(Photographie : wickershells)
L’omniprésence du smartphone
Les propriétaires de smartphones interagissent avec leur téléphone 85 fois par jour en moyenne, dès le réveil, jusqu’à l’endormissement, et même au milieu de la nuit (Perlow 2012 ; Andrews et coll. 2015).
91% pour cent des personnes interrogées déclarent ne jamais quitter leur domicile sans leur téléphone (Deutsche Telekom 2012), et 46 % affirment qu’elles ne pourraient pas s’en passer (Pew Research Center, 2015).
La forte pénétration des smartphones, mondialement et jusque dans la vie quotidienne des individus, représente un phénomène très important et influent. Les individus se tournent de plus en plus vers les écrans des smartphones pour gérer, interagir et améliorer leur vie quotidienne.
Le prix à payer de tous ces avantages est le risque de dépendance à l’égard de ces appareils, ce qui peut affecter la capacité à penser et à fonctionner en leur absence. Les interactions des individus avec leurs smartphones peuvent à la fois faciliter et interrompre les performances hors écran (par exemple, Isikman et coll. 2016 ; Sciandra et Inman 2016).
La capacité limitée de traitement cognitif
La capacité limitée de traitement cognitif des individus est l’une des influences les plus fondamentales de leur comportement (Bettman, Johnson et Payne, 1991).
Les individus sont constamment entourés d’informations potentiellement significatives. Cependant, leur capacité à utiliser ces informations est constamment limitée par leur système cognitif. Celui-ci n’est capable de prendre en compte et de traiter qu’une petite partie des informations disponibles à un moment donné (Craik et Lockhart, 1972 ; Newell et Simon, 1972).
Cette limite de capacité façonne un large éventail de comportements :
- L’apprentissage
- Les stratégies de prise de décision
- Les performances dans l’instant
- La poursuite d’objectifs à long terme
- L’autorégulation.
Les capacités et les contraintes cognitives sont largement déterminées par la disponibilité de ressources attentionnelles à capacité limitée et à caractère général associées à la mémoire de travail et à l’intelligence fluide (Halford, Cowan et Andrews, 2007 ; Jaeggi et coll. 2008).
L’intelligence fluide (Gf) représente la capacité à raisonner et à résoudre des problèmes nouveaux, indépendamment de toute contribution des compétences acquises et des connaissances stockées dans l’intelligence cristallisée (Cattell, 1987).
Comme la mémoire de travail, l’intelligence fluide met l’accent sur la capacité à sélectionner, à stocker et à manipuler l’information en fonction d’un objectif. Tout comme la mémoire de travail, l’intelligence fluide est limitée par la disponibilité des ressources attentionnelles (Engle et coll. 1999 ; Halford et coll. 2007).
De manière cruciale, la capacité limitée de ces ressources générales du domaine impose que l’utilisation des ressources attentionnelles pour un processus cognitif ou une tâche en laisse moins disponible pour d’autres tâches. En d’autres termes, l’occupation des ressources cognitives réduit la capacité cognitive disponible.
Gérer la capacité limitée de traitement cognitif
Il existe un décalage entre l’abondance des informations environnementales et la capacité limitée à traiter ces informations. Ce décalage amène les individus à être sélectifs dans l’allocation de leurs ressources attentionnelles (Kahneman 1973 ; Johnston et Dark 1986).
La priorité d’un stimulus représente la probabilité qu’il attire l’attention. Elle est déterminée par :
- Sa saillance physique (emplacement, contraste perceptif, etc.)
- Sa pertinence (importance potentielle pour un comportement orienté vers un objectif) (Corbetta et Shulman, 2002 ; Fecteau et Munoz, 2006).
L’attention préférentielle aux stimuli temporairement pertinents, tels que ceux associés à une tâche ou à une décision en cours, est soutenue par la mémoire de travail. Lorsqu’un objectif est actif dans la mémoire de travail, les stimuli pertinents pour cet objectif sont plus susceptibles d’attirer l’attention (Vogt et coll. 2010).
Les stimuli fréquemment pertinents, tels que ceux associés à des objectifs à long terme ou pertinents pour soi, peuvent automatiquement attirer l’attention. Cela reste vrai même lorsque les objectifs associés à ces stimuli ne sont pas actifs dans la mémoire de travail (Shiffrin et Schneider 1977 ; Johnston et Dark 1986).
Par exemple, les individus s’orientent automatiquement vers les sons de leurs propres noms dans les canaux audio ignorés (Moray, 1959). Les mères, plus que les non-mères, assistent automatiquement aux expressions émotionnelles des nourrissons (Thompson-Booth et coll. 2014).
