vendredi 12 janvier 2024

L’expert et le novice face aux problèmes

Lorsque nous nous engageons dans la résolution d’un nouveau problème, la première question est toujours de se demander de quel type de problème il s’agit. Pour trouver une réponse, nous essayons de nous remémorer de problèmes similaires. Pour cela, nous recherchons des indices dans l’énoncé.

(Photographie : flatman)



L’apprentissage par la découverte repose sur l’idée que l’épistémologie du scientifique expert, est de découvrir et de créer de nouvelles connaissances par l’expérimentation. Dès lors, nos élèves, novices et scientifiques en herbe, gagneraient à apprendre de cette manière.

Dans un article publié en 1981, Chi, Feltovich et Glaser sont à l’origine d’un coup de bélier contre ce que l’on pourrait qualifier de mythe pédagogique. Ils ont démontré, que les experts en savent plus que les novices, et surtout qu’ils pensent et procèdent différemment. Ils ont étudié le cas de la résolution de problèmes de physique.



La représentation d’un problème


La représentation d’un problème est un concept en psychologie cognitive. Il correspond à la structure cognitive d’un problème, construite par un résolveur pour « représenter » ou modéliser un problème.

Elle est le produit du traitement cognitif réalisé par l’individu occupé à résoudre un problème et est fonction de la base de connaissances dont il dispose dans le domaine considéré et de son organisation.

La représentation d’un problème se traduit en un réseau sémantique contenant diverses composantes. Ces composantes sont basées sur :
  • L’énoncé, c’est-à-dire l’état initial du problème, ses données. 
  • Le but souhaité, ce que l’on recherche
  • Les opérateurs de résolution de problèmes identifiés.
En outre, une représentation peut contenir des embellissements, c’est-à-dire des constructions réalisées par l’individu occupé à résoudre le problème, fruits de ses déductions et de ses abstractions.

L’intérêt de la notion d’embellissement est qu’elle correspond à une façon d’évaluer la compréhension d’un problème par un résolveur. 



La qualité de la représentation d’un problème


La qualité de la représentation d’un problème influence la facilité avec laquelle il peut être résolu. 

Des changements dans la représentation des problèmes apparaissent à la suite du développement de l’expertise du résolveur dans le domaine considéré.

La représentation de l’expert est supérieure parce qu’elle est riche en connaissances qualitatives.

Lorsque le résolveur du problème prend connaissance de son énoncé, il s’en crée une représentation en fonction des concepts activés dans sa base de connaissances.

Au départ, la composante qualitative comprend dans l’énoncé des descriptions sémantiques non mathématiques des objets physiques et de leurs interactions. 

Les objets physiques d’un énoncé de problème vont être traités et représentés par les résolveurs non pas littéralement, mais plutôt sous forme de catégories d’objets abstraits. Ce sont des cadres d’objets canoniques, dont chacun joue un rôle physique équivalent.

Le cadre d’objet canonique est une structure de connaissances qui augmente les informations sur un objet énoncé dans un problème avec des informations associées provenant de la base de connaissances. 



Schéma de problèmes types et catégories spécifiques


La base de connaissances du résolveur en matière de résolution de problèmes est organisée autour de schémas cognitifs spécifiques aux types de problèmes.

Chaque schéma propre à un type de problèmes contient les informations nécessaires pour résoudre une catégorie spécifique de problèmes. Ces catégories orientent la résolution subséquente de problèmes.

Les schémas propres à un type de problèmes peuvent être considérés comme des ensembles de connaissances interdépendantes qui unifient des problèmes superficiellement disparates par certaines caractéristiques sous-jacentes. 

La représentation est construite dans le contexte des connaissances disponibles pour un type de problème particulier. Son degré de précision est une caractéristique de l’expertise. 

Les différences entre experts et novices peuvent être liées à des catégories mal formées, qualitativement différentes ou inexistantes dans la représentation des novices. 

Une grande partie de la valeur ajoutée des experts réside dans leur capacité à établir rapidement une correspondance entre la composante qualitative des problèmes et des modèles internes.



Accessibilité des caractéristiques de surface et de structure profonde en fonction du statut de novice ou d’expert


Dans une étude, Chi, Feltovich et Glaser (1981) ont fait appel à huit experts (des doctorants avancés d’un département de physique) et à huit novices (des étudiants de premier cycle universitaire). Ils leur ont demandé de classer 24 problèmes de physique mélangés avec chaque fois trois problèmes sur une matière différente. Les instructions consistaient à la classer sur la base des similitudes de solution. Les sujets n’étaient pas autorisés à utiliser un crayon et du papier et, par conséquent, ne pouvaient pas réellement résoudre les problèmes afin de les trier. 

