L’idée de cognition incarnée consiste à prendre en compte l’implication du corps dans l’apprentissage en ne se limitant pas au fonctionnement du cerveau.
(Photographie : Sanghyuk Yoon)
La cognition incarnée face aux sciences cognitives
La cognition incarnée considère que la représentation d’un concept, et plus généralement d’une connaissance, nécessite la réactivation des patterns d’activation cérébrale sensorimoteurs qui ont été activés lors de l’expérience réelle de ce à quoi renvoie cette connaissance (Dutriaux, Gyselinck, 2016).
Comme l’écrit Ashman (2021), la cognition incarnée est l’idée que nous ne devrions pas séparer l’esprit du corps.
Les partisans de la cognition incarnée suggèrent que les spécialistes des sciences cognitives sont entrés dans un dualisme limitatif :
- Ils considéreraient le cerveau est comme un ordinateur et qui transforme les données provenant des sens en un code arbitraire à traiter comme le ferait un ordinateur.
- Ce dualisme crée un mur implicite entre le corps physique et les actes de pensée.
Cependant, la théorie de la charge cognitive échappe à ce simple modèle computationnel de la cognition. Dans son cadre actuel, la théorie de la charge cognitive postule que l’esprit est un système naturel de traitement de l’information (sans exécutif central). Dans cette perspective, l’attention est dirigée par la mémoire à long terme. Cette dernière interagit avec les informations provenant des sens, ce qui correspond à une idée compatible avec la cognition incarnée.
La cognition incarnée face à la cognition étendue
L’idée de la cognition étendue (« extended mind ») pousse l’esprit plus loin que ne le fait la cognition incarnée. Au lieu d’être limitée par le corps physique comme le postule la cognition incarnée, la cognition étendue s’étend vers l’extérieur, dans l’environnement social et physique de la personne.
La cognition étendue a été proposée par Clark et Chalmers (1998). Une manière d’appréhender le concept de cognition étendue est de considérer qu’en utilisant certains outils, nous pouvons réduire la charge cognitive sur le cerveau physique. D’une certaine manière, nous déchargeons une partie de la charge cognitive sur l’outil.
Par exemple, nous pouvons imaginer utiliser un support papier et un crayon pour calculer 156 x 23 en utilisant l’algorithme standard de la multiplication longue tel qu’enseigné au primaire.
Le fait d’utiliser l’interface papier évite une surcharge de la mémoire de travail. Nous n’avons plus besoin d’y garder la trace de toutes les données intermédiaires lorsque nous effectuons cette opération. Nous les couvrons sur le papier, ce qui réduit la charge cognitive imposée par la résolution et augmente les chances de réussite.
Selon la logique de la cognition étendue, le crayon et le papier font partie de la pensée. La perception d’une barrière dure entre le cerveau et l’environnement est censée se dissoudre. L’exemple du support papier peut être étendu à la calculatrice elle-même intégrée dans la cognition étendue.
Bien entendue, la cognition étendue est avant tout une vue de l’esprit. Ce n’est pas une hypothèse qui permet de faire des prédictions vérifiables.
Dès lors, il n’est pas aisé de percevoir des avantages éducatifs clairs à l’idée de la cognition étendue.
Par contre, les dangers sont concevables. À la manière des intelligences multiples ou des styles d’apprentissage, il semble y avoir le risque de se retrouver à valoriser la diversité des talents.
Le risque de la cognition étendue et que nous pourrions même considérer des ressources externes, comme Internet, comme un dictionnaire, comme une intelligence artificielle ou tout autre support écrit comme faisant partie d’un esprit étendu.
Certains partisans de la cognition étendue peuvent être tentés de considérer les connaissances détenues sur Internet comme équivalentes aux connaissances détenues dans la mémoire à long terme et de minimiser la nécessité d’acquérir ces mêmes connaissances.
Dans le même registre pourquoi connaître les tables de multiplication puisque les calculatrices existent au bout des doigts ? Pourquoi insister sur l’orthographe puisque les correcteurs orthographiques existent ?
L’erreur fondamentale d’une instrumentalisation de la cognition étendue
Les idées liées à des supports de connaissances et à un traitement externe sont profondément erronées. Les connaissances que nous pouvons glaner sur Internet sont loin d’être aussi structurées et immédiatement disponibles dans la mémoire de travail que les connaissances contenues dans les schémas de la mémoire à long terme. De même si une intelligence artificielle nous offre une réponse structurée ou si un logiciel résout une procédure mathématique complexe, dans quelle mesure en comprenons-nous le processus et le sens profond ?
La question de la charge cognitive n’est pas résolue pour autant et s’en retrouve complexifiée. Toute information non stockée dans la mémoire à long terme va peser en retour sur la mémoire de travail lorsque nous devons traiter, valider, justifier et interpréter ces informations plus loin.
La fluidité, la légèreté et la facilité d’utilisation des connaissances conservées en mémoire à long terme sont également associées à l’idée qu’elles permettent de diriger efficacement l’attention. Nos connaissances représentent le niveau de qualité avec lequel nous pensons. En nous reposant sur des sources extérieures, nous perdons la capacité de l’expertise, notre attention perd sa perspicacité.
Le cerveau traite l’information d’une manière qui la rend différente de celle mobilisée par un ordinateur. Ces différences posent une limite très claire à l’idée d’une cognition étendue.
Tout cela ne veut pas dire que la cognition incarnée est à rejeter d’emblée. Au contraire, il s’agit d’une idée à considérer sérieusement et prudemment. Nous n’irions pas loin sans notre capacité à écrire, de manière manuscrite ou à travers un clavier. Notre capacité à trouver des réponses à nos questions à travers une interface numérique est également précieuse. Notre pensée interagit avec le support et rebondit sur lui, mais ne l’intègre pas.
Mis à jour le 24/11/2023
Bibliographie
Greg Ashman, 2021, Out of our heads, https://fillingthepail.substack.com/p/out-of-our-heads
Dutriaux, Léo, et Valérie Gyselinck. « Cognition incarnée : un point de vue sur les représentations spatiales », L’Année psychologique, vol. 116, no. 3, 2016, pp. 419-465.
Clark, Andy, and David Chalmers. “The Extended Mind.” Analysis 58, no. 1 (1998): 7—19. http://www.jstor.org/stable/3328150.
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