Kershner et Miles comparaient en 1996 la différenciation à une savonnette que nous essayons de l’attraper et qui perpétuellement nous échappe des mains.
Une bonne vingtaine d’années plus tard, la situation a-t-elle réellement évolué ?
(Photographie : Martien Mulder)
Privilégier un enseignement adaptatif à la différenciation
Différencier est un truisme
Inévitablement, depuis que les classes existent, elles sont hétérogènes. À partir du moment où un enseignant fait face à une problématique d’apprentissage, des préoccupations émergent.
Cette hétérogénéité est d'autant plus importante que l'accent est mis le développement de compétences générales plutôt que sur l'acquisition de connaissances et le développement d'automatismes.
Comment l’écrivent Gauthier et Bissonnette (2022), des préoccupations pédagogiques très légitimes émergent souvent chez les enseignants :
- Que faire quand plus des trois quarts des élèves comprennent et ont appris ce que nous leur avons enseigné, s’ennuient, et que quelques-uns pataugent et éprouvent encore d’importantes difficultés ?
- Que faisons-nous avec les élèves qui apprennent à des rythmes différents pour favoriser la réussite de tous ?
La différenciation pédagogique apparait comme une solution évidente à l’hétérogénéité des élèves en classe dans le but de relever le défi de la réussite scolaire pour tous les élèves. Nous devons pouvoir répondre aux besoins essentiels de chaque élève, dont dépend leur réussite.
En différenciant en petits groups ou à l'individuel, on se trouve dans la situation du tutorat de Bloom (1984). Ce dernier a montré que dans le cas d’une leçon individuelle, la performance moyenne d’un élève est supérieure de deux écarts-types (2 sigmas) à celle d’une classe type de trente élèves. Une telle amélioration générale signifie que l’élève moyen qui a participé à la leçon individuelle obtient de meilleurs résultats que 98 % des élèves qui ont suivi l’enseignement classique en groupe classe.
La différenciation marche spécifiquement par cette réduction d'échelle. Or l'enseignant ne dispose pas des ressources en temps pour s'investir dans de telles démarches face à une classe hétérogène.
Une revue de la recherche sur la différenciation de Graham (et coll. 2021)
Graham et ses collègues (2021) ont effectué une revue de 20 ans de recherche (1999 — 2019) sur la différenciation. Ils observent une diffusion et une normalisation du terme différenciation comme pratique pédagogique au fil des années, visant à apporter une réponse à l’augmentation perçue de la diversité et de l’hétérogénéité des élèves.
La démarche de cette revue a été d’identifier les principales caractéristiques et conceptualisations de la recherche empirique sur la différenciation publiée entre 1999 et 2019. Leur but était de cartographier les moyens par lesquels ce corpus de recherche a été produit. Ils ont abouti à un échantillon final de 34 articles axés sur la différenciation dans les écoles ordinaires.
La plupart des études qu’ils ont pu trouver ne sont que des enquêtes. Presque aucune ne concerne des élèves du secondaire et presque toutes se consacrent au primaire.
La diversité des objectifs et des approches méthodologiques des 34 études empêche la comparaison des résultats et affaiblit la base factuelle permettant d’établir l’efficacité ou l’inefficacité de la différenciation.
L'enseignement adaptatif
La difficulté c'est que l'injonction de la différenciation occulte une autre question, celle de l'efficacité de l'enseignement.
Un enseignement efficace se caractérise par trois effets conjoints selon Bloom (1979) :
- Une élévation de la moyenne de l’ensemble des résultats.
- Une réduction de la variance de l’ensemble des résultats.
- Une diminution de la corrélation entre l’origine sociale de chaque élève (et plus généralement ses caractéristiques initiales) et ses résultats.
Dès lors plutôt que de se focaliser sur la différenciation qui fonctionne par défaut mais qui est hautement consommatrice en ressources, il est plus intéressant de valoriser un enseignement adaptatif qui conjugue les apports de l'enseignement explicite et de l'évaluation formative
La différence entre la différenciation et l'enseignement adaptatif réside dans l'approche des besoins d'apprentissage des élèves. Alors que la différenciation s'attache à répondre aux besoins d'un individu ou d'un groupe d'élèves, l'enseignement adaptatif se concentre sur l'ensemble de la classe en temps réel.
