jeudi 19 janvier 2023

Le risque de la confusion entre épistémologie et pédagogie dans l’enseignement d’une matière

L’ouvrage « Constructivist Instruction: Success or Failure? » (2009) a réuni différents chercheurs autour de la controverse vive liée aux approches constructivistes de l’enseignement. Nous nous intéressons ici à la contribution de Paul A. Kirschner qui s’intéresse à la confusion entre épistémologie et pédagogie.

(Photographie : Joe Nigel Coleman)



La confusion entre épistémologie et pédagogie


Selon Kirschner (2009), différents processus d’apprentissage confondent épistémologie et pédagogie :
  • Engager des élèves dans l’investigation et la méthode scientifique pour établir leurs connaissances en sciences. 
  • Demander à des élèves de résoudre des problèmes réels supposés authentiques en mathématiques pour développer leurs capacités générales de raisonnement et de résolution. Ces problèmes sont du type que les enseignants en mathématique imaginent être résolus par des mathématiciens professionnels.
  • Demander à des élèves de développer leurs propres interprétations d’un texte pour apprendre à interpréter.

Derrière ces postures d’enseignement, il y a la même croyance. Lorsque les élèves reçoivent les connaissances telles quelles plutôt que de les construire par eux-mêmes, elles seraient plus superficielles et moins utiles. Cette croyance a pourtant été démontée, rejetée et démontrée comme efficace par de nombreuses recherches en sciences cognitives, dans de nombreux domaines et pour des apprenants de tous âges. 

De plus, même lorsque les enseignants sont forcés par l’évidence à admettre que de telles méthodes d’enseignement ne sont manifestement pas la meilleure façon d’apprendre, une échappatoire est encore possible. Ils peuvent encore changer de cap et prétendre qu’elles sont meilleures pour développer les compétences plus abstraites et génériques liées par exemple à la recherche scientifique, à l’esprit critique ou à la résolution de problèmes.

L’erreur fondamentale est l’idée que la meilleure façon d’enseigner dans un domaine est de demander aux élèves de réaliser le type d’activités auxquelles se livrent les experts dans ce domaine. 



L’épistémologie


L’épistémologie est l’étude de la connaissance et de ce que cela signifie de connaître quelque chose (Shaffer, 2007). 

L’épistémologie est une branche de la science qui étudie la nature, les méthodes, les limites et la validité de la connaissance et de la croyance.

Elle aborde des questions telles que : 
  • Qu’est-ce que la connaissance ? 
  • Comment les connaissances sont-elles acquises ? 

L’épistémologie étudie la façon dont une personne exerçant une profession comprend sa profession et acquiert de nouvelles connaissances dans cette profession. 

Pour le spécialiste des sciences naturelles, il pourrait s’agir de la méthode scientifique, souvent appliquée en équipe. Pour l’anthropologue, il peut s’agir d’une recherche ethnographique ou descriptive/déductive menée de l’intérieur, au sein d’un groupe ou d’une société étudiée. Pour le philosophe, il peut s’agir d’un débat dialogique avec d’autres personnes. Pour le mathématicien, il peut s’agir de la résolution de problèmes.



La pédagogie


La pédagogie est l’art ou la science liée à l’acte d’enseigner. La pédagogie se réfère généralement à des stratégies ou à des styles d’enseignement. 

Une pédagogie peut être :
  • Générale : les stratégies, les techniques et les approches que les enseignants utilisent pour faciliter l’apprentissage en général.
  • Spécifique à un domaine : l’application de stratégies, de techniques et d’approches spécifiques à l’enseignement dans un domaine spécifique.
  • Spécifique à une certaine approche de l’enseignement : comme la pédagogie basée sur les problèmes, la pédagogie constructiviste ou l’enseignement explicite.



L’importance des connaissances et de leur intégration dans le développement cognitif


Les élèves (enfants et adolescents) ne sont pas des adultes miniatures. 

Selon Piaget (1955), le développement cognitif, qu’il appelle développement de l’intelligence, est basé sur deux phénomènes :
  • Le premier est l’assimilation de phénomènes nouvellement expérimentés dans des schémas cognitifs déjà existants. 
  • Le second est l’accommodation de ces schémas dans les cas où la nouvelle information ne correspond pas aux schémas existants. 
Selon lui, l’intelligence progresse :
  • D’un état dans lequel l’accommodation à l’environnement est indifférenciée de l’assimilation de contenus aux schémas d’un sujet. 
  • À un état dans lequel l’accommodation de schémas multiples se distingue de leur assimilation respective et réciproque.
Chez Piaget (1955), le développement cognitif se déroule en des stades cognitifs successifs qui ont été depuis invalidés. Au-delà de la remise en question d’une bonne part de la théorie de Piaget, une idée centrale reste d’actualité. Les novices que sont les élèves perçoivent les contenus d’apprentissage différemment des experts que sont les enseignants. 

