samedi 24 décembre 2022

L’impact de la cognition incarnée sur charge cognitive en fonction de la nature des apprentissages

La cognition incarnée envisage la mémoire comme un système dans lequel l’accès aux connaissances implique la simulation des états sensoriels et moteurs similaires à ceux vécus lors des expériences antérieures. La nature des connaissances abordée est par conséquent essentielle lorsque nous voulons comprendre l’optimisation de la cognition incarnée.

(Photographie : Andrea Bonisoli Alquati)




Différentes recherches mettent en évidence une supériorité de l’apprentissage par la pratique. Les chercheurs comparent généralement sur la même tâche un apprentissage qui ne ferait intervenir que les modalités verbale et visuelle avec un apprentissage qui ferait intervenir en plus des interactions motrices avec l’environnement. 

Dans ce contexte, il est difficile d’avoir un contrôle sur les opérations cognitives effectuées par l’élève au moment où il réalise la tâche. Les mécanismes de traitement de l’information vont différer, en fonction du type de tâche et du type de compétences sollicitées. 



Un effet de la cognition incarnée attribuable à un encodage multiple en mémoire


Dans les tâches simples de mémorisation, l’effet positif de l’action pourrait simplement s’expliquer par un effet d’encodage multiple en mémoire. 

Bara et Tricot (2017) indiquent par exemple que l’ajout de l’exploration haptique ou motrice des lettres de l’alphabet dans des séances d’apprentissage en maternelle favorise la mémorisation et la reconnaissance visuelle des lettres. L’effet serait attribuable à la multiplicité des encodages qui favorisent la mémorisation et la mise en lien des informations. Dans ce cas, il s’agit de la mise en lien des formes visuelle, auditive et motrice des lettres.

La réalité semble plus complexe, introduire l’exploration haptique ou motrice des lettres a des conséquences indirectes qui interrogent cette interprétation. En effet, les comportements des enseignants changent également. Ils ont tendance à donner plus d’informations verbales sur la forme de la lettre, que lorsque les lettres sont présentées visuellement aux élèves. S’ajoute donc à l’interaction sensori-motrice avec la lettre, des informations verbales supplémentaires qui peuvent aider les élèves à mieux analyser la forme précise de la lettre et qui peuvent également expliquer les progrès des élèves. 

L’association du geste pour mémoriser des mots de vocabulaire en langue étrangère donne des résultats positifs chez les jeunes enfants. Plusieurs recherches montrent que les enfants de 4 et 5 ans qui apprennent des mots de vocabulaire étranger en réalisant physiquement l’action mémorisent mieux ces mots que lorsqu’ils sont appris sans réaliser le geste correspondant. Ce type de résultat peut être interprété comme montrant un effet bénéfique de la mobilisation du corps sur un apprentissage alors que la connaissance apprise n’est pas motrice, mais verbale. 

Mais apprendre des mots en langue étrangère constitue une activité où la multiplicité d’encodage (par exemple avec l’appui d’un dessin) donne assez systématiquement de bons résultats. L’effet positif ne serait alors pas strictement lié à la mobilisation du corps, mais, plus généralement, à la complémentarité des informations verbales et motrices, qui faciliterait les processus de mémorisation. 

Certaines tâches d’apprentissage font appel uniquement à des processus mnésiques simples. Elles n’impliquent pas de transformation du contenu appris. Il semble possible de proposer une interprétation uniquement en matière de codage multiple favorisant les processus mnésiques. Dans cette interprétation, la cognition incarnée ne semble pas avoir d’effet propre en elle-même.



Un effet de focalisation de l’attention et d’apprentissage génératif lié à la cognition incarnée


Dans l’étude de Kalenine, Pinet et Gentaz (2011), l’exploration haptique de figures géométriques en relief améliore leur reconnaissance, mais également la compréhension des catégories de figures. 

L’effet peut être interprété par un codage multiple de l’information. Cependant, il est important de considérer également que l’interaction entre la main et l’objet a pu amener l’enfant à se poser des questions qu’il ne se serait pas posées uniquement en voyant la forme.

Les spécificités du sens haptique (Gentaz, 2009) peuvent aider à focaliser l’attention de l’enfant sur certaines propriétés qui deviennent plus saillantes. C’est par exemple la longueur d’un côté ou les angles quand on les explore avec la main. Cela amène l’enfant à considérer d’autres dimensions que perceptives dans la catégorisation des figures. 

Glenberg et son équipe (2004) ont demandé à des enfants de lire un texte à propos d’une ferme. Dans une condition, les enfants doivent en plus manipuler des objets représentant des animaux de la ferme, des outils, etc. au fur et à mesure qu’ils lisent. La compréhension du texte est alors meilleure. 

Selon la théorie de la charge cognitive, l’effet obtenu serait indirect :
  • Ce ne sont pas tant les actions réalisées que le fait de devoir réfléchir à la signification du texte, de se poser des questions importantes, qui produit cet effet. 
  • Plutôt que de cognition incarnée, il s’agirait d’un apprentissage génératif. La manipulation mettrait l’élève face à des situations qu’il a créées dans l’environnement. 
  • Ces situations seraient propices à faire émerger certains questionnements nouveaux sur le sens du texte, auxquelles il n’aurait pas eu accès lors de la lecture et de la simple exposition au contenu verbal. 

