley.

Rothbart, M. K., Ziaie, H., & O’Boyle, C. G. (1992). Self–regulation and emotion in infancy. In N. Eisenberg & R. A. Fabes (Eds.), Emotion and its regulation in early development (pp. 7–23). San Francisco, CA: Jossey–Bass. 

Isaacowitz, D. M., Toner, K., & Neupert, S. D. (2009). Use of gaze for real-time mood regulation: Effects of age and attentional functioning. Psychology and Aging, 24, 989–994. 

Rodriguez, M. L., Mischel, W., & Shoda, Y. (1989). Cognitive per- son variables in the delay of gratification of older children at risk. Journal of Personality and Social Psychology, 57, 358– 
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Bennett, P., Phelps, C., Brain, K., Hood, K., & Gray, J. (2007). A randomized controlled trial of a brief self-help coping inter- vention designed to reduce distress when awaiting genetic risk information. Journal of Psychosomatic Research, 63, 59–64. 

Kross, E., & Ayduk, O. (2011). Making meaning out of negative experiences by self–distancing. Current Directions in Psychological Science, 20, 187–191.

Ochsner, K. N., & Gross, J. J. (2005). The cognitive control of emotion. Trends in Cognitive Science, 9, 242–249. 

Elliot, A. J. (2006). The hierarchical model of approach–avoidance motivation. Motivation and Emotion, 30, 111–116. 

Ochsner, K. N., & Gross, J. J. (2014). The neural bases of emotion and emotion regulation: A valuation perspective. In J. J. Gross (Ed.), Handbook of emotion regulation (2nd ed., pp. 23–42). New York, NY: Guilford.

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