jeudi 28 septembre 2023

Risques liés aux mésusages des conséquences tangibles pour la motivation intrinsèque

Le renforcement pas plus que la punition ne sont intrinsèquement une panacée. Pour être pleinement efficaces, ils doivent répondre à différents principes déjà abordés dans d’autres articles. L’enjeu de ce présent article est d’explorer ce qui se passe lorsque la délivrance de conséquences tangibles ne respecte pas ces principes malgré la bonne volonté des intervenants.

(Photographie : Chris Round)



Le risque des incitations négatives en contexte scolaire


Les incitations négatives peuvent se manifester dans les relations entre un enseignant et ses élèves ou entre une direction et ses enseignants.

Dans cette situation, un enseignant ou un directeur peuvent se retrouver en difficulté face à des échéances ou à des exigences imposées par des instances extérieures. La réalisation ou l’accomplissement recherché dépend du fait que d’autres, les élèves ou les enseignants, fournissent les efforts escomptés.

Par exemple, lorsque les écoles sont soumises au dictat d’objectifs de performance chiffrés en ce qui concerne les résultats d’apprentissage ou le climat scolaire, cela peut constituer des incitations négatives.

Celles-ci peuvent être accentuées par le fait que d’une année à l’autre les populations scolaires connaissent des fluctuations et que différents facteurs peuvent agir dans un sens ou dans un autre. 

À l’opposé, lorsqu’aucune incitation appropriée n’est proposée, nous sommes dans un laisser-faire qui n’est pas spécifiquement meilleur. Nous pouvons nous retrouver dans la position parfois stressante de nous fier simplement à la bonne volonté ou à la conscience des personnes impliquées. 

Néanmoins, même si une école n’a pas une obligation de résultat, elle a une obligation de moyens et de mise en œuvre de pistes d’amélioration. 

Par conséquent, nous avons involontairement ou volontairement tendance à créer des incitations qui peuvent parfois se révéler contreproductives. Ces incitations peuvent être tangibles ou intangibles, de l’ordre de la punition ou du renforcement, positives ou négatives.  

Ce que nous souhaitons c’est que les personnes concernées soient correctement incitées. Dans ce cas, elles agiront avec motivation, détermination et efficacité. La manière de donner chair à ces incitations positives est d’exprimer et de mettre en œuvre des attentes élevées et de les partager. Celles-ci se veulent fondées sur des valeurs et une vision qui sont communes.

Les incitations négatives correspondent aux situations où nous jouons la carte de la coercition ou de la récompense tangible, à la manière de la carotte et du bâton. Le risque de ces démarches est que voyant leur intérêt immédiat, les personnes visées vont adapter leur comportement, mais tout en négligeant le sens de l’attente, les valeurs sous-jacentes ou leur motivation intrinsèque. Elles risquent de se concentrer uniquement sur l’incitation ce qui peut avoir des conséquences contreproductives.



Des exemples issus de la recherche sur les effets négatifs des incitations tangibles


Frey et Jegen (2001) relatent une expérience en Suisse liée à la problématique du stockage des déchets radioactifs. Des chercheurs de l’Université de Zurich se sont rendus sur place et ont recueilli l’avis de la population lors d’une réunion communautaire dans le village de Wolfenschiessen, au centre du pays. La création d’un dépôt souterrain y était envisagée.

Étonnamment, 50,8 % des personnes interrogées étaient favorables à la proposition. Leur réponse positive a été attribuée à différents facteurs : la fierté nationale, la décence commune, l’obligation sociale, la perspective de nouveaux emplois, etc. 

L’équipe a réalisé une deuxième enquête, mais cette fois, elle a mentionné une récompense hypothétique de 5 000 dollars pour chaque habitant de la ville, payée par les contribuables suisses, s’ils acceptaient la proposition. Les résultats ont chuté. Seuls 24,6 % étaient alors prêts à approuver la proposition.

Levitt et Dubner (2005) relatent une autre expérience concernant les crèches pour enfants. Le personnel des crèches est confronté au même problème dans le monde entier : les parents viennent chercher leurs enfants après l’heure de fermeture. Le personnel n’a d’autre choix que d’attendre. 

Pour décourager les parents d’être en retard, de nombreuses crèches ont introduit des frais de retard. Ironiquement, des études ont montré que l’introduction de frais de retard a en fait augmenté le nombre de retards. 

