vendredi 24 mars 2023

Lorsque la note heurte le concept de soi des élèves

Le Cnesco a organisé une conférence de consensus sur l’évaluation en classe, au service de l’apprentissage des élèves, les 23 et 24 novembre 2022. L’ensemble de rapports, notes et recommandations est maintenant disponible en ligne.

(Photographie : Sebastian Luczywo)



Voici la suite de l’exploration du rapport scientifique de synthèse (Lafontaine & Toczek-Capelle, 2023) avec un article consacré à l’impact négatif de la note sur le concept de soi.

La psychologie sociale est la branche de la psychologie expérimentale qui étudie de façon empirique comment les pensées, les émotions et les comportements des individus sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite d’autres personnes. Dans certaines conditions, la note peut venir heurter le concept de soi et la motivation des élèves. Ce sont ces dimensions que nous explorons ici.



L’effet néfaste de l’évaluation normative et de la note chiffrée


L’évaluation normative a pour objet de situer un individu par rapport à d’autres apprenants, à une norme, à une référence. L’individu peut voir son résultat comparé à celui d’autres, à la moyenne du groupe, à un niveau de performance donné, ou être situé par rapport à un minimum ou un maximum, etc. L’évaluation normative exploite les observations recueillies en les confrontant à des standards externes à la personne et en les présentant dans un classement.

Différents travaux de recherche ont mis en évidence les effets délétères de l’évaluation normative. De même que les effets néfastes de l’utilisation de la note isolée (c’est-à-dire sans rétroaction élaborée) ont été démontrés, lorsqu’elle est utilisée en tant qu’évaluation normative (Calone & Lafontaine, 2023).

De nombreux chercheurs (Butler & Nissan, 1986 ; Pulfrey et coll., 2011) ont mis en évidence l’effet délétère de l’évaluation normative sur l’intérêt des élèves à apprendre. Cet effet se manifeste plus particulièrement les élèves les plus faibles.

Toutefois, il peut aussi se retrouver chez les meilleurs élèves. L’octroi d’une récompense (la note) pour un apprentissage réussi ou sur la base d’un engagement de l’élève est susceptible d’avoir un impact potentiellement négatif sur sa motivation intrinsèque, en accentuant plutôt la dimension extrinsèque.

La note tendrait à amoindrir le plaisir d’apprendre et favoriserait à travers la compétition des stratégies d’apprentissage superficielles. Cela amènerait les élèves à rechercher la performance au détriment de la maitrise. Selon Elliot et Church (1997), la poursuite de buts de performance, évitement ou approche, serait corrélée négativement avec la motivation intrinsèque. 

De plus, selon Pulfrey et coll. (2011), annoncer aux élèves, avant une évaluation, que celle-ci va être notée renforcerait les buts de performance-évitement et pas nécessairement les buts de performance — approche, qui sont plus favorables aux apprentissages. 

Si des enseignants peuvent penser que les notes motivent leurs élèves, ce n’est donc certainement pas dans la direction escomptée. Elles renforceraient des stratégies d’études superficielles et seraient par ailleurs source d’anxiété (Calone & Lafontaine, 2023). 



Le concept de soi


Tout individu possède un concept de soi global constitué de différentes conceptions de soi (Markus & Wurf, 1987). 

Le concept de soi d’une personne (ensemble des éléments qui la définissent) est enraciné dans l’image que lui renvoient les autres individus. 

Au fil du temps, l’entourage de l’enfant, puis l’entourage de l’adolescent transmettent diverses connaissances de soi. Celles-ci sont à la fois actuelles, mais aussi futures (autrement dit, ce qu’il pourrait devenir) c’est-à-dire des sois possibles (Martinot, 2004 ; 2008). 

Les résultats d’évaluations transmises par des enseignants représentent l’une des sources d’information pour les conceptions de soi.

À l’école, les représentations de soi sont susceptibles d’influencer les productions cognitives des élèves.



L’impact négatif d’une situation évaluative menaçante 


Les connaissances des élèves à propos d’eux-mêmes, construites à partir de ce qu’ils ont vécu en classe, influencent leur concept de soi scolaire ainsi que leur sentiment d’efficacité personnelle. Ce dernier désigne la confiance qu’ils ont dans leur capacité à réussir une tâche donnée. 

