lundi 17 avril 2023

L’influence des normes sociales sur le harcèlement scolaire

Voici une synthèse sur l’influence des normes de classe décrit dans le cadre du harcèlement scolaire telle que développée dans la thèse de Chloé Tolmatcheff (2021)

(Photographie : Marija Strajnic)




Décalage entre normes privées et publiques dans le cadre du harcèlement


Il existe un décalage entre les attitudes tenues par les élèves dans un cadre privé à l’égard des brimades et les comportements qu’ils vont réellement adopter, au sein du groupe, dans un cadre scolaire. 

La plupart des élèves considèrent que les brimades sont immorales et les désapprouvent. Cependant, ils restent pourtant nombreux à brimer les autres et peu d’entre eux prennent la défense des victimes.

Au niveau international, la prévalence globale des brimades et de la victimisation (le fait d’en être victimes) a été estimée à 35 % chacun dans une méta-analyse portant sur 80 études (Modecki et coll., 2014). 

Les cadres du désengagement moral et des normes de classe fournissent tous deux un raisonnement pour expliquer ce paradoxe et pourraient représenter des pistes prometteuses pour la prévention de l’intimidation.



Le lien du programme anti-harcèlement KiVa avec les normes sociales


Le programme anti-harcèlement KiVa vise à influencer le groupe de pairs de telle sorte que davantage d’élèves expriment leur désapprobation à l’égard des brimades et défendent les victimes. 

Le raisonnement sous-jacent est que les perceptions de ce qui est normatif dans la classe peuvent influencer l’expression publique d’attitudes privées à l’égard des brimades. 

Toutefois, les normes ne sont pas directement manipulées dans le cadre du programme. Les concepteurs de programmes partent du principe que le changement de norme découle de l’amélioration d’autres variables, comme la sensibilisation des élèves aux brimades ou l’empathie envers les victimes.  



Un biais cognitif lié aux normes sociales


Les normes sociales font référence à ce qui est considéré comme typique, souhaitable ou convenu dans un groupe face à une situation donnée. 

Les normes façonnent, contraignent et maintiennent les comportements des membres du groupe au-delà des attitudes individuelles. 

Un problème lié aux normes sociales est que ce que les individus perçoivent comme étant la norme du groupe auquel ils appartiennent dans un contexte n’est pas nécessairement exact. 

Considérons la cadre scolaire. Les élèves ont tendance à surestimer, parfois de manière drastique, la prévalence des comportements et attitudes à risque ou problématiques chez leurs pairs. C’est notamment le cas en ce qui concerne le harcèlement scolaire. 

La conséquence de ce biais cognitif portant sur les normes adoptées par les autres est que :
  • La plupart des élèves désapprouvent sincèrement en privé et individuellement les brimades et les attitudes de soutien aux brimades.
  • La plupart des élèves croient que la majorité approuve les brimades et les attitudes de soutien aux brimades. 

Le danger est que les normes perçues sont biaisées négativement par rapport à ce que serait la norme moyenne des membres du groupe. Il s’agit d’un biais de surestimation.



L’influence de normes sociales biaisées sur le comportement


Les conséquences de ce biais de surestimation des normes sociales perçues est qu’il peut :
  • Favoriser les brimades
  • Inhiber les comportements de défense.
Les élèves ressentent à tort un soutien ou une pression sociale pour agir selon ces deux directions.

La principale explication avancée pour ce biais de surestimation est que les indices négatifs captent davantage notre attention que les indices positifs en général. La valence négative suscite une plus grande activité cérébrale que la valence positive.

La responsable de ce phénomène pourrait être une stratégie évolutive avantageuse. Dans un contexte naturel, les stimuli liés à la menace sont plus importants à prendre en compte que les stimuli gratifiants pour survivre. Ils doivent être détectés plus rapidement. Cette saillance des stimuli liés à la menace donne l’impression qu’ils sont plus fréquents qu’ils ne le sont en réalité.



L’influence des pairs populaires sur les normes sociales biaisées


Un autre phénomène en jeu dans le cadre des normes biaisées est que les comportements négatifs comme l’intimidation sont souvent endossés par des pairs populaires. Le fait que ceux-ci endossent un statut plus élevé attire l’attention et augmente la saillance de leurs comportements. Ce phénomène sera plus manifeste chez les enfants et les adolescents que chez les adultes.

Dès lors dans la recherche d’une logique d’intervention contre le harcèlement, il peut être pertinent de prêter plus d’attention aux pairs de statut élevé :
  • Ils contrôlent une part importante des ressources sociales du groupe.
  • Ils peuvent représenter une menace potentielle en raison de leur plus grande propension à l’agression relationnelle.

