(Photographie : Thomas Pearson)
Une perspective plurielle ou unitaire de la connaissance
La recherche sur la nature de l’apprentissage oscille entre deux perspectives :
- Une approche unitaire de la connaissance qui correspond à la notion de schéma chez Bartlett (1932) ou de schème chez Piaget (1937).
- La théorie de la charge cognitive s’inscrit dans cette perspective.
- Toutes les connaissances en mémoire à long terme répondent à la même forme d’organisation intégrant la notion d’interactivité des éléments.
- Une approche plurielle de la connaissance qui existe sous différents types :
- La taxonomie d'Anderson et Krathwohl (2021) correspond à cette perspective.
- Elle amène à distinguer quatre formes de connaissances :
- Les connaissances factuelles
- Les connaissances conceptuelles
- Les connaissances procédurales
- Les connaissances métacognitives.
À défaut d’être complètement établie scientifiquement, l’approche plurielle présente l’avantage d’être fonctionnelle dans un contexte d'enseignement. Elle permet de réfléchir plus aisément sur la mise en oeuvre d'un alignement curriculaire car elle s'intéresse à la nature de la connaissance.
La perspective unitaire est intéressante dans le cadre de la conception pédagogique a pour enjeux de faciliter l'apprentissage tout en tenant compte des contraintes de la cognition humaine.
L'enseignement explicite est amené à considérer conjointement et de manière complémentaire les deux perspectives pour assurer son efficience :
- La taxonomie d'Anderson et Krathwohl (2021) aide à déterminer ce qui sera enseigné et à construire un ensemble cohérent autour des objectifs d'apprentissage, de la sélection de tâches et de la construction de l'évaluation.
- La théorie de la charge cognitive nous est utile pour déterminer la segmentation des contenus et faciliter l'apprentissage.
Pour assurer la consolidation, la science de l'apprentissage va jouer des deux perspectives pour déterminer à quels moments la mobilisation de quelle stratégie cognitive est plus à même de soutenir les apprentissages.
Effet d’inversion de l’expertise et cognition incarnée
Nous pouvons nous interroger sur les bénéfices en matière de construction de connaissances chez les élèves rendus possibles par la cognition incarnée, en fonction de leurs caractéristiques spécifiques et plus particulièrement de leurs connaissances préalables.
Un principe important de la théorie de la charge cognitive est l’effet d’inversion de l’expertise. Tout ce qui facilite l’apprentissage chez les novices peut n’avoir aucun effet sur l’apprentissage des experts, voire, peut détériorer leur apprentissage.
Cet effet peut être mis en évidence en lien avec l’effet de modalité́. Alors que l’utilisation de deux modalités sensorielles (au lieu d’une seule) améliore l’apprentissage chez les novices dans la plupart des cas, ces deux modalités sont moins efficaces qu’une seule avec des experts.
L’effet de renversement dû à l’expertise s’explique de la façon suivante :
- Les experts ont déjà des connaissances dans le domaine et ces connaissances sont organisées d’une façon qui est personnelle à l’individu.
- Les techniques qui aident les apprenants novices sont fondées sur :
- Le principe de guidage
- La multiplicité de l’encodage (la même information est présentée selon des modalités sensorielles ou sémiotiques différentes)
- La génération : l’apprenant est conduit à réfléchir, à mettre en œuvre des traitements profonds qui lui permettent de construire ses apprentissages.
- Ces techniques précitées sont au mieux inutiles pour les experts :
- L’expert n’a pas besoin d’être guidé, il le fait très bien lui-même.
- L’organisation des connaissances de l’expert peut être contredite par le guidage, qui impose une autre relation entre les modèles de connaissances.
- Les deux modalités de présentation de l’information ne sont plus complémentaires, elles deviennent redondantes.
L’effet de renversement dû à l’expertise peut expliquer certaines limites constatées avec la cognition incarnée :
- Avec les experts, l’utilisation du corps ou des mouvements viendrait contraindre inutilement l’apprentissage.
- La cognition incarnée ajoute pour les experts des informations à traiter alors que sans elles cet apprentissage est plus rapidement accessible.
- Le geste qui améliore l’apprentissage chez les novices devient superflu chez les experts, entraînant une augmentation de la charge cognitive
L’observation du comportement des individus conduit à voir au cours de l’apprentissage un passage du geste réel à une intériorisation du geste, des ressources externes à des ressources internes :
- Des novices vont avoir tendance à avoir recours au geste
- Des experts vont internaliser le geste.
Dans ce cas, l’apprentissage correspondrait à l’internalisation des informations sensori-motrices qui ont été initialement procurées par la manipulation d’objets réels.
Par exemple, lors d’opération de calcul, les utilisateurs experts du boulier semblent s’appuyer sur une représentation mentale du boulier, qui est plus efficace pour eux que la manipulation réelle de l’objet physique. À l’inverse, les novices ont besoin des gestes et du boulier comme support au calcul (Frank & Barner, 2012).
