Voici une synthèse personnelle d’un texte intéressant de Gert Biesta (2010), professeur en éducation publique, sur la question de la finalité et des fonctions de l’éducation.
(Photographie : Kenny Hurtado)
Une culture de l’évaluation des systèmes scolaires sous l’influence des enquêtes internationales
L’éducation est entrée peu à peu dans une ère où l’évaluation internationale des résultats est une dimension qui compte. Les résultats d’études comparatives internationales comme TIMSS (pour les mathématiques et les sciences), PIRLS (sur les progrès de la maîtrise de la lecture) ou PISA (pour le suivi des acquis des élèves) sont analysés avec intérêt dans chacun de systèmes éducatifs y participant.
Ces études donnent lieu à des classements qui sur base de valeurs quantitatives indiquent la performance comparée de différents systèmes éducatifs, dans une logique de compétition. Les résultats sont utilisés par les gouvernements nationaux pour éclairer, informer et justifier les politiques éducatives.
Ces démarches avancent dans le sens d’une éducation fondée sur des données probantes. Elles ouvrent la voie au développement du professionnalisme et au concept d’une éducation informée par des données probantes dont les visées sont l’efficacité et l’amélioration des écoles.
Valoriser ce que nous mesurons ou mesurer ce que nous valorisons
Un point positif de la culture de l’évaluation des systèmes scolaires (PISA, TIMS, PIRLS) est qu’elle a permis de fonder les discussions sur des données factuelles plutôt que sur de simples hypothèses ou opinions.
Le risque serait, à l’opposé, de baser les décisions uniquement sur des informations factuelles.
Cela pose deux problèmes :
- S’il est toujours conseillé d’utiliser des informations factuelles pour prendre des décisions sur ce qui doit être fait, ce qui doit être fait ne peut jamais être déduit logiquement de ce qui a été fait. Nous devons toujours compléter les informations factuelles par des hypothèses sur ce qui est considéré comme souhaitable. Ces hypothèses se fondent à la fois sur le contexte, sur des données probantes et sur les valeurs qui sous-tendent les démarches.
- Une autre question à se poser est celle de la validité des mesures initiales. La question est de savoir si nous mesurons précisément ce que nous avons l’intention de mesurer. Mesurons-nous effectivement ce que nous voulons apprécier ? Ou mesurons-nous simplement ce que nous pouvons facilement mesurer et non ce que nous voulons apprécier ?
La question des valeurs qui animent les démarches est importante et doit être mise en avant. Le risque est de les négliger, car certains concepts utilisés, comme l’efficacité, peuvent sembler déjà exprimer des valeurs.
En effet, il est assez difficile de défendre une éducation qui ne serait pas efficace. L’efficacité est en elle-même une valeur. La façon dont elle s’exprime à travers une quantification, sous forme chiffrée, est une valeur instrumentale de la qualité des processus. Plus précisément, l’efficacité vise à mesurer la capacité de systèmes éducatifs à obtenir certains résultats de manière probable.
La question de savoir si les résultats de ces processus sont eux-mêmes souhaitables est un sujet à part entière. Il est nécessaire de poser de jugements qui ne sont pas basés uniquement sur des valeurs instrumentales, mais également sur des valeurs ultimes, en phase avec une vision propre.
En ce sens, il n’est pas suffisant de plaider en faveur d’une éducation efficace.
Parfois, nous pourrions être amenés à rejeter des pratiques éducatives parce qu’elles ne sont pas efficaces dans une pure mesure quantitative objective. Toutefois, elles peuvent donner aux élèves la possibilité d’explorer leurs propres façons de penser, de faire et d’être. En ce sens, elles peuvent être selon certaines dimensions plus souhaitables que celles qui visent effectivement des objectifs prédéterminés.
Nous devons toujours déterminer la nature de l’efficacité et celle des valeurs que nous visons véritablement.
Définir les objectifs et la finalité de l’éducation
La question de la finalité de l’éducation est plus difficile à résoudre que celle d’un simple focus sur l’efficacité pédagogique.
La tension est d’autant plus présente que les idées sur la finalité de l’éducation sont considérées comme relevant entièrement d’une sphère personnelle. Elles sont fondées sur des valeurs et des croyances subjectives sur lesquelles aucune discussion rationnelle n’est possible.
Ces situations sont souvent à l’origine d’une représentation dichotomique des opinions sur les objectifs de l’éducation en matière de « instructionnisme / cognitivisme/tradition pédagogique » contre « progressisme/constructivisme/éducation nouvelle ».