L’attention automatique aide généralement les individus à tirer le meilleur parti de leurs capacités cognitives limitées. Elle dirige l’attention vers des stimuli fréquemment liés à des objectifs, sans qu’il soit nécessaire de garder ces objectifs constamment à l’esprit.
Toutefois, l’attention automatique peut nuire aux performances lorsqu’un stimulus environnemental est fréquemment en rapport avec les objectifs d’un individu, mais n’est actuellement pas pertinent pour la tâche en cours.
L’inhibition de l’attention automatique permet d’empêcher des stimuli attrayants, mais non pertinents pour la tâche d’interférer avec le contenu de la conscience. Cependant, elle va elle-même mobiliser des ressources attentionnelles.
Smartphones et attention automatique
Les smartphones sont les points d’accès personnels et informationnels des individus à de multiples aspects de leur vie. L’intégration croissante de ces appareils dans les moindres détails de la vie quotidienne d’une personne reflète et crée le sentiment qu’ils sont souvent pertinents pour ses objectifs.
Cette dimension fait du smartphone un stimulus particulièrement saillant pour l’attention automatique. La recherche indique que les signaux provenant de son propre téléphone (mais pas de celui de quelqu’un d’autre) activent le même système d’attention involontaire. C’est le même système d’attention involontaire qui réagit au son de son propre nom (Roye, Jacobsen et Schröger 2007).
Lorsque ces appareils sont présents dans l’environnement, leur statut de stimuli hautement prioritaires (pertinents et saillants) suggère qu’ils exercent une attraction gravitationnelle sur l’orientation de l’attention.
Les individus peuvent être engagés dans des tâches pour lesquelles leurs smartphones ne sont pas pertinents. Dès lors, la capacité de ces appareils à attirer automatiquement l’attention peut nuire à la performance de deux manières (Clapp, Rubens et Gazzaley 2009 ; Clapp et Gazzaley 2012).
Premièrement, les smartphones peuvent détourner l’attention consciente de la tâche principale et l’orienter vers des pensées ou des comportements associés au smartphone. Des recherches antérieures ont amplement démontré que les individus consultent spontanément leur téléphone à des moments inopportuns (Oulasvirta et coll. 2011) et que cette distraction numérique nuit à la fois aux performances (End et coll. 2009) et au plaisir (Isikman et coll. 2016).
Deuxièmement, les smartphones peuvent redistribuer l’allocation des ressources attentionnelles entre l’engagement dans la tâche principale et l’inhibition de l’attention sur le téléphone. Étant donné que l’inhibition de l’attention automatique occupe des ressources attentionnelles, les performances dans les tâches qui reposent sur ces ressources peuvent être affectées même lorsque les individus ne sont pas consciemment attentifs à leur téléphone.
Utilisation du smartphone et distraction consciente
La recherche sur la relation entre les appareils mobiles et le fonctionnement cognitif s’est largement concentrée sur les conséquences en aval des changements d’orientation de l’attention liés aux appareils.
Par exemple, les recherches sur l’utilisation des appareils mobiles au volant indiquent que l’interaction avec le téléphone au volant entraîne des déficits de performance. Ceux-ci prennent la forme de temps de réaction retardés et d’une cécité d’inattention (par ex, Strayer et Johnston 2001 ; Caird et coll. 2008). Ces déficits reflètent ceux associés aux conversations distrayantes « en direct » (Recarte et Nunes, 2003).
Les recherches menées dans le domaine de l’éducation montrent que l’utilisation d’appareils mobiles et de médias sociaux pendant l’apprentissage d’une nouvelle matière réduit la compréhension. De même, elle nuit aux résultats scolaires (Froese et coll. 2012).
Toutefois, l’utilisation d’appareils mobiles n’affecte pas les performances dans le cadre de tâches qui sont effectuées au propre rythme d’un individu. Celles-ci permettent aux individus de compenser les distractions liées à l’appareil en reprenant là où ils se sont arrêtés (Fox, Rosen et Crawford 2009 ; Bowman et coll. 2010). Cependant, ces usages ont un coût en matière de temps mobilisé.
De nombreuses déficiences cognitives associées à l’utilisation d’un appareil mobile peuvent simplement représenter les effets délétères généraux du détournement de l’attention consciente d’une tâche focale.
Ce qui est peut-être particulier avec les smartphones, c’est la fréquence avec laquelle ils semblent créer ces diversions. Leur omniprésence et leur pertinence personnelle peuvent se combiner pour créer une attraction particulièrement puissante sur l’orientation de l’attention.
Même lorsque les individus pensent consciemment à des stimuli liés au téléphone, mais ne l’utilisent pas réellement, il y a un effet distractif. Les recherches sur le coût attentionnel de la réception de notifications par téléphone portable indiquent que la conscience d’un SMS ou d’un appel manqué nuit aux performances dans les tâches nécessitant une attention soutenue. La raison vient sans doute du fait que les notifications non traitées suscitent des pensées liées au message (et non liées à la tâche) (Stothart, Mitchum et Yehnert, 2015).