De même, on observe chez les jeunes enfants qui acquièrent de l’expertise en calcul, le passage du comptage physique sur les doigts à un modèle interne de comptage qui ne nécessite plus l’action réelle.
Le rôle d’étayage de la cognition incarnée
Martin et Schwartz (2005) ont examiné comment l’interaction avec l’environnement physique peut favoriser le développement des concepts de fraction. Des enfants de neuf et dix ans ont travaillé par manipulation sur des problèmes de fractions qu’ils ne pouvaient pas résoudre mentalement.
La manipulation de pièces physiques facilitait la capacité des enfants à développer une interprétation des fractions.
Lorsque les enfants comprenaient bien un domaine de contenu, ils utilisaient leurs interprétations pour la résolution de problèmes. Lorsqu’ils avaient besoin d’apprendre, ils étaient enclins à manipuler. Lorsque les enfants ont appris en manipulant, ils ont mieux transféré vers de nouveaux problèmes qu’en l’absence de manipulation. Dans l’ensemble, la possibilité de manipuler facilite le développement de nouvelles interprétations qui peuvent faire progresser l’apprentissage des fractions.
Dans cette perspective, la dimension de la cognition incarnée représente un étayage utile en début d’apprentissage. Toutefois, les élèves doivent s’en détacher au fur et à mesure s’ils veulent pleinement progresser. Lorsque leur niveau de connaissance est faible, l’environnement structuré va guider leur comportement et améliorer la réalisation de la tâche. Par contre, l’environnement (structuré ou non structuré) n’a pas d’effet quand les enfants ont un haut niveau de connaissance, mais est susceptible d’activer un effet d’inversion de l’expertise s’il reste trop structuré.
Les connaissances peu à peu acquises aident à restructurer l’environnement et à organiser les manipulations pour résoudre les problèmes. Si un environnement structuré aide les enfants à résoudre des problèmes quand ils ont un faible niveau de connaissance, en même temps cela peut les empêcher de développer leur propre interprétation de la manière de résoudre le problème.
Dans le même sens, Black (2011) montre que l’ajout de manipulation physique (utilisation de poids et de balance) n’est efficace que pour les enfants qui ont des préconceptions erronées sur le concept de masse.
Cependant, cela ne signifie pas que la manipulation soit inefficace pour les autres. Ils ont pu construire leurs représentations préalables justement en s’appuyant sur les interactions sensori-motrices avec l’environnement. Au fur et à mesure, ils ont intériorisé ces représentations et sont capables d’apprendre sans avoir besoin de manipuler, ou à partir de manipulations virtuelles.
Le passage vers l’expertise pourrait ainsi se traduire par le passage :
- D’un modèle externe, nécessitant la réalisation physique de l’action ou la présence physique du support dans l’environnement.
- À un modèle interne, s’appuyant sur la représentation de cette action.
Dans ce sens, il a été montré que la fréquence de l’utilisation spontanée de gestes est corrélée avec une faible capacité en imagerie et rotation mentale (Chu, Meyer, Foulkes, & Kita, 2014).
Le support matériel externe serait particulièrement efficace quand le coût cognitif de la tâche est élevé ou quand l’individu est novice. Apprendre en interagissant avec l’environnement physique crée des informations sensori-motrices qui vont être utilisées pour construire les connaissances, et qui vont être internalisées au fur et à mesure que l’expertise se développe.
Les limites de l’apprentissage par la vidéo
La littérature sur les apprentissages montre de façon récurrente que l’apprentissage à partir du visionnage de vidéos (ou d’images animées) :
- N’est pas souvent efficace quand il s’agit de comprendre un phénomène dynamique complexe.
- Est souvent efficace, tandis que lorsqu’il s’agit d’apprendre un geste technique (réaliser un origami, un chignon ou encore un nœud marin).
- Dans le premier cas, il s’agit d’un apprentissage scolaire qui correspond à des connaissances biologiquement secondaires.
- Ce qui est à apprendre ne se réduit pas à ce qui est présenté, mais va au-delà.
- La multiplicité́ des encodages dans le cas d’apprentissages plus complexes, peut surcharger la mémoire de travail.
- Nous devons faire attention à trop d’éléments en même temps.
- Dans le second cas, il s’agit d’un apprentissage par imitation qui correspond à des connaissances biologiquement primaires.
- L’action que l’on observe, l’action que l’on réalise et l’action que l’on apprend vont représenter une seule et même action.
- Dans le cas des apprentissages liés aux connaissances primaires, nous sommes moins contraints par les limites de la mémoire de travail.
- La charge cognitive serait particulièrement peu importante dans ces situations, ce qui expliquerait l’efficacité de ces apprentissages.
L’utilité d’accéder à l’abstrait en manipulant le concret
La majorité des apprentissages scolaires implique la nécessité de passer de représentations concrètes à des représentations symboliques abstraites.
