Il est utile de s’interroger sur les liens entre les connaissances acquises dans un domaine et l’intérêt que nous y portons. Quel est le sens de la causalité ? L’intérêt individuel pour un sujet favorise-t-il le développement de connaissances ? Alternativement, le développement de connaissances sur un sujet favorise-t-il l’intérêt individuel pour celui-ci ?
La compréhension de ces liens est vitale pour comprendre comment soutenir l’intérêt individuel des élèves à apprendre dans un contexte scolaire. Voici une synthèse de l’article de Rotgans et Schmidt (2017) sur ces questionnements.
(Photographie : masachi)
Une association étroite entre la connaissance et l’intérêt individuel dans un domaine
Schiefele et Rheinberg (1997) ont postulé une différence entre l’intérêt individuel et l’intérêt situationnel :
- L’intérêt individuel ne devrait se référer qu’aux domaines de connaissances et non aux activités ou événements qui y sont liés.
- L’intérêt situationnel par contre est avant tout fonction des activités et des événements.
Hidi et Renninger (2006) ont conçu l’intérêt individuel comme étant associé à la connaissance et à la valeur et aux émotions qui lui sont attribuées.
D’autres chercheurs conceptualisent l’intérêt comme une émotion (Ainley, 2012 ; Silvia, 2008).
Par conséquent, il existe un consensus sur le fait que la connaissance est étroitement liée à l’intérêt individuel, et il semble qu’une valeur et des sentiments y soient attachés.
Une causalité supposée de l’intérêt vers les connaissances et ses implications pédagogiques
Il est presque universellement admis que l’intérêt individuel est un facteur causal dans l’apprentissage. L’intérêt est la variable indépendante tandis que la connaissance est la variable dépendante (Ainley, 2012).
Sur base d’une causalité de l’intérêt individuel vers la connaissance, la littérature pédagogique regorge de suggestions selon lesquelles :
- L’apprentissage devrait commencer par l’éveil de la curiosité (Reio, 2004).
- Les enseignants devraient chercher à instruire en tenant compte des intérêts des élèves (Reid, 1987)
- L’apprentissage devrait être amusant (Barab, et coll., 2005).
Toutefois, cette conclusion n’est pas là la seule possibilité en matière de causalité. Le type d’analyse corrélationnelle employé par la plupart de ces études ne peut pas dire grand-chose sur la direction de l’influence. Il n’est donc pas clair si l’intérêt cause effectivement l’apprentissage ou si cela a lieu dans l’autre sens.
Dès lors, il est important d’établir la direction causale entre ces variables, non seulement pour mieux comprendre la nature du concept d’intérêt lui-même, mais aussi en raison des implications pédagogiques qui en découlent.
L’hypothèse d’un accroissement des connaissances qui entraîne une augmentation de l’intérêt
Nous pouvons poser l’hypothèse alternative d’un accroissement des connaissances qui entraîne une augmentation de l’intérêt. Dans cette perspective, l’intérêt n’est pas le moteur de la connaissance, mais son sous-produit.
Quelles sont les preuves soutenant cette hypothèse ?
Il n’existe actuellement qu’un nombre limité d’études empiriques qui ont systématiquement exploré cette option.
Iran-Nejad et Cecil (1992) proposent que la connaissance détermine l’intérêt. Ils font référence à une étude dans laquelle ils ont utilisé deux types d’histoires différentes, certaines ayant une fin congruente et d’autres ayant une fin incongrue :
- Ils ont constaté que ce n’est que lorsque la fin de l’histoire résolvait l’incongruité qu’elle suscitait un intérêt accru.
- Ils ont observé que si l’incongruité ne pouvait pas être résolue, les participants n’étaient pas en mesure d’acquérir des connaissances, ce qui ne changeait pas l’intérêt. Par contre, pour les fins congruentes ou l’acquisition de connaissances était présente, l’intérêt augmentait.
- Ils ont interprété ces résultats comme un soutien à l’hypothèse de la connaissance qui cause l’intérêt.
Dans le cadre d’une méta-analyse pour étudier le lien entre les attitudes envers les sciences et les connaissances scientifiques des élèves. Mattern et Schau (2002) ont examiné la relation de cause à effet entre les attitudes des élèves à l’égard des sciences et leurs résultats en sciences. Leurs résultats suggèrent que la réussite est un prédicteur des attitudes des élèves envers les sciences et non l’inverse. Dans ce cadre, l’intérêt individuel doit être considéré comme un sous-produit affectif d’une augmentation des connaissances.