Des recherches connexes montrent que les personnes qui entendent leur téléphone sonner alors qu’elles en sont séparées éprouvent moins de plaisir à effectuer des tâches focales. La raison en est l’attention accrue qu’elles portent aux pensées liées à leur téléphone (Isikman et coll. 2016).
La séparation forcée d’une personne avec son téléphone qui sonne peut également augmenter le rythme cardiaque et l’anxiété et diminuer les performances cognitives (Clayton, Leshner et Almond 2015).
Thornton et ses collaborateurs (2014) ont constaté qu’un téléphone portable visuellement saillant peut nuire à la performance dans des tâches nécessitant une attention soutenue. En effet, il suscite une prise de conscience du vaste réseau social et informationnel dont nous ne faisons pas partie en ce moment.
Ces recherches montrent que les appareils mobiles peuvent nuire aux performances cognitives même lorsque les individus ne les utilisent pas activement. Lorsque les individus interagissent avec leur téléphone ou y pensent au lieu de se concentrer sur la tâche à accomplir, leurs performances s’en ressentent.
Présence de smartphones et allocation des ressources attentionnelles
Ward et ses collaborateurs (2017) ont fait l’observation d’une fuite de cerveau. C’est-à-dire que les smartphones utilisent une part de nos ressources cognitives à capacité limitée, à des fins de contrôle attentionnel.
Notre réserve limitée de ressources attentionnelles soutient à la fois le contrôle attentionnel et d’autres processus cognitifs. Dès lors, les ressources mobilisées pour l’attention automatique sur le smartphone ou même pour son inhibition ne sont plus disponibles pour d’autres tâches. Les performances dans ces tâches en pâtissent.
Le smartphone n’agit pas seulement comme un distracteur. La simple présence de smartphones peut réduire la disponibilité des ressources attentionnelles même lorsque les individus parviennent à contrôler l’orientation consciente de leur attention.
Les smartphones peuvent nuire aux performances cognitives en affectant l’allocation des ressources attentionnelles par leur simple présence. C’est vrai, même lorsque les individus parviennent à résister à l’envie de faire plusieurs choses à la fois, de vagabonder dans leur tête ou de s’occuper (consciemment) de leur téléphone. Or, il se trouve que ces appareils sont très souvent présents sans être utilisés.
La simple présence d’un smartphone peut imposer une fuite de cerveau. Des ressources attentionnelles à capacité limitée sont recrutées pour inhiber l’attention automatique sur le téléphone, et ne sont donc pas disponibles pour s’engager dans la tâche en cours.
Les recherches sur le traitement contrôlé par rapport au traitement automatique montrent que la simple présence de stimuli personnellement pertinents peut nuire aux performances dans les tâches cognitives (Geller et Shaver 1976 ; Bargh 1982 ; Wingenfeld et coll. 2006).
Ces déficits de performance surviennent sans que l’attention consciente soit portée sur les stimuli potentiellement interférents. Elle est également fonction de l’inhibition de ces stimuli pour qu’ils n’interfèrent pas avec le contenu de la conscience (Lavie et coll. 2004).
Des recherches suggèrent que les smartphones sont chroniquement saillants pour de nombreux individus, même lorsqu’ils sont placés hors de vue dans une poche ou un sac (Deb 2015).
La simple présence des smartphones des individus peut avoir un effet négatif sur deux mesures de la capacité cognitive :
- La capacité de la mémoire de travail disponible
- L’intelligence fonctionnelle fluide.
Ces effets négatifs apparaissent sans interrompre l’attention soutenue ou augmenter la fréquence des pensées liées au téléphone. La simple présence de ces appareils laisse moins de ressources attentionnelles disponibles pour s’engager dans la tâche en cours.
Les effets de la saillance du smartphone sur la capacité cognitive disponible sont modérés par les différences individuelles dans la pertinence personnelle de ces appareils (opérationnalisée en matière de dépendance au smartphone). Ceux qui dépendent le plus de leurs appareils souffrent le plus de leur saillance, et profitent le plus de leur absence.
Le rôle de la dépendance dans la détermination des effets de la simple présence suggère que des coûts cognitifs similaires ne seraient pas subis par la présence de n’importe quel produit, appareil ou même téléphone. Peu de stimuli, voire aucun, sont à la fois aussi pertinents sur le plan personnel et aussi perpétuellement présents que les smartphones des individus.
