mercredi 27 décembre 2023

Mobiliser la pratique délibérée dans le cadre du développement de l’expertise adaptative des enseignants

Quelle est l’importance de la pratique délibérée pour les enseignants et pour quelles raisons miser sur elle ? Telle est la question explorée par Nick Pointer et Steve Farndon (2023).

(Photographie : Virginia Wilcox)




L’écart entre le savoir et l’action dans le développement professionnel


Les formateurs d’enseignants sont confrontés à un problème commun. Lors des sessions de développement professionnel, les enseignants s’intéressent à de nouvelles idées ou stratégies, qu’ils trouvent stimulantes et pertinentes. 

Pourtant, ces mêmes enseignants ne parviennent pas par la suite à modifier leur façon d’agir ou de prendre des décisions dans leur classe. Ce phénomène est appelé « écart entre le savoir et l’action » (Knight et coll., 2013). 

Ce phénomène n’est pas dû à des enseignants démissionnaires et se produit malgré des tentatives d’y remédier. Des formateurs d’enseignants rapportent que les enseignants savent à quoi ils veulent que leurs classes ressemblent. Cependant, ils se retrouvent incapables de faire de manière fiable ce qu’il faut pour y arriver (Lemov et coll., 2012). 

Différentes approches sont avancées pour relever ce défi, d’une distribution du développement professionnel dans le temps à la mise en place du coaching pédagogique en passant par les communautés d’apprentissage professionnelles et par la pratique délibérée.



La piste de la pratique délibérée dans le développement professionnel des enseignants


La pratique délibérée est avancée comme une approche efficace dans le cadre du développement professionnel des enseignants. Pointer et Farndon (2023) se sont penchés sur
la littérature relative à la pratique délibérée. Leur intention a été d’évaluer si elle peut être utilisée dans les écoles et comment elle pourrait être mobilisée au mieux dans le cadre du développement professionnel des enseignants.

Face à une pénurie d’études rigoureuses sur l’efficacité du perfectionnement professionnel, les formateurs d’enseignants ont cherché des solutions ailleurs, en se concentrant sur le domaine du développement de l’expertise. 

Le concept de pratique délibérée (Ericsson et coll., 1993) a semblé particulièrement pertinent, s’appuyant sur un ensemble de preuves de l’acquisition d’expertise dans les domaines de la musique, des échecs et du sport. 

Ericsson et ses collègues (1993) suggèrent que des activités de développement de haute qualité sont essentielles au développement de praticiens hautement qualifiés. Ces activités organisent les efforts de pratique autour d’objectifs individualisés, de répétitions et de boucles de rétroaction intégrées. 

La pratique délibérée a depuis été adoptée pour améliorer les pratiques des enseignants en formation et en service. 

Les domaines dans lesquels des approches similaires ont été couronnées de succès, comme les sportifs ou les chirurgiens, ont un point commun avec l’enseignement : il s’agit de professions fondées sur de la performance. 

Dans ces professions, l’exécution du travail se fait « en direct », sans possibilité de s’arrêter, de recommencer ou de retenter une performance. Les professions d’exécution ont des enjeux relativement importants. En classe, il n’y a aucun moyen de récupérer le temps perdu si une leçon n’est pas réussie. 

La pratique délibérée est apparue comme étant un choix judicieux pour la préparation des enseignants. 



Le cas du faible rapport entrainement/performance dans l’enseignement 


Par rapport au développement professionnel des musiciens et des athlètes, où l’apport de la pratique délibérée est bien établi, celui des enseignants diffère sur un élément clé. Chez les musiciens et les athlètes, le rapport entre le temps consacré à la performance et le temps consacré à l’entrainement est extrêmement faible. 

Dans l’enseignement, ce rapport est extrêmement élevé. La majeure partie de la semaine de travail d’un enseignant en activité est consacrée à l’enseignement, à la correction ou à la planification, ce qui ne constitue pas une pratique délibérée. 

Ericsson et ses collègues (1993) définissent ces activités comme du « travail ». Elles sont effectuées pour minimiser les erreurs et recevoir une récompense, c’est-à-dire un salaire, car elles ne sont pas structurées de manière à améliorer la pratique.

Par conséquent, il semble faux d’établir une équivalence entre un enseignant, qui dispose d’un temps limité à consacrer au développement professionnel, et un musicien professionnel. Ce dernier peut passer des semaines à s’entrainer pour une prestation de quelques heures.

Par conséquent, il n’est pas possible pour les enseignants d’obtenir le type d’avantages que certaines professions obtiennent en s’engageant dans des activités pratiques, ce qui réduit l’efficacité de l’approche. 

Certaines écoles y remédient en intégrant des séances de pratique dans le temps consacré au développement professionnel des enseignants. Une autre approche de plus en plus courante consiste à utiliser le coaching pédagogique comme mécanisme de facilitation de la pratique délibérée.