En se focalisant sur un enseignement adaptatif on diminue les besoins liés à la différenciation et on peut mieux y répondre, par exemple par une approche de type réponse à l'intervention.
L’émergence de l’éducation inclusive
La Déclaration et le Cadre d’action de Salamanque sur les besoins éducatifs spéciaux de l’UNESCO (1994) a demandé à ce que les programmes scolaires soient « adaptés aux besoins des enfants, et non l’inverse ». Depuis, les systèmes éducatifs du monde entier ont cherché des moyens de promouvoir l’accès et la participation d’élèves de toutes capacités et de tous horizons dans des écoles inclusives.
En 2008, la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées est entrée en vigueur. L’article 24 souligne le droit des enfants handicapés à une éducation inclusive, qui a depuis été défini (Nations Unies, 2016) comme suit. Il s’agit d’un processus de réforme systémique incarnant des changements et des modifications dans le contenu, les méthodes d’enseignement, les approches, les structures et les stratégies de l’éducation pour surmonter les obstacles avec une vision servant à fournir à tous les élèves de la tranche d’âge concernée une expérience d’apprentissage équitable et participative.
De la même manière ont été définies des approches incompatibles avec l’éducation inclusive, décrites comme :
- L’exclusion : le cas où un élève se voit refuser l’accès à l’éducation
- L’intégration : le cas où un élève est placé dans une classe ordinaire sans aménagements ou soutiens appropriés
- La ségrégation : le cas où un élève est retiré de la classe ordinaire pour bénéficier de soutiens spéciaux, ou est éduqué de manière isolée des élèves non handicapés.
Les pays signataires sont légalement tenus de s’engager dans une réforme systémique. Il s’agit de mettre fin à la ségrégation dans les milieux éducatifs en assurant un enseignement inclusif en classe dans des environnements d’apprentissage accessibles avec des soutiens appropriés.
L’imprécision létale du concept de différenciation
La principale difficulté avec le concept de différenciation est qu’il existe aujourd’hui de nombreuses perceptions erronées, imprécisions et incohérences dans ses définitions.
Dès lors, nous nous trouvons dans une situation où il est difficile de savoir ce qui est mis en œuvre au nom de la différenciation ou même ce qui correspond exactement à des recherches sur ce thème.
Tomlinson (1995, 2017) définit la différenciation d’une manière bien en phase avec la définition de l’ONU des pratiques qui soutiennent l’éducation inclusive (Nations unies, 2016). La différenciation est une approche flexible de l’enseignement dans laquelle un enseignant « planifie et réalise des approches variées du contenu, du processus et/ou du produit en prévision ou en réponse aux différences de préparation, d’intérêts et de besoins d’apprentissage des élèves ».
C’est l’imprécision de cette définition qui la rend peu opérationnelle et a conduit au bourgeonnement de concepts, de croyances et de stratégies vaguement définis qui se révèlent régulièrement antithétiques et contradictoires dans la pratique.
Certaines formes de différenciation peuvent ainsi mener à une répartition par groupes d’aptitudes (Liem et coll., 2013 ; Steenbergen-Hu et coll., 2016). La répartition des aptitudes est toutefois une forme de ségrégation, incompatible avec la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées.
Comment le rapportent Graham et ses collègues (2021), il existe de nombreux exemples de glissements terminologiques et de mauvaises interprétations de la différenciation dans la pratique.
Il existe réellement un flou terminologique lié à l’appropriation du mot différenciation, qui est invoquée pour des pratiques en réalité incompatibles. Dès lors, il est difficile de définir un champ de recherche cohérent en rapport avec la différenciation, car le concept devient dès lors la cible de critiques fondées.
Sous couvert de la différenciation peuvent être promues des pratiques inappropriées qui aboutissent à un rejet global du concept sous sa forme actuelle selon l’approche d’une éducation fondée sur des données probantes. En fin de compte, la différenciation ne peut pas être une solution par défaut face aux exigences de l’éducation inclusive.
