samedi 24 février 2024

Liberté pédagogique, professionnalisme et expertise

La notion de professionnalisme est liée à celle de responsabilité et de liberté pédagogique.

(Photographie : Ada Hamza)




La liberté pédagogique en Belgique


En Belgique par exemple, le principe de liberté pédagogique est garanti par l’article 24 de la Constitution de 1831. Il « implique la liberté de création des écoles, la liberté de choix des parents et la liberté pédagogique au sein des établissements, à condition de respecter le socle minimal prévu par la loi » (de Bouttemont, 2004).

On peut également lire dans les annotations de l’Art. 24, § 1er (Cour constitutionnelle 4 juin 2020, n° 81/2020) :

« Cette liberté de choix implique que les parents puissent choisir pour leurs enfants l’enseignement qui est le plus proche de leurs conceptions philosophiques.

C’est pour garantir cette liberté de choix que la communauté organise un enseignement neutre dans le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves (article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution) et qu’elle subventionne les établissements d’enseignement dont la spécificité réside dans une conception religieuse, philosophique ou pédagogique déterminée…

B.13.4. Dès lors que la liberté de l’enseignement implique la possibilité, pour les pouvoirs organisateurs, de créer des écoles qui trouvent leur spécificité dans certaines conceptions pédagogiques ou éducatives et qui sont fondées ou non sur une certaine philosophie confessionnelle ou non confessionnelle, l’établissement du projet pédagogique d’une école relève en principe de la compétence du pouvoir organisateur de cette école. »

L’organisation de notre enseignement repose sur le principe fondamental de la liberté d’enseignement. Chaque école dépend d’un pouvoir organisateur qui peut librement choisir ses méthodes pédagogiques.  

La liberté pédagogique en Belgique se conçoit dès lors au niveau du pouvoir organisateur. Le pouvoir organisateur d’un établissement est une personne physique ou morale qui assume la responsabilité de l’enseignement. Certains pouvoirs organisateurs ne chapeautent qu’une école, d’autres plusieurs.



Une liberté pédagogique à double tranchant



La liberté pédagogique repose sur l’idée d’une autonomie accrue qui pose la question du professionnalisme lié à l’enseignement.

La liberté pédagogique offre l’idée d’un libre arbitre donné à l’enseignant, mais d’une certaine façon, elle le condamne à une certaine immaturité et à une mise sous tutelle. 

Comme l’écrit Greg Ashman (2020), dans la perspective du professionnalisme, la liberté pédagogique devrait s’accompagner d’une responsabilité à proposer des approches dont l’efficacité repose sur des données probantes. C’est le cas dans d’autres professions disposant d’une base de connaissances scientifiques. 

Force est de constater que ce n’est pas le cas de manière générale dans le secteur de l’enseignant où l’obligation de moyens peut souvent disculper de la faiblesse de certains résultats. L’amélioration des résultats n’est pas concrètement traduite en une priorité et une rigueur effectives.



Un manque de mise en valeur de l’expertise pédagogique dans la formation


Au sein d’autres professions comme en médecine, en architecture ou en droit, l’autonomie est également considérée comme essentielle. Dans ces professions, il y a une prise de responsabilité des membres de la profession à se gouverner eux-mêmes en fonction d’une base de connaissances professionnelles. Cette prise de responsabilité inclut de former les nouveaux arrivants. 

L’enseignement ne fonctionne pas sur ce principe. Les enseignants du primaire ou du secondaire ne sont que peu formés par des praticiens de leurs disciplines qui auraient eux-mêmes une large expertise d’un enseignement efficace des élèves, développée sur le terrain et maintenue.

Le fait est que les enseignants sont formés dans des facultés d’éducation d’universités ou dans des établissements d’enseignement supérieur et la formation continue est organisée par des structures qui leur sont extérieures. 

Les formateurs d’enseignants qui bénéficient d’une large expérience pratique en classe sont rares. Nombre d’entre eux n’en ont aucune dans le primaire ou le secondaire.  

Il est ainsi courant que des enseignants soient formés à des pratiques en classe dans le cadre d’un développement professionnel par un formateur qui ne les a jamais pratiquées lui-même. La conséquence est une tendance à la déconnexion entre la pratique initiale et continue et la réalité du terrain pour l’enseignant. 

De plus, nombre de ces formateurs d’enseignants développent des positions intellectuelles progressistes ou innovantes. Celles-ci ne sont que peu fondées sur des données probantes effectives, ce qui revient à faire avancer les enseignants à l’aveugle sur des sables mouvants.  

Des approches telles que l’enseignement explicite ou l’évaluation formative sont peu diffusées et peu soutenues. Cela n'est pas sans conséquences.