Le cerveau des enfants et des adolescents est en plein développement :
  • Ils interprètent et comprennent différemment. Ils ne sont pas capables d’effectuer les transformations cognitives abstraites nécessaires à la véritable construction du savoir.
  • Ils ne disposent pas des outils nécessaires et possèdent des schémas inadéquats, souvent erronés, qui diffèrent grandement des enseignants ou des praticiens de la discipline considérée. 
Hannust et Kikas (2007) l’ont montré dans leur recherche sur l’expérimentation pour l’enseignement de l’astronomie aux enfants de cinq à sept ans. 

Ils ont étudié le processus de changement des connaissances pendant l’apprentissage :
  • Les enfants semblaient acquérir assez facilement des informations factuelles, ce qui indique qu’un enseignement précoce devrait introduire de manière explicite les éléments de connaissance essentiels liés aux sujets abordés. 
  • Certains enfants ont très facilement surgénéralisé de nouvelles connaissances. Cela indique que le support utilisé dans l’enseignement peut favoriser le développement de notions non scientifiques et que ces notions doivent être traitées rapidement pour éviter le développement de modèles non scientifiques cohérents.



Les élèves (enfants et adolescents) ne sont pas des professionnels ou des experts miniatures. 


La psychologie de l’expertise a montré que les experts en savent plus, travaillent plus vite et comprennent plus vite que les novices. De fait, les élèves abordent et résolvent les problèmes nouveaux de manière différente que les enseignants. 

Un certain nombre de différences entre novices et experts ont été mises en évidence : 
  • De Groot (1978) a déterminé que les grands maîtres d’échecs, lorsqu’ils déterminent le prochain coup à jouer, ne considèrent pas plus de coups que les joueurs d’échecs experts moins bien classés. Ils zooment sur les coups potentiellement bons plus tôt dans leur recherche que les joueurs plus faibles. 
  • Gobet et Simon (1996) ont affirmé que les les joueurs d’échecs forts et faibles examinent presque le même nombre de branches. Cependant, les joueurs forts sélectionnent d’emblée des branches plus pertinentes et plus importantes en raison de leur plus grande capacité à reconnaître les caractéristiques significatives.
  • Boucheix, Lowe et Soirat (2006) ont observé des accordeurs de piano lorsqu’ils regardent des animations du fonctionnement d’un piano défectueux. Ils ont noté que les accordeurs de piano experts se fixent plus fréquemment sur les zones de l’animation qui contiennent un contenu crucial, mais moins visible. Les novices ont tendance à se fixer sur les informations de haute saillance et négligent les aspects moins visibles nécessaires à la construction de modèles mentaux de haute qualité. 
  • Dans le cadre de la cognition médicale diagnostique, Cuthbert, du Boulay, Teather, Teather, Sharples et du Boulay (1999), ont déterminé que :
    • Les experts produisent moins d’hypothèses. Cependant, elles sont plus générales et apparaissent à un stade plus précoce de la formulation du problème que chez les novices. 
    • Les experts partent des résultats pour aboutir à une hypothèse. Ils adoptent un raisonnement qui va de l’avant et ils sont capables d’examiner et d’évaluer plusieurs hypothèses à la fois.
    • Le raisonnement des novices est caractérisé par un raisonnement à rebours. Ils partent d’une hypothèse et vont vers les données. En outre, ils n’examinent et n’évaluent qu’une seule hypothèse à la fois). 
    • Les experts font également preuve de compétences supérieures en matière d’évaluation d’hypothèses. En particulier, ils sont mieux à même d’ignorer les hypothèses discréditées. 
    • Les experts sont plus susceptibles de modifier leur hypothèse pour l’adapter aux données que de modifier les données pour les adapter à leur hypothèse ou d’ignorer complètement les résultats incohérents. 

Bransford, Brown, et Cocking (1999) ont mis en évidence à partir de l’ensemble des recherches dans ce domaine ce qui différencie les experts des novices. Ce ne sont pas simplement des capacités générales, comme la mémoire ou l’intelligence, ni l’utilisation de stratégies générales. Les experts ont plutôt acquis des connaissances approfondies qui influent sur ce qu’ils remarquent et sur la façon dont ils organisent, représentent et interprètent les informations dans leur environnement. Ces connaissances influent à leur tour sur leur capacité à se souvenir, à raisonner et à résoudre des problèmes. 