Comme le note Rolf Dobelli (2014), les incitations monétaires supplantent les autres types d’incitations. En fait, l’argent ne motive pas toujours et dans de nombreux cas, il fait exactement le contraire. Nous passons d’une relation interpersonnelle à une relation monétaire ce qui élude l’importance des valeurs communes et des attentes qui y sont directement reliées. 



La théorie de l’éviction


La théorie de l’éviction a été développée par Frey et Jegen (2001). Elle se base sur le concept d’effet d’éviction (crowding-out effect). Globalement, l’offre d’incitations financières pour certains comportements peut contre-intuitivement conduire à une baisse des performances de ces comportements. 

Selon cette théorie de la motivation, l’offre d’incitations extrinsèques pour certains types de comportements, comme la promesse de récompenses monétaires pour l’accomplissement d’une tâche peut parfois être contreproductive. Elle peut parfois saper la motivation intrinsèque pour l’exécution de ce comportement. Le résultat peut être une diminution globale de la performance totale.

Dans l’étude typique de l’éviction :
  1. Il est demandé aux sujets d’accomplir une tâche contre paiement ou sans paiement.
  2. Les chercheurs examinent ensuite les mesures autodéclarées de la motivation à accomplir la tâche, la volonté d’accomplir d’exécutions supplémentaires de la tâche sans compensation supplémentaire, ou les deux. 
  3. La suppression de l’incitation d’être payé, par rapport aux personnes qui n’ont jamais été payées, réduit généralement l’intérêt général pour la tâche et la volonté de l’accomplir. 
Ce processus est connu sous le nom d’éviction, car toute motivation pour la tâche qui existait auparavant a été évincée par une motivation simplement basée sur le paiement.

Esteves-Sorenson et Broce (2020) ont passé en revue plus de 100 tests de la théorie de l’éviction de la motivation et ont mené leurs propres expériences sur le terrain. 
Ils ont mis en évidence que le fait de payer des individus pour des tâches intrinsèquement agréables augmente leurs performances. Cependant, le fait de retirer le paiement après qu’il ait été attendu peut conduire les individus à réaliser de moins bonnes performances que s’ils n’avaient pas été payés au départ.



Types de récompenses et effet d’éviction


Selon une méta-analyse (Deci et coll., 1999), trois types de récompenses sont utilisés dans l’étude de l’éviction :
  • Les récompenses non liées à la tâche, telles que les frais de présence, sont offertes aux sujets indépendamment de l’exécution ou de l’achèvement de la tâche, simplement en guise de compensation pour leur temps. Ces récompenses ne sont pas censées supplanter la motivation intrinsèque et générer de l’éviction.
  • Les récompenses liées à la tâche, d’autre part, sont des incitations à la quantité, à la qualité ou à l’achèvement d’un comportement spécifique. Ces récompenses provoquent typiquement l’éviction.
  • Les récompenses liées à la performance, qui incitent à atteindre certains résultats, sont censées créer relativement peu d’éviction, car elles peuvent servir de signal de statut et de réussite plutôt que d’altérer la motivation.
Considérons le type de renforcement prévu dans le cadre du soutien au comportement positif qu’ils prennent la forme d’une rétroaction positive spécifique ou d’un renforcement tangible sous forme d’une économie à jeton. Il n’est pas lié à la tâche dans la mesure où il est distribué de manière aléatoire et n’est jamais promis ou dû. Spécifiquement, il est distribué et conçu pour éviter l’éviction, car il ramène l’accent sur la volonté de l’élève de mettre en œuvre le comportement attendu. 

Nous nous trouvons plus dans la perspective de récompenses liées à la performance. En effet, nous voulons soutenir deux dimensions liées à la performance :
  • L’apprentissage initial de la compétence sociale sous la forme d’une pratique d’un comportement positif préalablement enseigné.
  • Le développement de l’habitude d’exprimer par défaut ce comportement qui est également une forme de performance. 

De cette manière, nous pouvons estimer que le type de renforcement prévu dans le cadre du soutien au comportement positif, plutôt que de miner la motivation intrinsèque des élèves vient au contraire la renforcer. Le renforcement vient souligner, car il vient nourrir :
  • Le sentiment de compétence de l’élève capable de manifester le comportement attendu mieux.
  • Le sentiment d’appartenance dans la mesure où l’élève manifeste les attentes communes qui définissent la culture de l’école.
  • Le sentiment d’autonomie dans la mesure où le renforcement souligne l’expression délibérée, choisie et assumée par l’élève du comportement attendue.
Deci et ses collègues (1999) ont d’ailleurs mis en évidence que les renforcement et récompenses inattendues, comme une prime pour de bonnes performances qui n’ont pas été convenues à l’avance, ne sapent généralement pas la motivation intrinsèque. Les récompenses ne sapent la motivation intrinsèque que si la personne récompensée sait que la récompense sera là et qu’elle la ressent comme la raison pour laquelle elle accomplit la tâche.