Graham et ses collègues (2021) définissent la différenciation comme l’utilisation d’une planification proactive et de pratiques inclusives pour créer des expériences d’apprentissage accessibles répondant aux besoins de tous les apprenants dans des classes hétérogènes.
Pour atteindre cet objectif, la différenciation promeut un regroupement flexible au sein de la classe, par opposition à un regroupement fixe des aptitudes, à un classement par année ou à un retrait vers des programmes séparés. Ils excluent de leur définition le regroupement selon des aptitudes fixes.
Critiques et contre-critiques sur la différenciation
Une critique courante de la différenciation est qu’elle est trop difficile à mettre en œuvre par les enseignants dans les classes ordinaires (Marshall, 2016). Le constat qui l’accompagne est que les enseignants pensent que la différenciation nécessite la création de leçons individuelles pour différents profils d’élève, ce qui oblige ensuite les enseignants à individualiser l’enseignement de leur classe.
Une critique concourante est que la différentiation amène à abaisser les normes en diluant le programme scolaire. Elle aurait un impact négatif sur les chances des enfants dans la vie en réduisant les attentes et l’exposition des élèves au contenu scolaire (Gibb, 2016).
Une interprétation dangereuse de l’enseignement différencié consiste à modifier le programme et ses principaux objectifs en fonction des limites et des intérêts des élèves (Gauthier et Bissonnette, 2022). Au lieu de renforcer l’enseignement pour les élèves en difficulté, les enseignants et les écoles sont poussés à abaisser leurs normes et leurs objectifs, ce que l’on appelle l’enseignement individualisé.
Le résultat très direct est que cela renforce les limites des élèves en difficulté, qui sont le plus souvent issus de milieux défavorisés. À l’opposé de cet enseignement individualisé, les enseignants et les écoles doivent au contraire renforcer leurs efforts pour que tous les élèves acquièrent les connaissances et les compétences de base. Alors, comment différencier autrement et offrir une solution plus réaliste aux élèves qui ont du mal à suivre ?
Une critique connexe est que la différenciation contribue à la charge de travail des enseignants (Didau, 2016) et à leur sentiment d’efficacité professionnelle. La différenciation complique le travail des enseignants, leur laissant un sentiment de défaite parce qu’ils « ne le font pas aussi bien qu’ils soient censés le faire » (Delisle, 2016).
Les promoteurs de la différenciation avancent que la création de leçons individuelles pour chaque élève d’une classe n’est pas une caractéristique de la différenciation (Sparks, 2016).
La différenciation consiste plutôt à intégrer de la flexibilité dans les leçons (Wu, 2013). L’enjeu est que les élèves à différents stades de développement et de maîtrise scolaire puissent s’engager dans le contenu à un moment optimal de leur apprentissage. Ces arguments toutefois ne permettent pas de réfuter pleinement les critiques.
Un autre contre-argument peu convaincant est le fait que la différenciation, plutôt que d’amener à baisser le niveau pourrait au contraire permettre aux élèves plus aptes à faire du dépassement.
Un dernier contre-argument est de réfuter la légitimité des développements liés à la différenciation revendiqués par des approches pédagogiques non fondées sur des données probantes comme celles liées aux styles d’apprentissage ou aux intelligences multiples.
Perspectives pour la différenciation
Au-delà d’un bilan peu concluant, Graham et ses collègues (2021) proposent la définition de la différenciation en deux temps :
- L’utilisation d’une planification proactive et de pratiques inclusives pour créer des expériences d’apprentissage accessibles répondant aux besoins de tous les apprenants dans des classes hétérogènes.
- L’utilisation d’un regroupement flexible au sein de la classe, par opposition à un regroupement fixe des aptitudes, à un classement par année ou à un retrait vers des programmes séparés.
De plus, ils proposent les pistes suivantes pour la recherche sur l’éducation :
- Définir clairement la différenciation comme un ensemble de pratiques fondées sur des preuves que les enseignants peuvent utiliser pour répondre aux besoins de tous les apprenants dans des classes hétérogènes.
- Étudier la planification et la mise en œuvre de ces pratiques dans des contextes d’enseignement général primaire et secondaire.