Les implications pédagogiques de cette hypothèse sont totalement différentes de l’hypothèse inverse. Ainsi pour augmenter l’intérêt des élèves pour un domaine, il faudrait soutenir chez eux l’acquisition de connaissances.
Dans une étude, Rotgans & Schmidt (2011) ont examiné comment l’intérêt individuel et la connaissance sont liés de manière causale. Ils ont mesuré l’intérêt individuel et les connaissances à deux moments dans le temps dans un groupe d’élèves en sciences de l’école primaire. Les résultats de l’analyse ont révélé que l’intérêt mesuré à un moment antérieur n’était pas lié aux connaissances mesurées à un moment ultérieur. En revanche, les connaissances mesurées plus tôt étaient significativement liées à l’intérêt mesuré plus tard. Cela représente un soutien à l’hypothèse selon laquelle la croissance de l’intérêt pour un domaine doit être considérée comme une conséquence, une ramification, de la croissance de la connaissance de ce domaine. Fait supplémentaire intéressant, ils n’ont trouvé aucune preuve à l’hypothèse selon laquelle l’intérêt et l’apprentissage s’influencent réciproquement.
Rotgans & Schmidt (2011) ont mené deux expériences supplémentaires impliquant des élèves du secondaire présentant un intérêt individuel faible ou élevé pour les sciences. Dans l’une, les connaissances préalables de ces élèves ont été évaluées avant l’expérience. Les gains de connaissances ont été mesurés après un exercice d’apprentissage. L’intérêt n’a eu une influence sur l’acquisition des connaissances que lorsque les différences préexistantes dans les connaissances antérieures ont été ignorées. En tenant compte des connaissances préalables, l’intérêt individuel n’avait aucune influence sur l’acquisition des connaissances.
Dans la seconde expérience, utilisant une logique similaire, des élèves en sciences de l’enseignement secondaire ayant des connaissances préalables faibles ou élevées ont participé à une tâche d’apprentissage. Avant l’expérience, l’intérêt individuel pour le sujet a été mesuré. À la fin de la tâche d’apprentissage, des différences statistiquement significatives sont apparues dans l’intérêt individuel. Après avoir pris en compte les influences possibles de l’intérêt individuel antérieur, l’effet initial des différences de connaissances sur l’intérêt a survécu. Cela confirme l’hypothèse selon laquelle l’intérêt devrait être considéré comme un sous-produit plutôt que comme une cause des gains de connaissances.
Les expériences de Rotgans & Schmidt (2011) fournissent des preuves empiriques que le fait de pointer du doigt l’intérêt comme source causale de l’apprentissage peut avoir moins de validité que ce à quoi on s’attend généralement. Au contraire, leurs données montrent qu’avec l’accroissement des connaissances, l’intérêt individuel se développe.
Une explication possible serait le concept de maîtrise. La connaissance change notre vision du monde. Ce qui semblait auparavant indifférencié et fade devient une source d’excitation et d’opportunités. La compréhension du monde produit une sensation d’accomplissement, car nous faisons l’expérience de la maîtrise et de la compétence (Ryan & Deci, 2000).
Cette expérience de maîtrise s’exprime par des sentiments positifs à l’égard du sujet maîtrisé et par un attachement à celui-ci (Ainley & Patrick, 2006 ; Hulleman et coll., 2008).
Ces sentiments positifs s’expriment par un intérêt individuel pour le domaine. Il faut beaucoup d’efforts pour accumuler de nouvelles connaissances et développer la compréhension d’un domaine. Par conséquent, nous pouvons nous attendre à ce que l’intérêt individuel augmente lentement, avec l’accroissement des connaissances.
Le modèle épistémique de l’intérêt de Hidi et Renninger (2006)
L’enjeu d’un modèle épistémique de l’intérêt pour l’éducation est de rendre compte de liens entre l’intérêt situationnel (temporaire), l’acquisition de connaissances et l’intérêt individuel (durable).
Deux théories relatives à ces concepts dominent le domaine. La première est le modèle à trois phases (ou à quatre phases) du développement de l’intérêt (Hidi & Renninger, 2006).