Les sujets ont été invités à trier à nouveau les problèmes après le premier essai. Ensuite, ils ont été invités à expliquer les raisons de leur regroupement. Le temps nécessaire au tri pour chaque essai a également été mesuré.

L’analyse des résultats n’a montré aucune différence quantitative brute :
  • Le nombre de catégories était similaire entre les deux novices et experts.
  • Les quatre plus grandes catégories produites par chaque sujet ont permis de saisir la majorité des problèmes.
  • Les experts et les novices ont été capables de réaliser un tri stable dans les deux essais, c’est-à-dire que leur second tri correspondait de très près au premier. Leur schéma de tri était basé sur une représentation significative.
Cependant :
  • Les experts ont mis sensiblement plus de temps à trier les problèmes lors du premier essai que les novices et un peu moins de temps que les novices pour le second tri.
  • Les novices ont tendance à associer entre eux des problèmes en fonction de certaines similitudes dans les structures de surface des problèmes :
    • Les objets mentionnés dans le problème (par exemple, un ressort, un plan incliné)
    • Les termes physiques littéraux mentionnés dans le problème (par exemple, la friction, le centre de masse)
    • La configuration physique décrite dans le problème (c’est-à-dire les relations entre les objets physiques tels qu’un bloc sur un plan incliné). 
  • Pour les experts, les caractéristiques de surface ne semblent pas être les bases de la catégorisation. 
    • Il n’y a pas de grande similitude dans les mots clés utilisés dans les énoncés des problèmes ni de similarité visuelle apparente dans les problèmes associés.
    • Seul un physicien peut détecter la similarité qui sous-tend la catégorisation de l’expert. Il semble que les experts classifient selon le principe majeur de la physique régissant la solution de chaque problème. La justification verbale des sujets experts confirme cette analyse. 
    • Si la structure profonde est définie comme étant la loi physique sous-jacente applicable à un problème, alors il est clair que cette structure profonde est la base sur laquelle les experts regroupent les problèmes.
  • Il y a peu de chevauchement entre les catégories d’experts et de novices. Pour ces chevauchements, les descriptions des novices sont surtout des objets et autres caractéristiques de surface des problèmes, alors que les descriptions données par les experts font toutes appel aux lois de la physique. 
  • Il y a une plus grande variabilité dans la classification des novices. Cela suggère à nouveau que les experts sont capables de « voir » les similitudes sous-jacentes dans un grand nombre de problèmes. De leur côté, les novices « voient » une variété de problèmes qu’ils considèrent comme dissemblables parce que les caractéristiques de surface sont différentes.
Dans une seconde expérience, des personnes de compétence intermédiaire ont présenté des caractéristiques intermédiaires. Ils commençaient à catégoriser les problèmes selon les principes sous-jacents en se libérant progressivement de la dépendance aux caractéristiques de surface des problèmes. 



Processus de catégorisation


Les catégories dans lesquelles les experts et les novices classent les problèmes sont qualitativement différentes. Toutefois, aucun des deux groupes ne procède à un classement uniquement sur la base de la description littérale de l’énoncé du problème. Tous deux sont capables de lire et de comprendre le problème, c’est-à-dire de construire une représentation interne quelque peu enrichie de celui-ci. 

Après la lecture d’un énoncé de problème, une représentation est formée, et sur la base de cette représentation, le problème est catégorisé. 

La taxonomie des représentations proposée par McDermott et Larkin (1978) offre une interprétation plausible pour les résultats. Ces auteurs ont proposé que le résolveur de problèmes progresse à travers quatre étapes de représentations au fur et à mesure qu’il résout un problème de physique :
  1. La première étape est une représentation littérale de l’énoncé du problème. Celle-ci contient les mots clés pertinents. 
  2. La deuxième étape consiste en une représentation naïve. Celle-ci contient les objets littéraux et leurs relations spatiales tels qu’ils sont énoncés dans le problème. Elle est souvent accompagnée d’une esquisse de la situation. Elle est dite naïve, car elle ne nécessite pas de connaissances importantes du domaine de la physique. 
  3. La troisième étape consiste en une représentation scientifique. Celle-ci contient les objets idéalisés et les concepts physiques, qui sont nécessaires pour générer les équations. Cette étape est liée à la méthode de la solution.
  4. La quatrième étape est la représentation algébrique qui a lieu une fois que les équations sont produites. 