- Utiliser des méthodes de recherche mixtes et rigoureuses, permettant d’évaluer l’adéquation de ces pratiques pour répondre à l’ensemble des besoins d’apprentissage individuels, tout en déterminant l’effet sur l’engagement des élèves, les expériences pédagogiques et les résultats scolaires.
- Surveiller la fidélité de la mise en œuvre et l’impact sur le travail des enseignants.
La différenciation telle qu’elle est pensée actuellement ne dispose pas de données probantes en sa faveur. Les restrictions telles que Graham et ses collègues (2021) sont compatibles avec le modèle de la réponse à l’intervention qui lui dispose de données probantes. Dès lors, il nous semble que la réponse à l’intervention est un concept mieux défini, plus concret, plus efficace que la différenciation.
La pédagogie différenciée ne bénéficie actuellement que de peu ou pas de soutien de la part de la communauté des chercheurs. La prescription de cette modalité pédagogique à grande échelle, comme c’est le cas actuellement pose véritablement question.
Comme le disent Gauthier et Bissonnette (2022), ce constat ne signifie pas que les besoins particuliers de certains élèves doivent être ignorés, mais plutôt que les interventions pédagogiques doivent être différenciées en fonction des preuves. C’est le meilleur moyen d’augmenter la probabilité de succès d’une telle approche.
La réponse à l’intervention, une forme de différenciation fondée sur des données probantes
Comme l’écrivent Clermont Gauthier et Steve Bissonnette (2022), il existe une approche différente de la différenciation, issue du cadre de l’éducation fondée sur des données probantes, à savoir le modèle de réponse à l’intervention.
La recherche montre que la différenciation ne réussit pas en diversifiant les approches pédagogiques, mais plutôt en appliquant une approche pédagogique efficace à différents niveaux de fréquence et d’intensité, en fonction des besoins des élèves.
Ce type d’approche pédagogique efficace est connu sous le nom de modèle de réponse à l’intervention (RàI, ou Response to Intervention, RtI) ou modèle d’intervention à plusieurs niveaux.
La réponse à l’intervention est une approche éducative axée sur la prévention des difficultés scolaires, qu’elles soient comportementales ou scolaires. Elle s’applique également dans le cadre du développement professionnel des enseignants.
La réponse à l’intervention intègre l’évaluation et l’intervention dans un système de prévention à plusieurs niveaux afin d’optimiser les résultats des élèves et de réduire les problèmes de comportement.
Pour ce faire, les écoles utilisent des données pour identifier les élèves à risque de difficultés. Elles suivent les progrès des élèves. Elles fournissent des interventions fondées sur des preuves. Elles ajustent l’intensité et la nature de ces interventions en fonction de la réponse des élèves. Elles identifient les élèves ayant des difficultés d’apprentissage et autres [comportementales, etc. (National Center on Response to Intervention, 2010)
Parmi les pratiques courantes mobilisées dans le cadre de la réponse à l’intervention nous trouvons l’enseignement explicite et toutes les approches liées au soutien au comportement positif.
La réponse à l’intervention est généralement un modèle à trois niveaux d’intervention qui offre des possibilités d’apprentissage différenciées en termes de fréquence, d’intensité et en fonction de leurs besoins spécifiques, dans un cadre pédagogique explicite.
Ce modèle prévoit un suivi continu des progrès des élèves et de leur réponse à l’intervention, ainsi qu’une évaluation systématique de leur apprentissage, afin d’ajuster les interventions pour mieux répondre à leurs besoins (Brodeur et coll., 2008).
Tran et ses collaborateurs ont conclu en 2011 que l’efficacité d’un tel modèle à trois niveaux a été démontrée.
Par conséquent, si un établissement scolaire souhaite mettre en œuvre la différenciation de manière à avoir un impact sur les résultats scolaires de ses élèves, la réponse à l’intervention est une piste crédible. Elle a l’avantage d’être soutenue par des données probantes. À l’opposé, la différenciation, prise dans son sens général, ne dispose pas de données probantes en sa faveur et devrait être abandonnée dans son sens général.
Mis à jour le 29/02/2024
Bibliographie
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