La résolution de cette opposition imposerait de s’engager des discussions sur les objectifs et la finalité de l’éducation. À défaut d’une attention explicite vers les objectifs et les fins de l’éducation, nous nous retrouvons à privilégier les normes qui servent mieux nos intérêts.
Un point faible des études internationales est de réduire l’éducation à la réussite scolaire dans un petit nombre de domaines, en particulier les langues, les sciences et les mathématiques. Dans quelle mesure ces résultats sont-ils des indicateurs de la réussite sociale future ? Dans quelle mesure ne répondent-elles pas à une fonction de reproduction des inégalités sociales par l’éducation ?
Quel est le sens d’un indicateur qui met en valeur l’augmentation de la participation à l’enseignement supérieur ? Nous pouvons supposer que cela permettra à un plus grand nombre de personnes de bénéficier de l’avantage positionnel d’un diplôme de l’enseignement supérieur. Parallèlement, une augmentation du nombre de personnes titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur réduit inévitablement l’avantage positionnel de ce diplôme.
Le concept de learnification
Gert Biesta insiste sur le glissement du vocabulaire utilisé pour parler d’éducation. Il met en évidence un essor du concept d’apprentissage et un déclin en parallèle du concept d’éducation.
L’enseignement se retrouve redéfini en tant que facilitation, soutien ou étayage de l’apprentissage. L’éducation est réduite en tant que fourniture d’opportunités ou d’expériences d’apprentissage.
Ce glissement se manifeste dans l’utilisation fréquente du mot apprenant au lieu d’étudiant ou d’élève. Il se manifeste dans le remplacement de la notion d’éducation permanente par celui d’apprentissage tout au long de la vie.
Origines du phénomène :
- De nouvelles théories de l’apprentissage ont émergé en sciences cognitives. Elles ont mis l’accent sur le rôle actif des étudiants et des élèves dans la construction des connaissances et dans l’établissement de la compréhension, et sur le rôle de soutien/facilitation des enseignants à ces égards.
- La critique postmoderne de l’idée selon laquelle les processus éducatifs peuvent être contrôlés par les enseignants et devraient l’être par eux, en lien avec le constructivisme.
- L’idée d’un nécessaire apprentissage tout au long de la vie.
- L’érosion de l’État-providence et la montée subséquente des politiques néolibérales dans lesquelles les individus sont positionnés comme responsables de leur propre apprentissage [tout au long de la vie].
- La massification de l’enseignement qui fait que les notions d’efficacité et d’efficience s’imposent en matière de résultats.
Gert Biesta affuble cette tendance du terme, assumé comme délibérément laid, de learnification de l’éducation. La learnification désigne la transformation du vocabulaire utilisé pour parler de l’éducation en un vocabulaire d’apprentissage et d’apprenants.
Risques liés à la learnification
D’un côté, voir que l’apprentissage n’est pas déterminé par les apports, mais dépend des activités des élèves n’est pas problématique. Cela peut nous aider à repenser ce que les enseignants peuvent faire de mieux pour soutenir l’apprentissage de leurs élèves.
D’un autre côté, Gert Biesta met en avant deux aspects problématiques de la nouvelle langue d’apprentissage.
Le premier concerne le fait que l’apprentissage est un concept fondamentalement individualiste. Il fait référence à ce que les gens, en tant qu’individus, font même s’il est formulé dans des notions telles que l’apprentissage collaboratif ou coopératif. Cela contraste fortement avec le concept d’éducation qui implique toujours une relation : une personne éduquant une autre personne et la personne éduquant ayant un certain sens du but de ses activités.
Le deuxième problème est que l’apprentissage est essentiellement un processus. Il désigne des processus et des activités, mais il est ouvert en ce qui concerne le contenu et la direction.
Dire, par exemple, que les enseignants devraient promouvoir l’apprentissage des élèves ne signifie rien du tout lorsqu’il est pris isolément. Cet énoncé doit être accompagné d’une spécification de ce que les élèves devraient apprendre, et dans quel but ils devraient l’apprendre.
Un cadre pour la finalité de l’éducation (Biesta, 2010)
Quelle est la valeur et quelle est la finalité que nous donnons à l’éducation ?
Geert Biesta (2010) met en évidence que la culture de l’évaluation et de l’efficacité a mis en avant l’apprentissage dans sa dimension quantifiable. Il utilise à ce titre le terme de learnification. Il parle d’une transformation d’un vocabulaire éducatif en un langage au service de l’apprentissage.