En conclusion, le comportement des pairs de statut élevé peut amener les individus à percevoir une norme négativement biaisée dans la mesure où leur influence sera plus forte sur la norme sociale perçue.



Le concert d’ignorance pluraliste 


L’ignorance pluraliste se manifeste à deux niveaux :
  • Elle se produit lorsque la plupart des membres d’un groupe rejettent en privé une norme, mais se comportent publiquement en accord avec elle parce qu’ils croient que la plupart des autres l’approuvent.
  • En ce qui concerne l’intimidation, les élèves ne reconnaissent pas que le besoin qu’ils ressentent de s’aligner sur la norme perçue peut également être à l’origine des comportements de leurs camarades de classe. 

Ce phénomène présente certaines similitudes avec l’erreur d’attribution fondamentale, qui fait référence à notre tendance naturelle à expliquer le comportement des autres par des traits de disposition plutôt que par des facteurs situationnels.



Le besoin d’approbation des pairs


Un mécanisme qui concourt au phénomène est le besoin d’approbation des pairs :
  • Se conformer à la norme sociale perçue est généralement récompensé par l’approbation sociale, l’inclusion et le statut.
  • S’écarter de la norme sociale perçue expose les élèves à la désapprobation sociale, à l’exclusion, au rejet et à la victimisation.

Par conséquent, les élèves ont tendance à se conformer à cette norme biaisée malgré le conflit qui en résulte avec leurs propres valeurs.

Comme les élèves ignorent activement le désaccord partagé, mais invisible, et copient les comportements négatifs qu’ils supposent être la norme, ils maintiennent et renforcent la perception collective erronée au fil du temps.

La difficulté liée à ces normes sociales biaisées est que les élèves sont animés par le désir d’acquérir un statut social, d’appartenir au groupe ou d’éviter les sanctions sociales.

En conséquence, ils sont susceptibles de cacher leur désapprobation ou même de montrer leur soutien aux brimades et de s’abstenir de défendre une victime. 

Ce phénomène se vérifie d’autant plus que les attitudes et les comportements antisociaux sont endossés par des pairs ayant un statut social élevé, connus pour être d’importants normalisateurs dans la classe.



Données empiriques sur les normes sociales de la classe


Le décalage entre les normes de groupe perçues et réelles a été constaté dans une variété de comportements, d’attitudes à risque ou de problématiques, liés à la santé et à la société :
  • La consommation d’alcool et de tabac
  • La consommation de drogues
  • Les rapports sexuels non protégés
  • La violence à l’égard des femmes
  • Les agressions sexuelles.

Différentes études ont révélé l’existence de cette divergence en lien avec le harcèlement en contexte scolaire.

Plusieurs études ont montré que tant l’assistance ou le renforcement de l’intimidateur, que la défense de la victime étaient associés aux attitudes perçues des pairs plutôt qu’aux attitudes privées à l’égard de l’intimidation.



Pistes d’interventions sur les normes sociales biaisées 


Les interventions ciblant les normes sociales biaisées visent à rectifier les perceptions erronées qu’ont les gens des attitudes ou des comportements de leurs pairs.

La théorie des normes sociales prédit que le fait de fournir aux membres du groupe des informations correctes sur les valeurs personnelles des autres membres du groupe peut modifier leur perception de la norme. Cela rend un comportement ou une attitude plus ou moins désirable. Ce changement de perception, à son tour, est susceptible d’induire un changement de comportement.

Les interventions fondées sur les normes peuvent varier dans la manière dont elles transmettent les informations sur la norme correcte :
  • Dans le marketing des normes sociales, des informations correctes sur la forte prévalence d’un comportement ou d’une attitude souhaitable sont diffusées à l’ensemble du groupe.
  • La rétroaction normative personnalisée fournit à chaque personne des informations sur l’écart entre sa perception individuelle de la norme et la norme réelle.
  • La discussion de groupe implique que les animateurs dirigent des discussions de groupe interactives sur la mauvaise perception entre la norme perçue et la norme réelle.

Toutes les interventions fondées sur les normes reposent sur la simple observation que les gens n’ont généralement pas accès à des informations précises sur ce que leurs pairs pensent, ressentent ou font.

Les interventions fondées sur les normes, quel que soit leur format, ont été utilisées avec succès dans divers contextes. Cela a par exemple été le cas pour la consommation d’alcool, les jeux d’argent ou l’utilisation de la crème solaire. Ces interventions entraînent une nette réduction de la perception erronée de la norme et des changements de comportement voulus ou réels dans la direction attendue.