L’absence d’une base de connaissances scientifiques établie en enseignement et d’un consensus sur les finalités de l’éducation


L’enseignement est un domaine mal défini. Il n’y a pas d’accord sectoriel sur ce qui constitue des pratiques d’enseignement efficaces ni de consensus établi au sein de la recherche. 

Cela différencie l’enseignement de professions telles que la médecine, où il existe un large consensus sur les mesures les plus efficaces à prendre dans des circonstances données, ainsi que des preuves empiriques à l’appui de ces mesures. 

Dès lors, l’enseignement peut être décrit comme une profession immature (Carnine, 2000). À l’heure actuelle, nous ne disposons pas de preuves empiriques étendues concernant un ensemble intégré d’approches pédagogiques efficaces, de connaissances et de compétences que nous pourrions souhaiter voir les enseignants acquérir.

L’autre obstacle est la nature mal définie des objectifs et des résultats de l’éducation. Ces finalités sont par exemple bien mieux définies dans le cadre des interventions médicales.

L’absence de consensus sur des résultats bien définis de l’éducation est en soi un obstacle à l’établissement d’une base rigoureuse pour des pratiques d’enseignement efficaces en lien.

Dès lors, il est difficile de concevoir et de faciliter des expériences pratiques susceptibles d’améliorer la qualité de l’enseignement et, en fin de compte, les résultats des élèves.



Définir la fenêtre de tir réduite de la pratique délibérée dans le développement professionnel des enseignants


Même si l’enseignement n’est pas un contexte idéal pour la mise en œuvre de la pratique délibérée, certaines recherches suggèrent toutefois que nous pouvons identifier des aspects de l’enseignement qui bénéficient de la pratique. 

Les preuves les plus solides concernent l’instauration d’un climat de classe (Allen et coll., 2011 ; Cohen et coll., 2020). Dans ces études, il a été demandé aux enseignants de mettre en pratique des approches bien définies pour créer un environnement de classe constructif. Cela a entrainé des changements significatifs dans les résultats scolaires des élèves ou dans les attitudes et les croyances des enseignants à l’égard des élèves. 

Ce type de démarche devrait être particulièrement bénéfique pour les enseignants novices. Ceux-ci peuvent avoir du mal à gérer simultanément les exigences comportementales et pédagogiques de la classe jusqu’à ce qu’ils aient automatisé certaines approches de haute qualité (Feldon, 2007).

Le fait de se concentrer sur des aspects de l’enseignement qui se produisent régulièrement (tels que les interactions avec les élèves) semble libérer la mémoire de travail. Cela permet de prendre des décisions plus réfléchies, et constitue donc une application utile de la pratique délibérée. 

La mise en pratique de ces approches en dehors de la classe pourrait être un objectif productif du coaching pédagogique individuel ou des sessions de pratique délibérée à l’échelle de l’école. Il a toutefois été plus difficile d’isoler les approches pédagogiques spécifiques à une matière qui ont un effet positif sur les résultats des élèves lorsqu’elles sont mises en pratique (Garet et coll., 2016 ; Kraft et Hill, 2019). 

Cela pourrait nous amener à concentrer la pratique délibérée uniquement sur les aspects routiniers de l’enseignement qui disposent de la base de données probantes la plus solide. 

Cependant, si nous réduisons notre formation à ces aspects prévisibles du travail, nous risquons de restreindre notre conception de l’enseignement. Cette focalisation peut également sembler répétitive et limitative pour les enseignants au fil du temps, en particulier pour ceux qui sont plus expérimentés.



Complexité et interactivité de la pratique des enseignants en classe


L’enseignement diffère de disciplines telles que la performance musicale ou la pratique sportive dans la mesure où il s’agit en grande partie de répondre à des interactions dynamiques et sociales avec un groupe d’élèves. Une grande partie du travail consiste à réagir aux événements au fur et à mesure qu’ils se déroulent. 

Par conséquent, le rôle du développement de l’automaticité dans la pratique est probablement nécessaire, mais pas suffisant, pour le développement des enseignants.

La nécessité de réagir avec souplesse à des situations imprévisibles est parfois décrite dans la littérature comme une expertise adaptative (Hatano et Oura, 2003) et nécessite des possibilités de formation différentes de celles décrites ci-dessus.

Le principal résultat d’une telle formation n’est pas nécessairement plus de connaissances, mais des connaissances flexibles organisées autour de principes abstraits. 

La littérature sur l’expertise au sens large montre que l’expérimentation de différentes approches d’un même problème peut favoriser le développement de ce type de connaissances (Bohle Carbonell et coll., 2014). Cependant, de telles recherches n’en sont qu’à leurs balbutiements dans le domaine de l’éducation. 

Certains modèles émergents peuvent guider les formateurs d’enseignants lorsqu’ils conçoivent des activités pratiques plus complexes pour les enseignants. 