Certains éléments d’une situation donnée peuvent agir comme des indices permettant de récupérer en mémoire des expériences antérieures plus ou moins couronnées de succès, émotionnellement positives ou négatives, que l’élève a déjà vécues dans des conditions similaires. 

C’est de cette interaction entre contextes interne et externe que naîtraient des conséquences cognitives pesant plus ou moins sur les performances (Toczek & Souchal, 2017). 

Monteil & Huguet (2002) relatent une expérience particulièrement signifiante à ce titre. Ils ont mis en évidence le poids du passé scolaire de collégiens en géométrie lors d’une situation évaluative qui était présentée selon deux conditions expérimentales :
  • La première condition était présentée comme un exercice de géométrie et entrait en écho avec les niveaux scolaires des élèves et leur soi scolaire :
    • Connaissances de soi liées à une réussite en géométrie
    • Connaissances de soi liées à des difficultés en géométrie. 
  • La seconde condition présentait le même exercice dans un contexte indépendant du passé scolaire en géométrie des élèves et donc du soi scolaire de ces élèves.
Les résultats montrent que les représentations construites au fil du temps par les élèves à propos d’eux-mêmes sont déterminantes. Il y a concordance entre la nature des connaissances de soi scolaire des élèves (en réussite ou en difficulté) et leurs performances réalisées en situation :
  • Lorsque les caractéristiques de la situation évaluative activent des connaissances sur soi liées à une réussite en géométrie, les performances sont élevées. 
  • Lorsque la situation évaluative entre en écho avec des connaissances sur soi liées à des difficultés en géométrie, les performances sont significativement plus faibles.
  • Lorsque cette même activité cognitive est présentée dans une situation évaluative indépendante du passé et du soi scolaire des élèves, quel que soit leur niveau scolaire en géométrie, les élèves réussissent de la même façon. 
Une situation évaluative potentiellement menaçante amènerait un individu à focaliser son attention sur le soi et sur des difficultés antérieures. Ce mécanisme aurait pour effet de diminuer les ressources attentionnelles disponibles pour accomplir la tâche (Brunot, Huguet & Monteil, 2000). 



Le piège de l’incapacité acquise lié aux notes données seules


Des recherches montrent que la note peut menacer le concept de soi scolaire et le sentiment d’efficacité personnelle des élèves.

La note donnée seule ne soutient pas le besoin de compétence pour les élèves les plus faibles. Elle peut contribuer à ce que l’élève attribue l’échec à des causes stables et incontrôlables. La note incite les élèves à formuler des attributions causales dysfonctionnelles qui engendrent l’abandon plus rapide d’une activité et peut conduire sur le long terme à la résignation apprise :
  • Je suis nul dans cette matière !
  • Le prof ne m’aime pas !
Les variables psychologiques telles que l’engagement dans la tâche ou la persistance sont négativement affectées par le fait que l’élève a vécu un ou des événements qui l’ont éloigné du but qu’il désirait atteindre (Briki & Gernigon, 2009). L’incapacité acquise a souvent vécu une histoire scolaire parsemée d’échecs malgré les efforts fournis (Crahay, 2007).

L’incapacité acquise est très résistante au changement. Cela pourrait s’expliquer par le fait que l’élève en situation de résignation développe très souvent un style attributionnel pessimiste (Paquet, 2009). Ce type d’élève aurait tendance à attribuer ses échecs à des dimensions internes, stables dans le temps et globales ou générales. 

Les succès occasionnels sont vécus par ces élèves comme une anomalie dans leur parcours scolaire. À leurs yeux, ils ne peuvent s’expliquer que par des facteurs externes : influence d’une autre personne, chance.

Par leur pauvreté, les notes délivrées seules et sans rétroaction élaborée peuvent participer au développement de la résignation chez les élèves en situation d’échec scolaire (Calone & Lafontaine, 2023). 



Le rôle du soi dans les apprentissages

 
Selon Pansu (2023), il existe un consensus selon lequel :
  • Se percevoir comme une personne ayant peu d’habiletés pour réaliser une tâche peut nuire à l’exécution des actions nécessaires à sa réalisation et, in fine, affecter la réussite.
  • Se percevoir comme compétent pour réaliser une tâche peut soutenir la mise en œuvre des comportements nécessaires à l’exécution de celle-ci et, in fine, mener à la réussite. 
L’évaluation que fait un élève de sa compétence n’est pas nécessairement liée à ses capacités, à ses performances réelles, mais bien au jugement ou à la perception que l’élève mobilise. Ce biais d’auto-évaluation de compétence scolaire affecte positivement ou négativement ses performances.