Quatre différences entre experts et novices


Donovan, Bransford et Pellegrino (1999) présentent six différences majeures entre les experts et les novices, dont quatre ont une incidence concrète sur la façon dont nous enseignons et apprenons :
  • Les experts sont plus attentifs et remarquent plus de caractéristiques importantes ou de modèles significatifs dans un problème ou une situation que les novices. Les novices n’ont pas la connaissance de base du domaine nécessaire pour y parvenir et se concentrent sur des informations superficiellement visibles, quelle que soit leur importance réelle.
  • Les experts disposent d’une grande quantité de connaissances accessibles sur le contenu, organisées de manière à refléter une compréhension profonde du sujet. 
    • Ce que les experts savent déjà détermine ce qu’ils voient et comment ils le voient.
    • Comme les novices connaissent peu un sujet ou un domaine, ils ne savent pas où regarder et, après avoir regardé quelque chose, ont du mal à interpréter correctement ce qu’ils voient.
  • Les connaissances des experts reflètent des contextes d’applicabilité de ces connaissances.
    • Les experts possèdent un type de connaissances qui inclut la connaissance des contextes ou des situations dans lesquelles elles sont ou seront utiles. 
    • Les connaissances d’un novice sont souvent inertes et isolées les unes des autres. Elles ont été apprises, mais ne sont pas directement accessibles pour la résolution de problèmes. Elles ne sont pas simplement réductibles à des ensembles de faits ou de propositions isolés.
  • Les experts disposent de schémas cognitifs riches, nombreux et variés, dans lesquels leurs connaissances sont organisées. Les aspects pertinents de ces connaissances peuvent être facilement et rapidement récupérés. 
    • Les experts récupèrent des aspects importants de leurs connaissances avec peu d’efforts, 
    • Les novices consacrent beaucoup d’efforts à essayer de se souvenir et de traiter des éléments de connaissance individuels. 

Lorsque nous considérons les différentes entre novices et experts, il apparait que l’application d’une épistémologie utilisée par les experts du domaine ou les praticiens comme pédagogie pour l’apprentissage dans ce domaine ne fonctionnera pas. 



Pratiquer en sciences ou apprendre à pratiquer en sciences


Il existe une conception commune dans l’enseignement en sciences liée au constructivisme. Selon cette conception, les élèves apprennent en construisant leur propre sens à partir de leurs expériences. Dès lors, l’enseignement des sciences devrait consister en des expériences qui illustrent l’esprit, le caractère et la nature de la science et de la technologie.

Le but ultime est de proposer en classe un environnement d’apprentissage dans lequel les élèves peuvent se sentir comme des scientifiques. 

Selon cette conception, la pédagogie en sciences doit passer par son épistémologie. Cela a conduit à un engagement en faveur des méthodes d’apprentissage fondées sur la découverte et l’enquête, qui repose sur la confusion entre : 
  • L’enseignement des sciences en tant qu’enquête : l’accent mis dans le programme sur les processus scientifiques
  • L’enseignement des sciences par l’enquête : l’utilisation du processus scientifique pour apprendre les sciences.

L’erreur ici est qu’aucune distinction n’est faite entre les comportements et les méthodes du scientifique. 

Le scientifique est un expert exerçant sa profession, alors qu’un élève est essentiellement un novice. 

De nombreux concepteurs de programmes et concepteurs pédagogiques ne connaissent pas ou ne perçoivent pas la distinction entre la base épistémologique des sciences et la base pédagogique de l’enseignement des sciences.

Les expériences étant largement utilisées en sciences, les enseignants en sciences sont conditionnés à les considérer comme une partie nécessaire et intégrante de l’enseignement des sciences. Mais les élèves ne pratiquent pas les sciences. Ils s’informent sur les sciences ou apprennent à les pratiquer. C’est le travail de l’enseignant d’enseigner la science, d’enseigner sur la science et d’enseigner comment faire de la science. 

Un élève, contrairement à un scientifique, est encore en train d’apprendre le domaine en question et ne possède donc ni la sophistication théorique ni la richesse de l’expérience du scientifique. En outre, l’élève apprend la science par opposition à la pratique de la science. Dès lors, il devrait être aidé dans son apprentissage par l’application d’une pédagogie efficace et d’une bonne conception de l’enseignement.