Commencer par établir le contexte, la cohérence et le cadre dans le développement professionnel


Certaines données suggèrent que toute pratique délibérée devrait être liée à un programme plus large de formation des enseignants (Cohen et coll., 2021). Cela permettrait aux enseignants de mieux comprendre leurs choix pédagogiques individuels à la lumière des principes sous-jacents. 

Un formateur d’enseignants pourrait commencer une séquence de développement professionnel en aidant les enseignants à identifier des difficultés particulières en classe. Par exemple, des élèves qui manquent de confiance en eux lorsqu’ils commencent un travail autonome. 

Ensuite, ce formateur devrait partager les principes qui expliquent certaines des causes de ces difficultés. Ce sont, par exemple, l’importance de l’auto-efficacité et le rôle du modelage et de la pratique guidée dans la facilitation des premiers succès. Ces principes peuvent ensuite être évoqués lors de la pratique délibérée afin d’aider les enseignants à analyser le lien entre les stratégies individuelles et les principes plus profonds.



Engager la pratique délibérée sur les moments clés de prise de décision dans le cadre de jeux de rôle


Ensuite, lors de la pratique délibérée, il convient d’accorder une attention particulière aux moments clés de la prise de décision (Kelley-Petersen et coll., 2018). 

Le but est que les enseignants puissent explorer les effets potentiels des différentes actions sur l’apprentissage des élèves. 

Si l’apprentissage de nouvelles stratégies doit certainement faire partie du perfectionnement des enseignants, ces derniers doivent également être encouragés à réfléchir au moment, à la manière et à l’opportunité d’utiliser ces stratégies (Kennedy, 2016). 

Une fois que les enseignants ont acquis une meilleure compréhension théorique, ils doivent avoir la possibilité de mettre en pratique les stratégies liées dans un environnement qui se rapproche de la complexité de la classe. 

Cela peut impliquer que des collègues jouent le rôle d’élèves présentant des réponses réalistes aux actions de l’enseignant. 

Le formateur d’enseignants peut alors interrompre la pratique pour encourager les participants à analyser la prise de décision de l’enseignant et la mesure dans laquelle elle répond au défi d’apprentissage initial (Kelley-Petersen et coll., 2018). 

Pour revenir à l’exemple précédent, les enseignants peuvent se concentrer sur la transition vers le travail autonome. Ils peuvent comparer éventuellement différentes approches de la modélisation, les exemples et les tâches qu’ils devraient utiliser, et les questions qu’ils devraient poser et à qui. 

Grâce à une discussion animée par le formateur d’enseignants, chaque décision pourrait être évaluée en fonction de sa contribution au renforcement de l’auto-efficacité des élèves.



Poursuivre par la pratique délibérée en classe et par un temps d’échange


L’analyse du processus décisionnel de l’enseignant devrait se poursuivre dans le temps. L’enjeu est de modifier de manière significative la capacité des enseignants à remarquer les moments clés de leurs cours et à y réagir (Correnti et coll., 2020). 

Les enseignants semblent bénéficier d’un cycle composé :
  1. D’une pratique en dehors de la classe
  2. D’une mise en œuvre en classe
  3. D’une réflexion et d’une pratique en dehors de la classe. 
Ce cycle permet aux enseignants de découvrir les caractéristiques et les nuances importantes de la façon dont les différentes approches peuvent être utilisées de manière à équilibrer la fidélité aux stratégies et les adaptations aux besoins contextuels. 

Les formateurs d’enseignants peuvent utiliser des vidéos de cours ou des notes d’observation, parallèlement à une pratique délibérée. De cette manière, ils peuvent attirer à plusieurs reprises l’attention des enseignants sur l’impact d’une approche donnée sur l’apprentissage souhaité par l’élève.



L’enjeu du développement à l’expertise adaptative


Les enseignants continueront à avoir besoin de soutien pour mettre en œuvre de nouvelles approches dans leurs classes. 

Les chefs d’établissement doivent être conscients des forces et des limites de la pratique en tant que mécanisme de développement professionnel. 

L’impact des activités pratiques sur l’apprentissage des élèves dépend de ce qui est pratiqué et de la manière dont cette pratique est organisée.

Le premier élément important est de choisir ce qui doit être pratiqué. Il est probablement utile de sélectionner, en premier lieu, des stratégies de routine fondées sur des données probantes, dans lesquelles les enseignants peuvent acquérir une certaine aisance. 

L’automatisation de ces pratiques comme finalité risque de limiter le développement d’une expertise adaptative. 

L’entrainement à l’expertise adaptative est un exercice beaucoup plus exigeant que l’entrainement à l’automaticité de stratégies prévisibles, mais il est plus à même de répondre aux défis des écoles. 

Il nécessite une approche fondée sur des données probantes, des formateurs d’enseignants compétents et une ouverture d’esprit de la part du personnel. Cette approche peut notamment s’inscrire dans le cadre de séances de pratique en groupe ou d’un accompagnement pédagogique individuel.


Mis à jour le 18/04/2024

Bibliographie


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