Selon Hidi & Renninger (2006), le développement de l’intérêt commence par l’éveil d’un intérêt situationnel. Celui-ci qui se transforme ensuite lentement en une forme plus stable au fil du temps selon quatre phases : (1) intérêt situationnel déclenché (2) intérêt situationnel stabilisé (3) intérêt individuel émergent (4) intérêt individuel bien développé.
Ce modèle présente deux lacunes :
- Bien que les auteurs affirment que l’acquisition de connaissances joue un rôle dans ce processus de développement, ce rôle n’est pas spécifié. L’interaction entre les différentes formes d’intérêt et le processus d’acquisition de connaissances (si elle existe) n’est pas claire.
- Il n’est pas évident de distinguer ces différentes phases et de déterminer quand et pourquoi nous passons d’une phase à l’autre.
Le modèle épistémique de l’intérêt d’Alexander et coll. (2004)
L’enjeu d’un modèle épistémique de l’intérêt pour l’éducation est de rendre compte de liens entre l’intérêt situationnel, l’acquisition de connaissances et l’intérêt individuel.
Deux théories relatives à ces concepts dominent le domaine. La seconde théorie est le modèle de l’apprentissage du domaine (Alexander et coll., 1994).
Le modèle d’apprentissage d’un domaine de Patricia Alexander (2004) accorde à l’acquisition de connaissances un rôle plus central :
- Les connaissances et l’intérêt (ainsi que le traitement stratégique) interagissent différemment à mesure qu’un apprenant développe une expertise dans un domaine.
- Selon ce modèle, l’expertise se développe en trois étapes :
- L’acclimatation : les apprenants ne disposent que de connaissances et d’un intérêt individuel limités et doivent se fier principalement à l’intérêt situationnel pour s’engager dans l’apprentissage.
- Le développement de la compétence : lorsque les apprenants deviennent plus compétents, davantage de connaissances se développent, l’intérêt situationnel diminue et l’intérêt individuel augmente.
- La maîtrise/expertise : lorsque les apprenants atteignent la compétence, ils ont acquis une quantité substantielle de connaissances, ont des niveaux élevés d’intérêt individuel et dépendent moins de l’intérêt situationnel.
Dans ce modèle, les auteurs proposent que la nouveauté et le défi que représentent les nouveaux supports d’apprentissage soient les moteurs de l’intérêt situationnel. Toutefois, ils ne fournissent pas d’explications détaillées sur les raisons de ce phénomène.
L’apparition de l’intérêt situationnel n’est pas expliquée, pas plus qu’est clair le lien supposé entre l’intérêt pour la situation et les premiers gains de connaissances. De plus, Alexander et ses collaborateurs (2004) considèrent l’intérêt individuel comme le précurseur de l’acquisition de connaissances, plutôt que comme un résultat, ce qui va à l’encontre des résultats de la recherche.
Le modèle épistémique de l’intérêt de Rotgans et Schmidt (2017)
Rotgans et Schmidt (2017) proposent un modèle qui entend pallier les manquements des modèles précédents. Leur modèle épistémique de l’intérêt pour l’éducation est centré sur l’acquisition de connaissances.
Il met l’accent sur :
- L’objectif premier de l’éducation, qui est d’aider les apprenants à acquérir les connaissances nécessaires pour donner un sens au monde qui les entoure.
- Sur le rôle de soutien de l’intérêt et de son développement :
- L’éveil de l’intérêt situationnel est considéré comme le moteur de ce processus d’apprentissage.
- L’intérêt individuel croissant peut être considéré comme son sous-produit : plus les gens apprennent, plus leur intérêt s’étend.
Le modèle met en évidence l’influence de l’intérêt individuel sur l’intérêt situationnel. Les élèves soient des ardoises vierges en ce qui concerne leur intérêt individuel lorsqu’ils abordent une tâche d’apprentissage. Un certain intérêt individuel est toujours présent lorsque les étudiants rencontrent une situation d’apprentissage parce qu’il y a toujours une certaine connaissance (peut-être superficielle) disponible.
Les facteurs personnels ou individuels, liés à des connaissances préalables interagissent toujours avec les facteurs situationnels pour créer un intérêt ou un manque d’intérêt.