Selon Ausubel (1964) :
  • Les scientifiques sont engagés dans une recherche à plein temps de principes nouveaux, généraux ou appliqués dans un domaine.
  • Les élèves sont engagés dans l’apprentissage : 
    • De la matière de base d’un domaine que les scientifiques ont appris lorsqu’ils étaient élèves
    • De la manière dont les scientifiques pratiquent. 
  • Si les élèves doivent découvrir scientifiquement, ils doivent d’abord apprendre à la fois le contenu et la manière de découvrir. 
  • L’élève ne peut pas apprendre de manière adéquate en prétendant être un scientifique débutant.

Selon Klahr et Nigam (2004), les élèves en situation de découverte sont plus susceptibles que ceux qui reçoivent un enseignement explicite de se retrouver dans des situations défavorables à l’apprentissage. Ils peuvent recevoir une rétroaction incohérente ou trompeuse, faire des erreurs d’encodage et des attributions causales erronées, et avoir une pratique et une élaboration inadéquates. 

Ces obstacles à l’apprentissage peuvent annihiler les avantages généralement attribués à l’apprentissage par la découverte, tels que la propriété et l’authenticité. Klahr et Nigam (2004) notent également que la plupart de ce que les élèves (et les enseignants et les scientifiques) savent sur la science leur a été enseigné, plutôt qu’il n’a été découvert par eux. 

Ce manque de clarté quant à la différence entre l’apprentissage et la pratique des sciences a conduit de nombreux pédagogues à préconiser la méthode de la découverte comme moyen d’enseigner les sciences. Cette approche s’inscrit parfaitement dans les pédagogies contemporaines centrées sur l’apprenant qui mettent l’accent sur l’expérience directe et la recherche individuelle.

Novak (1988) notait que des efforts importants déployés pour améliorer l’enseignement des sciences dans les écoles secondaires dans les années 1950 et 1960 n’ont pas répondu aux attentes. Il a déclaré que le principal obstacle a été l’épistémologie obsolète qui était à l’origine de l’accent mis sur la science orientée vers la recherche.

Chen et Klahr (1999) ont démontré que l’enseignement explicite était nettement supérieur à l’apprentissage par la découverte en ce qui concerne la capacité des enfants à concevoir des expériences simples et nouvelles pour eux. Plus important encore, ceux qui recevaient un enseignement explicite obtenaient des résultats également supérieurs dans un test de transfert lointain de la conception expérimentale administré sept mois plus tard. 

Des implications des différences entre épistémologie et pédagogie pour l’enseignement des sciences
En tant que telle, la façon d’apprendre ou d’être enseigné dans un domaine est très différente de la façon de réaliser ou d’agir dans un domaine.

L’épistémologie de la plupart des sciences, par exemple, est souvent basée sur l’expérimentation et la découverte. De fait, l’expérimentation et la découverte devraient faire partie de tout programme visant à former de futurs scientifiques. 

Toutefois, cela ne signifie pas que l’expérimentation et la découverte doivent également servir de base à l’organisation des programmes d’études et à la conception de l’environnement d’apprentissage.

Il existe une ambiguïté sur la différence entre l’apprentissage et la pratique des sciences. Associée à la priorité accordée par la société actuelle à la construction du savoir, elle a conduit des pédagogues à préconiser la découverte comme moyen d’enseigner les sciences. 

Le danger est dans la difficulté à faire la distinction entre l’apprentissage et l’action, et dans l’oubli que les élèves ne sont pas des experts pratiquant quelque chose, mais plutôt des novices apprenant quelque chose. 

Le rôle de l’enseignant est d’enseigner les sciences, c’est-à-dire d’enseigner des connaissances en science et d’enseigner comment faire de la science. Il n’appartient pas à l’enseignant de privilégier la pratique de la science dans le cadre de l’exercice d’enseignement, c’est avant tout de l’ordre du domaine professionnel des scientifiques. 

La seule relation entre l’épistémologie et la pédagogie n’est pas basée sur la traduction ou la mise en correspondance d’une épistémologie à une pédagogie. Elle est basée sur la sélection d’une pédagogie appropriée pour enseigner les contenus en sciences et aider l’apprenant à acquérir l’épistémologie du domaine. 

Mis à jour le 23/11/2023

Bibliographie


Kirschner, P. A. (2009). Epistemology or pedagogy, that is the question. In S. Tobias & T. M. Duffy (Eds.), Constructivist instruction: Success or failure? (pp. 144–157). Routledge/Taylor & Francis Group.

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