Quelques études ont appliqué cette approche dans le contexte du harcèlement scolaire : 
  • Dans ce contexte, la majorité des élèves qui désapprouvent en privé le harcèlement scolaire font face à une double réalisation. Ils ne sont pas seuls à s’opposer au harcèlement scolaire. De plus, la plupart de leurs pairs ne s’attendent pas à ce qu’ils soutiennent le harcèlement scolaire. Cela réduit le sentiment de pression sociale à l’égard de l’acceptation du harcèlement.
  • Cette approche établit un rapport de force moins favorable aux intimidateurs, ce qui est susceptible de rendre les élèves plus enclins à défendre les victimes ou à affronter les intimidateurs.
  • Pour la minorité d’élèves qui ont effectivement des attitudes proharcèlement, la théorie des normes sociales suppose que le changement opérera par dissonance cognitive. En révélant à ces élèves la divergence entre leurs propres attitudes et celles de leurs camarades de classe, l’intervention remet en question leur sentiment d’appartenance à leur groupe de pairs. Cela déclenche un certain ajustement dans la direction de la vraie norme pour réduire la dissonance. 

En somme, corriger la perception erronée qu’ont les élèves de l’attitude de leurs camarades de classe à l’égard de l’intimidation devrait décourager le comportement des intimidateurs et augmenter la volonté des spectateurs d’intervenir. 



Opérationnalisation des normes de classe 


Lorsque nous nous intéressons à de telles démarches, il est important de faire une distinction entre :
  • Les normes descriptives :
    • Elles font référence à la prévalence d’un comportement.
    • Elles sont mesurées par le niveau moyen d’un comportement donné (par exemple, l’intimidation),
  • Les normes injonctives ou prescriptives :
    • Elles font référence à la désapprobation ou à l’approbation d’un comportement au sein d’un groupe.
    • Elles sont généralement opérationnalisées comme le niveau moyen des attitudes au niveau privé, parmi les camarades de classe.

Dans le cadre de l’ignorance pluraliste et de la correction des perceptions erronées, nous devons également faire la distinction entre les normes réelles et les normes perçues.

Une façon typique de le faire pour les normes injonctives est de demander aux élèves :
  • Dans quelle mesure ne sont-ils pas d’accord avec un ensemble d’énoncés sur les attitudes d’intimidation ?
  • Dans quelle mesure pensent-ils que leurs camarades de classe sont ou ne sont pas d’accord avec chacun d’un ensemble d’énoncés sur les attitudes d’intimidation ?

Une telle procédure révèle :
  • Les attitudes privées des élèves
  • Leur perception des attitudes de leurs camarades de classe. 

Nous en faisons la moyenne et le bilan au niveau de la classe, ce qui révèle :
  • La norme injonctive de la classe : le niveau moyen des attitudes privées au sein de la classe.
  • La norme injonctive perçue de la classe : le niveau moyen de la norme des attitudes perçue des membres de la classe. 

La norme descriptive perçue correspond à la prévalence perçue d’un comportement, mais elle a rarement été utilisée. Généralement, c’est la norme descriptive réelle qui est utilisée. La prévalence moyenne d’un comportement donné au sein de la classe est préférée à la perception par les élèves de sa prévalence parmi leurs camarades.

Dans le cas de l’ignorance pluraliste, la norme injonctive perçue et biaisée est préférée à la norme descriptive perçue et biaisée. L’ignorance pluraliste survient dans le cas d’une contradiction invisible. La plupart des membres d’un groupe désapprouvent en privé un comportement. En même temps, ils sont convaincus que la plupart des autres membres de leur groupe ont des attitudes positives à son égard et se comportent donc publiquement conformément à cette norme. La perception que tout le monde soutient un comportement donné est la meilleure cible pour l’intervention.

Pour être efficaces, les interventions fondées sur les normes doivent transmettre des informations crédibles et cibler le contexte de la classe considérée.


Mis à jour le 24/12/2023

Bibliographie


Tolmatcheff, Chloé. Opening the black box of anti-bullying programs: an investigation of the effects, mediating roles, and implementation of moral disengagement and class norms as anti-bullying program components. Prom.: Galand, Benoit; Roskam, Isabelle (2021)

Modecki, K. L., Minchin, J., Harbaugh, A.G., Guerra, N.G., & Runions, K.C. (2014). Bullying prevalence across contexts: A meta-analysis measuring cyber and traditional bullying. Journal of Adolescent Health, 55, 602–611. http://dx.doi.org/10.1016/j.jadohealth.2014.06.007 

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