Rotgans et Schmidt (2017) postulent que, quelle que soit la matière scolaire présentée aux élèves, il y aura toujours une certaine valeur (positive ou négative) qui y sera attachée.
Par exemple, imaginons que l’on présente aux élèves un nouveau sujet de mathématiques qu’ils n’ont jamais rencontré auparavant. Ils n’ont peut-être pas emmagasiné de connaissances sur ce sujet particulier, mais ils ont des connaissances sur les mathématiques en général. Les élèves ayant des connaissances relativement plus élevées et donc un intérêt individuel pour les mathématiques auront un plus grand intérêt situationnel initial pour le sujet lorsqu’ils rencontrent le nouveau sujet. Cet intérêt sera moindre pour les élèves qui ont un intérêt individuel relativement faible pour les mathématiques.
Rotgans et Schmidt (2017) postulent que l’intérêt situationnel n’émerge pas de nulle part, mais qu’il dépend toujours en partie d’un intérêt individuel préexistant, aussi superficiel, voire négatif, soit-il.
Preuves empiriques du modèle épistémique de l’intérêt de Rotgans et Schmidt (2017)
Tsai et ses collègues (2008), ont mené une étude dans laquelle ils ont cherché à savoir dans quelle mesure l’intérêt individuel influence l’intérêt situationnel. Ils ont analysé cette relation sur les trois premières semaines de cours dans trois matières scolaires différentes. Leurs résultats suggèrent que l’intérêt individuel explique environ 20 % de la variance de l’intérêt situationnel au début de la période de trois semaines pour les trois sujets scolaires.
Harackiewicz et ses collègues (2008) ont examiné l’influence de l’intérêt initial pour un cours d’introduction à la psychologie. Ils ont regardé s’il permettait de prédire l’intérêt situationnel, les performances scolaires, ainsi que les choix de cours et la filière universitaire sept semestres plus tard. Leurs résultats suggèrent également que près de 20 % de la variance de l’intérêt situationnel pourrait être expliquée par l’intérêt initial.
Tapola et ses collègues (2013) ont mené une étude dans laquelle ils ont examiné les prédicteurs et le résultat de l’intérêt situationnel pendant une tâche scientifique. Leurs résultats suggèrent également que l’intérêt situationnel des élèves au début de la tâche était déterminé par l’intérêt individuel préexistant.
Les résultats de ces études suggèrent que l’intérêt individuel influence effectivement l’intérêt situationnel des élèves au début d’une tâche.
Rotgans & Schmidt (2011a) ont mené une étude dans laquelle ils ont mesuré l’influence de l’intérêt individuel sur l’intérêt situationnel. Ils l’ont fait non seulement au début, ainsi qu’à la fin d’une intervention, mais tout au long de celle-ci. Leur étude a démontré que l’intérêt individuel influence significativement l’intérêt situationnel au début de la tâche d’apprentissage. Cependant, son influence sur les mesures ultérieures de l’intérêt situationnel s’estompe et finit par devenir non significative. Les résultats d’apprentissage ne dépendent que de l’intérêt situationnel. L’intérêt individuel n’a aucune importance pour son émergence.
En résumé, l’étendue des connaissances d’un élève sur un sujet détermine son niveau d’intérêt individuel expérimenté. L’intérêt individuel détermine à son tour la mesure dans laquelle l’élève se sent intéressé par la situation lorsqu’il est confronté à un sujet particulier avec lequel il est censé s’engager.
Cependant, dès qu’un problème ou un autre événement pédagogique visant à éveiller l’intérêt situationnel est introduit, l’influence de l’intérêt individuel préexistant sur l’intérêt situationnel diminue et finit par disparaître. Il semble que l’intérêt situationnel éveillé émerge en réponse au problème et soit indépendant de l’intérêt préexistant. Même les élèves qui ne sont pas vraiment intéressés par le sujet peuvent devenir intéressés par la situation lorsqu’ils sont confrontés à un défi.
Ce résultat démontre également une fois de plus le rôle important que jouent les défis pédagogiques pour susciter l’intérêt pour la situation et l’acquisition ultérieure de connaissances. Si l’intérêt situationnel n’est pas éveillé, on ne peut pas s’attendre à ce que l’apprentissage soit affecté.
Mis à jour le 08/03/2024
Bibliographie
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