Une interprétation plausible basée sur ce cadre est de postuler que la catégorisation des novices est basée sur la construction de représentations « naïves », avec quelques éléments limités d’une représentation « scientifique ». Les experts, en revanche, peuvent avoir construit une représentation plus « scientifique », et basé leurs catégorisations sur les similitudes de ce troisième niveau de représentation. 

Une autre interprétation de la nature de la représentation des problèmes et de sa relation avec la catégorisation consiste à postuler une plus grande interaction entre les étapes naïve, scientifique et algébrique de la représentation. Les résultats de l’étude de Chi et ses collègues (1981) va dans ce sens. Un problème peut être au moins provisoirement catégorisé après quelques analyses préliminaires grossières de ses caractéristiques. 

Une fois qu’une catégorie potentielle est activée, le reste de la représentation est construit pour être résolu à l’aide des connaissances disponibles associées à la catégorie. 

La représentation d’un problème n’est entièrement construite qu’après la catégorisation initiale. Les processus de catégorisation peuvent être accomplis par un ensemble de règles qui spécifient les caractéristiques du problème et les catégories correspondantes qu’elles doivent indiquer. Une représentation de problème est construite dans le contexte des connaissances disponibles pour un type de problème qui contraint et guide la forme finale que prendra la représentation. 

Une catégorie et les connaissances qui lui sont associées dans la base de connaissances constituent un schéma pour un type de problème particulier. C’est le contenu de ces schémas de problèmes qui détermine la qualité de la représentation du problème.

Les schémas de problèmes contiennent des connaissances différentes selon que l’on soit novice ou expert.

Pour les experts et les novices, une représentation de problème est construite dans les limites de la catégorie de connaissance (schéma) que le problème active. 

La représentation du problème qui en résulte est le résultat à la fois :
  • Du processus de catégorisation initial, résultant d’une analyse des indices de manière ascendante.
  • De l’achèvement d’une représentation basée sur les connaissances disponibles, traitement descendant. 
La résolution de problèmes dans un domaine de connaissance riche commence par une brève analyse de l’énoncé du problème pour le catégoriser.



Contenu des schémas chez les novices et les experts 


Chi et ses collègues (1981) ont cherché à identifier ce qui se trouvait dans ces schémas, suivant que l’on soit novice ou expert : 

L’expert fait un usage plus délibéré et systématique des principes généraux de physique que ne le fait le novice et réfléchit à leurs conditions d’application face au problème considéré. L’expert semble associer ses principes à des connaissances procédurales sur leur applicabilité. Dans un second temps, l’expert s’intéresse aux caractéristiques de surface du problème pour les associer aux procédures de solution.

Les experts disposent de règles de production qui contiennent des méthodes de solution explicites. Ces procédures peuvent être considérées comme des schémas d’appel à l’action. Face à un problème donné qu’il reconnait, un expert sait immédiatement ce qu’il doit faire.

Les novices ne disposent pas de règles de production qui contiennent des procédures de solution explicites. Ils doivent dès lors procéder à des tentatives, trouver des inconnues et identifier des données. Tous ces aspects sont immédiats chez l’expert, car ils sont prêts à l’emploi dans ses schémas. Le schéma du novice contient moins de procédures explicites. Le chemin vers l’expertise va consister à les acquérir.

Les schémas des experts contiennent une grande quantité de connaissances procédurales, avec des conditions d’application explicites. Les schémas des novices peuvent être caractérisés comme contenant des connaissances déclaratives suffisamment élaborées sur les configurations physiques d’un problème potentiel, mais manquant de méthodes de solution abstraites. 


Mis à jour le 30/04/2024

Bibliographie


Kirschner, P. A. and Hendrick, C. (2020) How Learning Happens: Seminal Works in Educational Psychology and What They Mean in Practice, Routledge. 

Chi, M. T. H., Feltovich, P. J., & Glaser, R. (1981). Categorization and representation of physics problems by experts and novices. Cognitive Science, 5(2), 121 - 152.  https://doi.org/10.1207/s15516709cog0502_2

McDermott, J., & Larkin, J. H. (1978). Re-representing textbook physics problems. In Proceedings of the 2nd National Conference, the Canadian Society for Computational Studies of Intelligence. Toronto : University of Toronto Press

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