A contrario, Geert Biesta (2010) propose un cadre pour aborder la question de la finalité de l’éducation. Il démarre de l’idée que l’éducation opère dans trois domaines différents, qui se chevauchent :
- La qualification
- La socialisation
- La subjectivation
Nous allons développer ce que recouvrent ces trois domaines dans la perspective de Biesta (2010).
La qualification dans le cadre de la finalité de l’éducation
Une des principales fonctions de l’éducation réside dans la qualification des enfants, des jeunes et des adultes.
La qualification consiste à leur fournir les connaissances, les compétences et la compréhension, et souvent aussi les dispositions et les formes de jugement qui leur permettent de « faire quelque chose ».
La qualification est à la fois :
- Spécifique, comme dans le cas de la formation à un emploi ou à une profession particulière, ou de la formation à une compétence ou une technique particulière.
- Générale comme le fait d’être prêt à vivre dans une société complexe et multiculturelle, comme l’introduction à la culture moderne, ou l’enseignement des compétences de la vie courante, etc.
La fonction de qualification est sans aucun doute l’une des principales fonctions de l’éducation organisée. Elle constitue une justification importante de l’existence d’une éducation financée publiquement en premier lieu.
Elle est particulièrement liée à des arguments économiques, mais la fonction de qualification ne se limite toutefois pas à la préparation au monde du travail.
Il est également important de fournir aux élèves les connaissances et les compétences nécessaires à la citoyenneté et à la culture de manière plus générale.
La socialisation dans le cadre de la finalité de l’éducation
La socialisation correspond à apprendre à vivre ensemble, c’est-à-dire l’appropriation des traditions et des habitudes d’une communauté
Grâce à l’éducation, nous nous intégrons dans des ordres sociaux, culturels et politiques particuliers.
Parfois, la socialisation est activement poursuivie par les établissements d’enseignement, par exemple en ce qui concerne la transmission de normes ou de valeurs particulières.
Même si la socialisation n’est pas le but explicite des programmes et des pratiques éducatives, l’éducation aura toujours un effet socialisant.
Par sa fonction de socialisation, l’éducation insère les individus dans les manières existantes de faire et d’être en société. De cette manière, l’éducation joue un rôle important dans la poursuite de la culture et de la tradition. Potentiellement, elle le fait autant en ce qui concerne ses aspects souhaitables, qu’en ce qui concerne ses aspects indésirables.
La subjectivation dans le cadre de la finalité de l’éducation
La subjectivation recouvre l’idée de développement personnel
La fonction de subjectivation pourrait peut-être être mieux comprise comme le contraire de la fonction de socialisation. Il s’agit de manières d’être dans lesquelles l’individu n’est pas simplement un spécimen d’un ordre plus englobant.
Les processus de subjectivation permettent à ceux qui sont éduqués de devenir plus autonomes et indépendants dans leur pensée et leurs actions.
Le concept d’une bonne éducation
Les discussions sur l’éducation ne peuvent se résumer à la mesure des résultats scolaires. Le danger de cette situation est que nous finissions par valoriser ce qui est mesuré, plutôt que de nous engager dans la mesure de ce que nous valorisons.
Il est par conséquent nécessaire d’aborder la question de savoir ce qui constitue une bonne éducation, plutôt qu’une éducation efficace.
Lorsque nous nous engageons dans des discussions sur ce qui constitue une bonne éducation, nous devons reconnaître qu’il s’agit d’une question composite. Afin de répondre à cette question, nous devons reconnaître les différentes fonctions de l’éducation et les différents objectifs potentiels de l’éducation.
Une réponse à la question de savoir ce qui constitue une bonne éducation devrait donc toujours préciser son point de vue sur la qualification, la socialisation et la subjectivation.
Les trois fonctions de l’éducation peuvent donc être représentées au mieux sous la forme d’un diagramme de Venn, c’est-à-dire comme trois domaines se chevauchant partiellement.
Il est important d’être explicite sur la façon dont nos réponses se rapportent à la qualification, à la socialisation ou à la subjectivation.
Le plus important ici est que nous soyons conscients de ces différentes dimensions. Elles requièrent des justifications différentes. De plus, si une synergie est possible, il existe aussi un potentiel de conflit entre les trois dimensions.
Mis à jour le 25/01/2024
Bibliographie
Gert Biesta, Good Education in an Age of Measurement, Routledge, 2010
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