Une première conséquence la plus directe de cette mise sous tutelle maintenue par une formation et un encadrement intellectuel défaillants se traduit en des défaillances manifestes au niveau des résultats de l’enseignement (PISA, PIRLS, TIMSS)  

Une seconde conséquence est le maintien sous tutelle des enseignants. Si les enseignants disposaient d’un ordre professionnel habilité à prendre en charge leur profession, cela leur permettrait de construire un corps commun de connaissances pratiques. Ils auraient droit au chapitre sur les questions d’enseignement et sur les réformes éducatives entreprises. Il y a un besoin d’une émergence de la voix enseignante pour sortir de ce marasme. 



Adopter une posture d’analyse critique


Si les enseignants veulent mieux prendre en charge leur profession, s’ils veulent mieux qu’elle soit mieux considérée, c’est à eux à prendre la réalité en main. La constitution d’une base de connaissances scientifiques communes, fondées sur des données probantes, est la seule marche à suivre. 

Cela suppose d’adopter une démarche d’analyse critique (Bocquillon et coll., 2024) et de pouvoir s’interroger sur quels types de preuves et de recherches des propositions d’innovations pédagogiques ou de réformes s’appuient. 

C’est ce qui fonctionne dans les autres professions qui ont gagné une autonomie bien réelle, en en prenant la responsabilité, une responsabilité qui se traduit en droits et devoirs. 

Les enseignants devraient être plus régulièrement formés par d’autres enseignants. Des enseignants devraient être beaucoup plus naturellement consultés en tant qu’experts de leur domaine parmi les médias. Ils devraient plus logiquement donner des conférences ou des formations adressées à leurs confrères. Ils devraient s’affranchir de leur tutelle actuelle.  

Le premier réflexe que tout enseignant devrait développer est celui d’une pensée critique sur sa profession. Chaque fois qu’un formateur lui dit comment enseigner ou tente de le convaincre sur une pratique ou un principe à adopter en classe, il devrait appliquer deux règles :
  1. Lui demander s’il l’a déjà appliqué et expérimenté lui-même en classe et il y a combien d’années. 
  2. Dispose-t-il de preuves issues de la recherche qui étayent son argumentation et tendent à prouver sa valeur ajoutée dans les contextes concernés ?
Si la réponse est non aux deux questions et beaucoup plus particulièrement à la seconde, l’enseignant ne devrait pas tenir compte du message. Si la réponse est négative à la première question, l’enseignant a intérêt à bien réfléchir lui-même à la faisabilité dans son contexte et à sa traduction pratique. 

La praticabilité fondée sur des données probantes est essentielle lorsqu’il s’agit d’une méthode d’enseignement. 

Des apports extérieurs à l’enseignement sont utiles, mais ne doivent pas être dominants. Elles doivent venir compléter une base de connaissances dont les enseignants doivent avoir la maitrise et qui doit former le cœur de leur profession. L’enseignement explicite, la science de l’apprentissage, la réponse à l’intervention ou le soutien au comportement positif vont dans ce sens et respectent le cadre de l’enseignement.



Des exemples de pièges courants pour la formation des enseignants


Par exemple, de nombreux enseignants sont incités à pratiquer la différenciation en classe alors qu’ils affrontent des classes de 20 à plus de 30 élèves. Or c’est peu praticable en matière d’organisation et de charge de travail. 

En outre, le concept de différenciation et flou et imprécis. Il peut être représenté par une approche et son contraire. La différenciation ne bénéficie pas de données probantes qui lui apporteraient une plus-value réelle. La différenciation en tant que macro-stratégie est un exemple de pratique à rejeter au sein de la profession. Par contre, elle peut devenir une forme de microstratégie intéressante en fin de phase d’enseignant lorsqu’elle prend une forme de tutorat lors de la pratique autonome des élèves. La dimension adaptative de l’enseignement explicite offre des pistes bien plus concrètes et efficaces.

Un autre exemple est celui de la gestion de classe. Des interlocuteurs, dont l’expérience et les propositions se réduisent à des interactions avec des jeunes à l’échelle individuelle, ne sont que peu crédibles pour canaliser un groupe d’élèves tel que l’enseignant les connaît. La même problématique se retrouve avec les nouvelles technologies dont l’application en classe est encore largement immature. 


Mis à jour le 24/05/2024

Bibliographie


Greg Ashman, Have you ever done this?, 2020, https://gregashman.wordpress.com/2020/04/18/have-you-ever-done-this/

Greg Ashman, Redefine professionalism for teachers, 2020, https://www.afr.com/work-and-careers/education/redefine-professionalism-for-teachers-20200411-p54j21

Bocquillon M., Baco C, Derobertmasure A., Demeuse M., Enseignement explicite : pratiques et stratégies, De Boeck Supérieur, 2024 

Bouttemont, Cécile. (2004). Le système éducatif belge. Revue internationale d’éducation de Sèvres. 101-108. 10.4000/ries.1466

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