La théorie de la cognition incarnée suppose que toute connaissance, y compris conceptuelle, implique des dimensions sensori-motrices :
- Par exemple, les informations liées à la quantité ou au temps seraient représentées par rapport au corps sur un axe devant-derrière ou droite-gauche. Nous nous représentons une ligne du temps ou un ordre de poids croissants sur un axe.
- Les concepts abstraits sont compris à partir de références à une expérience sensori-motrice plus concrète. Ainsi des auteurs ont pu montrer que le statut social peut être compris en matière d’axe vertical, l’importance de certains facteurs en matière de poids, et la moralité en matière de propreté.
La référence au corps serait donc un ancrage de l’apprentissage de certains concepts abstraits.
Toutefois, il faut nuancer, car la manipulation de référents concrets peut venir entraver l’apprentissage et même détériorer la compréhension de concepts plus abstraits.
Kaminski et son équipe (Kaminski et coll., 2008 ; Kaminski, Sloutsky, & Heckler, 2009) montrent que des supports concrets (gâteaux) en comparaison de supports plus abstraits (cercles) permettent de mieux apprendre les fractions. Cependant, les capacités de mobilisation et de transfert des connaissances ainsi élaborées dans d’autres tâches sont plus importantes pour les enfants ayant appris avec des symboles plus arbitraires.
La maîtrise d’un concept passerait donc par un apprentissage s’appuyant sur des supports de plus en plus déconnectés de la réalité concrète.
C’est ce que montrent Scheiter, Gerjets, & Schuh (2010) auprès d’élèves du secondaire. Le passage graduel de représentations concrètes (des arbres) vers des représentations abstraites (carrés verts avec moins de détails) permet des gains d’apprentissage en résolution de problèmes plus importants que des formats textuels plus abstraits.
L’utilisation de problèmes résolus doit s’accompagner d’une analyse des tâches cognitives pour identifier les différentes connaissances préalables à la résolution de problèmes mathématiques. Ensuite, les problèmes résolus doivent montrer une transition continue d’une représentation concrète, mais superficielle et concrète du problème à un modèle mathématique plus abstrait qui constitue la base de la résolution du problème.
Pour acquérir de l’expertise, les élèves auraient donc besoin d’être confrontés à des supports concrets, qui évoluent graduellement au cours de l’apprentissage vers des supports plus abstraits. Cela permet de faciliter la compréhension et l’appropriation des concepts eux-mêmes abstraits.
Selon ces considérations, l’utilisation du corps ne serait qu’une étape intermédiaire de l’apprentissage :
- L’ancrage corporel pourrait n’être nécessaire qu’à certaines phases d’apprentissage.
- Il faudrait ensuite éloigner progressivement les supports d’apprentissage d’une référence concrète et manipulable, si nous souhaitons obtenir une construction de connaissances conceptuelles chez nos élèves.
Mis à jour le 10/11/2023
Bibliographie
Florence Bara, André Tricot. Le rôle du corps dans les apprentissages symboliques : apports des théories de la cognition incarnée et de la charge cognitive. Recherches sur la philosophie et le langage, Paris : Vrin, 2017, 33, pp.219-249. hal-01889164
Anderson L.W., Krathwohl D.R., Airasian P.W., Cruikshank K.A., Mayer R.E., Pintrich P.R., Raths J. & Wittrock M. C. (2001). A taxonomy for learning, teaching, and assessing : A revision of Bloom’s taxonomy of educational objectives. New York: Longman.
Bartlett, F.C. (1932). Remembering: A study in experimental and social psychology. Oxford: Macmillan.
Piaget, J. (1937). La construction du réel chez l'enfant. Neuchatel : Delachaux & Niestlé.
Frank, M.C., & Barner, D. (2012). Representing exact number visually using mental abacus. Journal of Experimental Psychology: General, 141(1), 134-149.
Martin, T., & Schwartz, D. L. (2005). Physically distributed learning: adapting and reinterpreting physicals environments in the development of faction concepts. Cognitive Science, 29(4), 587–625.
Black, J. B. (2011). Embodied cognition and learning environment design. Theoretical foundations of student-centered learning environments. New York: Routledge.
Chu, M., Meyer, A., Foulkes, L., & Kita, S. (2014). Individual differences in frequency and salience of speech accompanying gestures: the role of cognitive abilities and empathy. Journal of Experimental Psychology: General, 143(2), 694–709.
Kaminski, J. A., Sloutsky, V. M., & Heckler, A. F. (2008). Learning theory: Tha advantage of the abstract examples in learning math. Science, 320(5875), 454–455.
Kaminski, J. A., Sloutsky, V. M., & Heckler, A. F. (2009). Transfer of mathematical knowledge: the portability of generic instantiations. Child Development Perspectives, 3(3), 151–155.
Scheiter, K., Gerjets, P., & Schuh, J. (2010). The acuqisition of problem-solving skills in mathamatics: how animations can aid understanding of sructural problem features and solution procedures. Instructional Science, 38(5), 487–502.
0 comments:
Enregistrer un commentaire