L’effet d’hypervigilance liée au smartphone
Un autre phénomène lié à l’usage des smartphones est l’hypervigilance. L’hypervigilance est un phénomène de surveillance de stimuli hautement prioritaires en l’absence de conscience (Legrain et coll. 2011 ; Jacob, Jacobs, et Silvanto 2015).
Une manifestation particulière est le phénomène courant du syndrome de la vibration fantôme, ou l’impression que le téléphone vibre alors que ce n’est pas le cas (par exemple, Rothberg et coll. 2010 ; Deb 2015).
Les données suggèrent que 89 % des utilisateurs de téléphones portables ressentent des vibrations fantômes au moins occasionnellement (Drouin, Kaiser et Miller, 2012). Cette réactivité excessive à des sensations inoffensives est particulièrement répandue chez ceux dont les appareils sont particulièrement significatifs (Rothberg et coll. 2010).
Il est plausible que les processus l’hypervigilance et de l’inhibition, fonctionnent en tandem. Les processus de contrôle attentionnel orientés vers un but surveillent les signaux d’informations potentiellement importantes provenant de stimuli hautement prioritaires. Ils tentent d’empêcher ces stimuli d’interrompre l’attention consciente jusqu’à ce que de tels signaux apparaissent.
Smartphones et usages du système 1/système 2
Des recherches indiquent que l’occupation des ressources cognitives par l’augmentation de la charge cognitive incite les individus à s’appuyer moins sur le traitement analytique et délibératif du système 2. Ils mobilisent davantage sur les approches intuitives et heuristiques du système 1 (Evans 2008).
La charge cognitive générée par la simple présence des smartphones des individus réduit la capacité cognitive disponible. Dès lors, on peut s’attendre à ce que les individus soient plus enclins à adopter des stratégies de choix associées au système 1 lorsque leurs smartphones sont présents, mais sans rapport avec la tâche de choix.
Le recours au traitement du système 1 pourrait, par exemple :
- Renforcer l’attrait des alternatives de choix riches en affect (Rottenstreich, Sood et Brenner, 2007).
- Amplifier la préférence pour les solutions simples (et éventuellement inférieures) (Drolet, Luce et Simonson, 2009).
- Accroître la volonté individus de faire des compromis en matière d’attributs (Drolet et Luce 2004)
- Augmenter la sensibilité aux effets d’ancrage (Deck et Jahedi 2015).
Implications de l’effet de fuite de cerveau pour l’usage de la technologie
Les ressources cognitives limitées des individus façonnent d’innombrables aspects de leur vie quotidienne, dont l’apprentissage.
La simple présence des smartphones des individus peut restreindre davantage leurs capacités cognitives déjà limitées en taxant les ressources attentionnelles qui sont au cœur de la capacité de la mémoire de travail et de l’intelligence fluide.
Ces mesures spécifiques de la capacité cognitive sont associées à des capacités générales. Celles-ci soutiennent des processus fondamentaux tels que l’apprentissage, le raisonnement logique, la pensée abstraite, la résolution de problèmes et la créativité (Cattell 1987 ; Kane et coll. 2004). Les effets de la simple présence des smartphones ont le potentiel d’influencer négativement les performances des individus dans un large éventail de contextes.
Il n’y a pas de raison de penser que la place remplie par les smartphones pourrait se réduire. La technologie continue de progresser. Nous devons par conséquent réfléchir à la manière de préserver les ressources cognitives.
La présence des appareils mobiles des élèves dans les environnements éducatifs peut nuire à la fois à l’apprentissage et aux résultats des tests. Cela reste le cas même lorsque ces appareils sont présents, mais non utilisés.
L’effet de la visibilité du smartphone sur la capacité cognitive reste présent même lorsque l’écran du téléphone est face vers le bas ou lorsqu’il est silencieux ou éteint. Dès lors, des solutions intuitives telles que placer son téléphone face vers le bas ou l’éteindre sont probablement futiles.
Une piste potentielle est la séparation.
Cette approche peut sembler en contradiction avec des recherches antérieures indiquant que le fait d’être séparé de son téléphone nuit à la performance en augmentant l’anxiété (Cheever et coll. 2014 ; Clayton et coll. 2015). Une explication est que les participants à ces études ont été séparés de manière inattendue de leur téléphone (Cheever et coll. 2014) et forcés de l’entendre sonner sans pouvoir y répondre (Clayton et coll. 2015).
En revanche, dans les expériences de Ward (et coll., 2017) les personnes s’attendaient à être séparées de leur téléphone et n’ont pas été confrontées à des notifications ou à des appels auxquels il était impossible de répondre pendant cette période.
Il apparait que des périodes de séparation définies et protégées peuvent permettre aux individus d’être plus performants, non seulement en réduisant les interruptions, mais aussi en augmentant la capacité cognitive disponible.
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