jeudi 13 avril 2023

Le désengagement moral dans le cadre du harcèlement scolaire

Voici une synthèse sur la notion de désengagement moral décrit dans le cadre du harcèlement scolaire telle que développée dans la thèse de Chloé Tolmatcheff (2021)

(Photographie : Alessandro Cristofoletti)







Décalages entre actes et la dimension morale dans le cadre du harcèlement


Il existe un décalage entre les attitudes tenues par les élèves en privé à l’égard des brimades (c’est-à-dire être naturellement contre) et les comportements qu’ils vont réellement adopter dans le cadre scolaire. 

La plupart d’entre eux considèrent que les brimades sont immorales et les désapprouvent. Cependant, ils sont nombreux à en brimer d’autres et peu d’entre eux prendraient la défense des victimes.

En effet, au niveau international, la probabilité d’être victime de brimades a été estimée à 35 % dans une méta-analyse de 80 études (Modecki et coll., 2014). 

Les cadres du désengagement moral (exploré dans cet article) et des normes de classe (exploré dans un prochain article) fournissent tous deux un raisonnement pour expliquer ce paradoxe. Ils pourraient représenter des pistes prometteuses pour la prévention de l’intimidation.



Le désengagement moral


Le modèle de Bandura (2016) sur le désengagement moral permet d’analyser l’écart entre les attitudes privées des élèves à l’égard des brimades et leurs comportements réels. 

Le cadre du désengagement moral repose sur l’idée que les individus peuvent se désengager de manière sélective des principes moraux qui guident normalement leur comportement. 

Les enfants intègrent des principes moraux au cours de leur développement :
  • Suivre des principes moraux conduit à l’autosatisfaction et à un sentiment de valeur personnelle
  • Transgresser ses principes moraux conduit à des autosanctions telles que la culpabilité et la honte. 

L’idée du désengagement moral est que les contrôles internes peuvent être désengagés de manière sélective par le biais de certains processus cognitifs, qui sont utilisés pour réinterpréter la situation et éviter par là les autosanctions. 

En s’appuyant sur ces mécanismes de désengagement moral, des élèves qui considèrent que les brimades sont immorales et les désapprouvent peuvent se comporter de manière immorale sans subir d’autosanctions. 

Bandura a identifié huit mécanismes de désengagement moral. Ils ne se limitent pas aux comportements agressifs et violents. Ces mécanismes sont utilisés dans la vie quotidienne et font partie du fonctionnement normal d’un individu. 

Nous sommes tous régulièrement confrontés à des situations conflictuelles dans lesquelles des avantages personnels sont obtenus ou garantis en transgressant nos normes morales. 

Dès que les incitations externes l’emportent sur la force de nos contrôles internes, nous sommes susceptibles d’adopter des comportements intéressés qui ont des effets néfastes pour les autres. 

Un comportement conforme à nos normes morales intériorisées contribue à la réalisation de l’autodétermination et à un sentiment de continuité et de but dans nos vies. 

L’utilisation de mécanismes de désengagement moral pour désactiver les autosanctions est nécessaire pour préserver notre estime de soi. 

Guo et ses collaborateurs (2021) suggèrent que le désengagement moral est associé par un engagement prosocial moins important à :
  • Une émotion moins positive
  • Une émotion plus négative
  • Un bien-être spirituel moins bon
  • Une santé générale moins bonne.



Les mécanismes de désengagement moral 


Les huit mécanismes de désengagement moral sont classés en quatre domaines de désengagement moral dans le modèle conceptuel de Bandura. 



Le domaine de la restructuration cognitive


Il comprend trois mécanismes qui redéfinissent la nature morale du comportement lui-même :
  • La justification morale :
    • Elle nous permet de faire passer une conduite répréhensible pour une conduite juste en la présentant comme servant des objectifs moraux.
    • La fin morale est tenue pour justifier des moyens immoraux. 
    • Dans le contexte spécifique du harcèlement, les élèves peuvent, par exemple, prétendre qu’ils ont harcelé un camarade de classe afin d’aider ou de protéger un de leurs amis. 
  • L’étiquetage euphémique
    • C’est un mécanisme facile et pratique utilisé pour minimiser la gravité de comportements préjudiciables ou même les faire paraître honorables. 
    • Le langage façonne notre façon de penser et de percevoir la réalité. 
    • Les élèves qui pratiquent l’intimidation peuvent, par exemple, prétendre que « c’est juste une blague » ou « qu’ils ne font que plaisanter ».
  • Les comparaisons avantageuses : 
    • Les comportements immoraux peuvent être minimisés en les opposant à des actions plus graves par le biais d’une comparaison avantageuse. 
    • En raison de la gravité flagrante de ce à quoi il est comparé, le comportement concerné semble sans conséquences, voire être trivial.
    • Les intimidateurs peuvent, par exemple, prétendre que se moquer de leurs camarades de classe n’est pas aussi grave que de les frapper ou comparer leurs actions à celles, plus graves, d’autres personnes.