Selon Gallagher et Lindgren (2015), l’effet positif des gestes sur l’apprentissage pourrait être lié, dans certains cas, à la métaphore. En réalisant un geste, un déplacement, un jeu de « faire semblant », on réalise une métaphore de ce que l’on essaie de comprendre. 



L’analogie de la cognition incarnée avec l’effet de non-spécification du but (goal free effect)


Le type de support choisi pour la manipulation influence la manière dont l’individu va réfléchir et comprendre. Il peut diminuer ou favoriser les comportements d’exploration qui vont être la source de la construction des connaissances. 

Ce n’est donc pas la manipulation en soi qui est importante, mais plutôt les possibilités de manipulation que les objets proposés permettent ainsi que le sens que l’élève peut leur donner. 

Ce sont ces dimensions qui vont faire l’efficacité de l’apprentissage à partir des expériences physiques d’interaction avec l’environnement. Les supports à manipuler doivent être une aide à la stratégie que l’élève met en place. 

Pour favoriser l’apprentissage, il faudrait donc plutôt privilégier une exploration libre sans perception du but à atteindre. C’est ce que montre exactement le goal free effect au sein de la théorie de la charge cognitive :
  • Imaginons des élèves qui emploient une stratégie sans but spécifié. Ils ne vont pas considérer à la fois l’état actuel du problème et le but à atteindre. Ils ne vont pas chercher à trouver des différences entre les deux et essayer de trouver une solution pour réduire ces différences. 
  • Les élèves ont simplement besoin de considérer l’énoncé du problème et de trouver n’importe quel opérateur qui transformera cet énoncé en un nouvel état. Du fait de la simplicité de cette procédure, une stratégie sans but spécifié réduit substantiellement la charge en mémoire de travail.
  • L’attention est dirigée uniquement vers les états du problème et les opérations pertinentes pour ces états. L’important est que l’élève puisse mettre en œuvre une recherche active et une manipulation effective, et pas uniquement la perception d’un modèle. 
  • Dans ce cadre, la manipulation est directement au service de l’état initial du problème et de ses possibilités de transformation.



Impact de la cognition incarnée sur la charge cognitive 


La possibilité d’action dans des situations d’apprentissage a pour conséquence dans la majorité des cas de réduire la charge cognitive impliquée dans la réalisation de la tâche. 

La présence de l’environnement physique permet par exemple de maintenir facilement les représentations des éléments pendant la réalisation de la tâche et de diminuer ainsi la charge en mémoire de travail. 

L’interaction entre les différents composants (visuel, auditif, moteur) peut diminuer la difficulté des processus mémoriels impliqués dans la tâche par les multiples activations et réactivation des traces. 

Par conséquent ce n’est pas le format de présentation de l’information qui entraîne des bénéfices dans l’apprentissage, mais l’allègement de la charge cognitive que permet le recours aux interactions sensori-motrices avec l’environnement. 

Dans certains cas, l’ajout d’une modalité sensorielle supplémentaire au moment de l’apprentissage peut au contraire augmenter cette charge. Cela aura pour conséquence de diminuer l’efficacité de l’apprentissage et les performances des élèves. 

Dans des études sur l’apprentissage des lettres de l’alphabet chez des enfants de 5 ans, le type de matériel et la manière d’explorer les lettres sont déterminants pour l’apprentissage. 

Les chercheurs comparent l’exploration libre et guidée de lettres en creux et en relief. Ils peuvent montrer que la mémorisation des lettres est plus efficace quand les enfants explorent haptiquement les lettres que quand ils les voient, mais ce uniquement pour des lettres en relief. Aucun effet bénéfique supplémentaire n’est obtenu pour l’exploration de lettres en creux. 

L’analyse des procédures d’exploration manuelle montre que l’exploration des lettres en creux est plus couteuse cognitivement et attentionellement que celle des lettres en relief. L’exploration de la lettre en creux augmente la charge cognitive lors de la réalisation de la tâche, ce qui pourrait expliquer l’absence d’effet bénéfique de l’ajout de la modalité haptique sur la mémorisation des lettres. 

Dans le cadre de la combinaison d’une modalité motrice à une autre modalité, si une grande partie des ressources attentionnelles est utilisée pour la réalisation d’une des tâches, il va être difficile d’exécuter l’autre tâche. Nous pouvons supposer que si le geste n’est pas automatisé, il peut être difficile de tirer des bénéfices de la double modalité.

Un cas de figure est l’apprentissage de comptines aux jeunes enfants en y associant des gestes, avec l’objectif implicite d’en favoriser la mémorisation et la compréhension. La majorité des enfants est capable de produire le geste au moment où le mot est prononcé dans la comptine. Un certain nombre d’enfants essaie d’imiter les gestes en ayant toujours un temps de retard sur le texte oral. Dans ce cas, l’intérêt de ce type de pratique pédagogique peut être questionné et l’enseignant peut de manière involontaire complexifier la tâche de l’enfant en augmentant ainsi la charge intrinsèque. 


Mise à jour le 08/11/2023


Bibliographie


Florence Bara, André Tricot. Le rôle du corps dans les apprentissages symboliques : apports des théories de la cognition incarnée et de la charge cognitive. Recherches sur la philosophie et le langage, Paris : Vrin, 2017, 33, pp.219-249. hal-01889164 

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