Le danger d’un biais négatif d’auto-évaluation ou impuissance acquise ou illusion d’incompétence ou auto-efficacité faible


Vaillancourt et Bouffard (2009) ont montré que la présence d’un biais négatif d’auto-évaluation était associée à : 
  • Un traitement négatif des situations positives.
  • Une exagération de l’importance des événements négatifs mineurs et un sentiment de responsabilité accru à leur égard. 
  • Des croyances relevant de forces incontrôlables, ces élèves peuvent croire que leurs résultats sont dus à la chance ou au hasard et qu’ils ne peuvent rien faire pour en changer l’issue.
Ces élèves peuvent alors présenter des manifestations proches de l’impuissance acquise. 
L’impuissance acquise est connue pour générer des déficits aux plans cognitif, affectif et motivationnel (Miller, & Seligman, 1975) :
  • Au plan cognitif, ce déficit se traduit par un sentiment de non-contrôle :
    • L’échec perçu comme inévitable
    • Ce sentiment d’impuissance interfère avec les processus de résolution de problèmes, de réflexion critique, et l’attention que l’élève peut porter à la tâche. 
  • Sur le plan émotionnel, il s’exprime dans un état dépressif exprimé par de l’apathie, des sentiments envers soi négatifs, de la passivité, de la colère ou de la rébellion. 
  • Au plan motivationnel, ce sentiment d’impuissance paralyse l’initiative des efforts et la persévérance à la tâche dès que survient un obstacle au profit de ruminations sur son état. 
Au fil des années, enfermés dans une telle spirale, les élèves consolident leur système de réponses inappropriées et développent des attitudes de moins en moins favorables envers l’école. Ces comportements les poussent à s’écarter des apprentissages et peuvent induire chez eux un sentiment d’aliénation scolaire propice à un décrochage. 

Ce biais négatif d’auto-évaluation de compétences scolaires, aussi appelé illusion d’incompétence, apparaît largement préjudiciable, aussi bien du point de vue des apprentissages que du point de vue du bien-être psychologique. Il est souvent associé à l’adoption de stratégies de protection de soi aux effets délétères pour la motivation de l’élève (Pansu, 2023). 



L’avantage d’une auto-évaluation biaisée positivement ou auto-efficacité élevée


Selon différents travaux récents, présenter une auto-évaluation biaisée positivement de sa compétence semble accroître la motivation de l’élève tout en facilitant l’autorégulation de ses apprentissages. 

Selon Martinot (2001), favoriser le développement de conceptions de soi de réussite se révèle bénéfique pour l’élève. De telles conceptions favorisent la construction d’un sentiment d’auto-efficacité élevé qui, par voie de conséquence, est susceptible d’accentuer les efforts et la persistance de son comportement en cas de besoin (Bandura, 1997).

Selon Pansu (2023), des facettes du soi emboîtées hiérarchiquement sont importantes à considérer : 
  • Un ordre supérieur : le biais général d’auto-évaluation de sa compétence scolaire, en englobant le rapport à l’école dans son intégralité.
  • Un ordre inférieur : le biais spécifique qui se focalise sur un apprentissage particulier (français, mathématiques, géographie, etc.) est d’un ordre inférieur. 
Pansu (2023) propose des gestes professionnels susceptibles de prévenir à la fois une auto-évaluation biaisée négativement de ses compétences et de restaurer la confiance des élèves en cas de besoin : 
  1. Repérer les élèves présentant des attributions dysfonctionnelles pour leurs apprentissages.
  2. Centrer leur rétroaction sur la tâche et non sur les capacités intrinsèques de l’élève. Cela revient à renforcer chez lui une vision stable et immuable de l’intelligence.
  3. Éviter un climat de trop grande compétitivité et référer l’élève à ses progrès plutôt qu’aux performances des autres. Nous faisons en sorte de ne pas lui imposer, même involontairement, de comparaison sociale forcée.
  4. Procéder par petites étapes, donner des buts proches en ayant des attentes explicites et claires, de manière à permettre aux élèves de mettre en place des stratégies d’autorégulation adaptées pour atteindre leurs objectifs immédiats et futurs.
 