Le domaine de la minimisation de son rôle d’acteur 


Il opère à travers deux mécanismes :
  • Le déplacement de la responsabilité 
    • Le principe est de rendre la responsabilité personnelle ambiguë.
    • Les individus considèrent que leur comportement est déterminé par des circonstances extérieures.
    • Les élèves peuvent prétendre, par exemple, que le harcèlement ne se produirait pas si le personnel de l’école l’empêchait, ou que d’autres élèves qu’eux sont à l’origine du harcèlement. 
  • La diffusion de la responsabilité. 
    • Les individus transmettent leur responsabilité personnelle à la collectivité. 
    • Lorsque tout le monde est responsable, personne ne l’est vraiment.
    • Dans le cas du harcèlement scolaire, il n’est pas rare d’entendre des justifications telles que « tout le monde le fait de toute façon ». 



Le domaine de la déformation des conséquences


Nous pouvons ignorer ou déformer les conséquences : 
  • Lorsque des individus commettent des actions répréhensibles pour obtenir ou sécuriser des avantages personnels, ils minimisent ou évitent de faire face aux conséquences néfastes. 
  • Tant que les effets néfastes de leurs actions sont ignorés ou déformés, les autosanctions ne sont pas susceptibles d’être activées. 
  • C’est pourquoi l’agression est plus facile lorsque les agresseurs ne voient pas le mal qu’ils infligent.
  • Les harceleurs peuvent nier la nocivité de leurs actions pour les victimes. Ils peuvent penser qu’être taquiné ne fait pas mal. Ils peuvent prétendre que leur comportement a des conséquences positives, par exemple en prétendant que la victime est heureuse que l’on s’intéresse à elle. 



Le domaine de l’attribution à la victime


Il opère à travers deux mécanismes :
  • Déshumaniser la victime :
    • L’empathie est activée lorsque nous percevons des similitudes avec quelqu’un. 
    • Il est plus facile de faire du mal aux gens si nous ne les considérons pas comme des êtres humains ayant des sentiments, des espoirs et des préoccupations comme les nôtres. 
    • Dans le contexte de l’intimidation, l’utilisation répétée de surnoms et d’insultes déshumanise progressivement la victime, tant aux yeux des intimidateurs que des spectateurs. 
  • Blâmer la victime :
    • Les victimes sont considérées comme au moins partiellement responsables de la souffrance qu’elles s’infligent. 
    • Les spectateurs d’un comportement immoral sont susceptibles de déduire de la situation que les victimes ont probablement mérité leur sort.
    • Les auteurs de brimades à l’école peuvent faire valoir que leurs actions étaient motivées par des représailles, en réponse à ce qu’ils considèrent comme une provocation de la part de la victime. 
    • Un autre exemple est de prétendre que les victimes sont responsables parce qu’elles savaient qu’elles allaient être victimes d’intimidation si elles s’approchaient des intimidateurs.



Résultats empiriques et pistes liés au désengagement moral

 

Résultats empiriques


Il a été constaté que le désengagement moral est montré comme :
  • Positivement lié à l’intimidation
  • Négativement lié aux comportements de défense.
  • Probablement positivement lié avec la posture de spectateur. 

Comme le comportement des défenseurs est conforme à leurs normes morales, ils n’ont pas besoin de recourir à des mécanismes de désengagement moral. 

Les spectateurs sont susceptibles de s’appuyer sur des mécanismes de désengagement moral pour se distancier de la détresse de la victime et éviter les autosanctions. 



Pistes liées 


Le désengagement moral a été suggéré comme une voie prometteuse pour la prévention. 

Si les élèves ne peuvent plus utiliser les mécanismes de désengagement moral, ils seront incapables de désactiver les contrôles internes lorsqu’ils transgressent leurs principes moraux, que ce soit en tant que brutes ou en tant que spectateurs. 

Par conséquent, ils subiront les autosanctions désagréables auxquelles ils tentaient d’échapper, ce qui aura pour effet de décourager leur comportement immoral. 


Mis à jour le 23/12/2023

Bibliographie


Tolmatcheff, Chloé. Opening the black box of anti-bullying programs: an investigation of the effects, mediating roles, and implementation of moral disengagement and class norms as anti-bullying program components. Prom.: Galand, Benoit; Roskam, Isabelle (2021)

Modecki, K. L., Minchin, J., Harbaugh, A.G., Guerra, N.G., & Runions, K.C. (2014). Bullying prevalence across contexts: A meta-analysis measuring cyber and traditional bullying. Journal of Adolescent Health, 55, 602–611. http://dx.doi.org/10.1016/j.jadohealth.2014.06.007 

Bandura, A. (2016). Moral disengagement: How people do harm and live with themselves. 
Worth publishers. 

Guo, Q., Guo, Y., Qiao, X., Leng, J., & Lv, Y. (2021). Chance locus of control predicts moral disengagement which decreases well-being. Personality and Individual Differences, 171 (online). https://doi.org/10.1016/j.paid.2020.110489 

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