Dans une étude, Kruglanski et ses collègues (2006) ont réalisé un test auprès de 32 lycéens dans deux conditions expérimentales sur une variété de tâches. Les sujets de la condition extrinsèque incitative se sont vus promettre une récompense pour leur participation à l’expérience. Aucune mention de récompense n’a été faite dans la condition non incitative. Les sujets de la seconde condition, par opposition à la première, ont montré une supériorité en matière de créativité de la performance et de rappel des tâches. En outre, ils ont rapporté un plus grand plaisir de l’expérience.

Lepper et ses collègues (1973) ont réalisé une étude auprès d’enfants. Ils ont testé l’hypothèse selon laquelle l’intérêt intrinsèque d’une personne pour une activité peut être diminué en l’incitant à s’engager dans cette activité comme un moyen explicite d’atteindre un objectif extrinsèque. Les chercheurs ont dit à des enfants qu’ils recevraient une récompense en échange d’un dessin. Ils s’étaient montrés initialement intrinsèquement intéressés par la proposition. Cependant, ils se sont ensuite montrés moins intéressés par le dessin après l’attribution de la récompense, par rapport à ceux qui avaient reçu une récompense inattendue ou qui n’avaient reçu aucune récompense.

Selon Deci et Ryan (1980), la signification post-comportementale que les gens attribuent à la récompense détermine la motivation ultérieure. Les récompenses peuvent être considérées comme ayant deux composantes : 
  • L’une contrôle le comportement des personnes, elle empiète donc sur leur autonomie.
  • L’autre composante renforce le sentiment de compétence des personnes. 
Une récompense peut être la raison pour laquelle un individu s’investit dans une tâche et être vue comme une reconnaissance de la compétence de l’individu. Si la récompense extrinsèque devient la raison pour laquelle une personne a plausiblement adopté ce comportement, elle est censée supplanter la motivation intrinsèque à adopter ce comportement. 

Cependant, lorsque l’incitation extrinsèque n’est pas considérée comme une incitation, mais plutôt comme un signal d’un statut élevé ou d’une réussite élevée en général, l’incitation engendrera plus d’efforts sans évincer la motivation. 

La mesure dans laquelle une incitation extrinsèque donnée évince la motivation est déterminée par l’équilibre entre la nature contrôlante et la nature de signal de statut des récompenses telles que perçues par l’acteur. 

Par conséquent, dans la mesure où la récompense est aléatoire et n’est pas strictement attendue, comme c’est la volonté dans le soutien au comportement positif, elle n’entame pas la motivation intrinsèque des individus.



Du bon usage des incitations, du renforcement et de la reconnaissance


Selon Rolf Dobelli (2014), les bons systèmes d’incitation comprennent à la fois l’intention et la récompense. 

Pour en revenir à l’introduction de cet article, l’introduction des incitations intervient souvent lorsque nous gérons le changement.

Dans ce cadre, nous avons tendance à nous concentrer sur les problèmes. Nous cherchons ce qui empêche les gens de se comporter comme nous le souhaitons plutôt que de nous concentrer sur les exemples de réussite.

La science du comportement met en lumière le fait que souvent, la meilleure façon de changer les comportements est de se concentrer sur les points positifs et de les renforcer.

Naturellement, la plupart des êtres humains vont être tentés par la voie la plus facile. Si nous délivrons des incitations qui facilitent la reproduction de ces réussites et l’adoption des comportements attendus, nous pourrons obtenir davantage de changements que nous souhaitons. Changer les habitudes demande de s’investir dans une pratique délibérée qui demande des efforts. Soutenir ces efforts par des incitations sous forme de renforcement positif peut faciliter le fait de fournir ses efforts jusqu’à ce que les automatismes s’installent et que les nouvelles habitudes soient créées. 