Mis à jour le 18/12/2023

Bibliographie


Lafontaine, D. & Toczek-Capelle, M.-C. (2023). L’évaluation en classe au service de l’apprentissage des élèves : rapport de synthèse. Cnesco-Cnam.

Calone, A., & Lafontaine, D. (2023). L’impact des différents types de feedbacks en contexte de classe. Cnesco-Cnam. 

Butler, R., & Nisan, M. (1986). Effects of no-feedback, task-related comments and grades on intrinsic motivation and performance. Journal of Educational Psychology, 78(3), 210–216. https://doi.org/10.1037/0022-0663.78.3.210 

Pulfrey, C., Buchs, C., & Butera, F. (2011). Why Grades engender Performance-Avoidance Goals: The Mediating Role of Autonomous Motivation. Journal of Educational Psychology, 103(3), 683-700. https://doi.org/10.1037/a0023911 

Elliot, A.J., & Church, M.A. (1997). A Hierarchical Model of Approach and Avoidance Achievement Motivation. Journal of Personality and Social Psychology, 72(1), 218-232. https://doi.org/10.1037/0022-3514.72.1.218

Markus, H.R., & Wurf, E. (1987). The dynamic self-concept: a social psychological perspective. Annual Review of Psychology, 42, 38-50. 

Martinot, D. (2004). Connaitre le soi de l’élève et ses stratégies de protection face à l’échec. In Marie-Christine Toczek (Éd.), Le défi éducatif : Des situations pour réussir (pp. 83-116). Armand Colin. https://doi.org/10.3917/arco.tocze.2004.01.0083 

Martinot, D. (2008). Le soi, les autres et la société. Presses Universitaires de Grenoble.

Merle, p. (2005). Les explications extrascolaires de la mobilisation des élèves. Contribution à une sociologie de l’expérience subjective, Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, 38, 2, pp.89-114. 

Toczek, M-C, & Souchal, C. (2017). Le pouvoir des contextes évaluatifs. Evaluer. Journal International de Recherche en Education et Formation, e-JIREF, 3(1-2), 21-35. 

Monteil, J.-M., & Huguet, p. (2002). Réussir ou échouer à l’école : une question de contexte ? Presses Universitaires de Grenoble. 

Brunot, S., Huguet, P., & Monteil, J.-M. (2000). Performance feedback and self-focused attention in the classroom: When past and present interact. Social Psychology of Education, 3, 277-293. 

Briki, W., & Gernigon, C. (2009). Momentum psychologique : le pouvoir de l’élan. In Paquet, Y. (Éd.), Psychologie du contrôle : théories et applications (pp. 229-246). De Boeck. 

Crahay, M. (2007). Feedback de l’enseignant et apprentissage des élèves : revue critique de la littérature de recherche. In L. Allal, L. & L. Mottier-Lopez (Éds.), Régulation des apprentissages et situation scolaire et en formation. (pp. 45-70). De Boeck. 

Paquet, Y. (2009). Les différents construits de la notion de contrôle. In Paquet, Y. (Éd.). Psychologie du contrôle : théories et applications. (pp. 7-22). De Boeck. 

Pansu, p. (2023). Quels sont les liens entre l’évaluation, la perception que les élèves ont d’eux-mêmes et leurs progrès ? dans Conférence de consensus du Cnesco l’évaluation en classe, au service de l’apprentissage des élèves : Notes des experts (pp. 84-92). Cnesco-Cnam. https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2023/03/Cnesco-CC-Eval_Notes-des-experts.pdf 

Vaillancourt, M. È., & Bouffard, T. (2009). Illusion d’incompétence, attitudes dysfonctionnelles et distorsions cognitives chez des élèves du primaire. Canadian Journal of Behavioural Science/Revue canadienne des sciences du comportement, 41(3), 151-160. https://doi.org/10.1037/a0014890 

Miller, W. R., & Seligman, M. E. (1975). Depression and learned helplessness in man. Journal of Abnormal Psychology, 84(3), 228-238. https://doi.org/10.1037/h0076720 

Martinot, D. (2001). Connaissance de soi et estime de soi : ingrédients pour la réussite scolaire. Revue des sciences de l’éducation, 27 (3), 483–502. https://doi.org/10.7202/009961ar

Bandura, A. (1997). Self-efficacy: The exercise of control. Freeman.

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