Il existe différentes précautions que nous pouvons prendre lorsque nous explorons un tel système d’incitations : 
  • L’incitation suppose une cible réaliste : 
    • Quel est le comportement que nous voulons changer ? 
    • Quel est le comportement de remplacement que nous souhaitons ? 
    • Comment pouvons-nous former, supporter, coacher et aider les personnes à développer de telles compétences ? 
  • L’incitation correspond à un objectif :
    • Suis-je raisonnablement certain (données probantes à l’appui) que le changement de comportements espéré va me permettre de m’approcher effectivement de mes objectifs ?
    • Nous devons nous méfier de l’erreur d’attribution fondamentale. Dans quelle mesure, le changement de comportement va-t-il réellement se traduire en l’impact espéré ?
  • L’incitation doit avoir un impact sur la motivation et les émotions des personnes. 
    • De quelle manière permet-elle de nourrir les sentiments d’appartenance, de compétence et d’autonomie de la personne ?
    • Comment les gens se sentent-ils maintenant, et comment voulez-vous qu’ils se sentent ?
    • Comment l’adoption du comportement peut-elle se manifester par un mieux-être que l’incitation vient mettre en évidence ?
  • L’incitation correspond à un coût d’opportunité favorable :
    • De quelle manière le changement de comportement souhaité correspond à une meilleure efficience ?
    • Si le changement de comportement implique de nouvelles actions et de nouvelles tâches plus fonctionnelles, lesquelles peuvent être retirées et deviennent obsolètes ? 
    • Que pouvons-nous mettre en place pour nous assurer que les individus ne se sentiront pas submergés ou épuisés par le changement souhaité ?
  • L’incitation correspond à des modèles de comportement pleinement identifiés par les individus :
    • Comment pouvons-nous nous attendre à ce que les individus identifient de manière claire ce qui correspond à des exemples de réussite ?
    • Quels exemples pouvons-nous trouver du comportement que nous voulons encourager, et comment pouvez-vous les faire connaître aux autres ?
    • De quelle manière pouvons-nous utiliser l’effet d’ancrage pour faire de ce comportement la nouvelle norme ?
  • L’incitation remplit ces objectifs :
    • Quels indicateurs peuvent-ils me permettre de dire que l’incitation contribue à l’adoption du comportement donné ?
    • Quelles données objectives puis-je récolter et analyser ?
    • Des adaptations sont-elles possibles ou nécessaires si l’amélioration escomptée n’est pas pleinement au rendez-vous ?


Mis à jour le 28/02/2024


Bibliographie


David Didau, What if everything you knew about education was wrong?, 2016, Crown House

Bruno S. Frey and Reto Jegen, “Motivation Crowding Theory: A Survey of Empirical Evidence,” Journal of Economic Surveys 15, no. 5 (2001): 589–611.

Steven D. Levitt and Stephen J. Dubner, Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything (New York: William Morrow, 2005)

Rolf Dobelli, The Art of Thinking Clearly: Better Thinking, Better Decisions (London: Sceptre, 2014)

Motivation crowding theory, https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Motivation_crowding_theory&oldid=1094027093 (last visited Aug. 1, 2022).

Esteves-Sorenson, Constança; Broce, Robert (2020-08-10). "Do Monetary Incentives Undermine Performance on Intrinsically Enjoyable Tasks? A Field Test". The Review of Economics and Statistics: 1–46.

Deci, Edward L.; Koestner, Richard; Ryan, Richard M. (1999). “A meta-analytic review of experiments examining the effects of extrinsic rewards on intrinsic motivation”. Psychological Bulletin. 125 (6): 627–668. CiteSeerX 10.1.1.588.5821. doi:10.1037/0033-2909.125.6.627. ISSN 0033-2909. PMID 10589297.

Kruglanski, Arie & Friedman, Irith & Zeevi, Gabriella. (2006). The Effects of Extrinsic Incentive on Some Qualitative Aspects of Task Performance. Journal of Personality. 39. 606 - 617. 10.1111/j.1467-6494.1971.tb00066.x.

Lepper, Mark R.; Greene, David; Nisbett, Richard E. (1973). “Undermining children’s intrinsic interest with extrinsic reward: A test of the ‘overjustification’ hypothesis”. Journal of Personality and Social Psychology. 28 (1): 129–137. doi:10.1037/h0035519. ISSN 0022-3514. S2CID 40981945.

Deci, Edward L.; Ryan, Richard M. (1980), “The Empirical Exploration of Intrinsic Motivational Processes”, Advances in Experimental Social Psychology, Elsevier, pp. 39–80, doi:10.1016/s0065-2601 (08)60130-6, ISBN 9780120152131

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