jeudi 14 avril 2022

Le défi de la mise en œuvre de pratiques efficaces fondées sur des données probantes

L’impact de l’éducation fondée sur des données probantes sur les systèmes éducatifs reste mineur malgré le développement parallèle des connaissances. La difficulté se pose au sujet de la mise en œuvre et de la diffusion de pratiques et approches efficaces.

(Photographie : Fedor Litosh)



Les enjeux et défis croissants de la modernité pour l’école


Les sociétés modernes misent plus que jamais sur l’efficacité de leurs systèmes éducatifs :
  • Pour instruire et qualifier leur population.
  • Pour promouvoir l’adoption d’habitudes de vie plus saines, plus respectueuses et plus durables.
  • Pour soutenir le développement de compétences de plus en plus recherchées par le monde du travail : aptitudes à la collaboration, à la communication, à la résolution de problème, à la créativité, à la réflexivité, à la esprit critique ou aux habiletés sociales.

Les changements sociaux, économiques et technologiques créent des enjeux croissants pour les systèmes éducatifs. En outre, l’école est également vue comme un levier privilégié pour combattre les inégalités sociales. 

Parallèlement, la recherche scientifique progresse et de nouvelles connaissances en lien avec l’éducation sont établies. Nous n’avons jamais disposé d’autant de connaissances sur les processus cognitifs, ainsi que sur les pratiques efficaces d’enseignement. Ces leviers permettent d’améliorer les apprentissages des élèves, de soutenir leur motivation et leur engagement, de favoriser les relations pacifiques et le bien-être à l’école, et même de réduire les inégalités d’acquis scolaires. Ils sont de mieux en mieux compris au sein de la communauté scientifique. 

De même, les évaluations nationales et internationales permettent maintenant d’avoir des informations précises sur l’évolution des résultats des systèmes éducatifs en lien avec les politiques scolaires. 

Ces différents paramètres posent la question d’une transformation et d’une amélioration des pratiques professionnelles en éducation. 

Le défi de l’école efficace est double : 
  • S’assurer de créer des environnements éducatifs les plus stimulants, sécurisants et soutenants possibles pour tous les élèves. 
  • Offrir un environnement éducatif de qualité, indépendamment de l’origine sociale ou culturelle des élèves.

Différents facteurs peuvent contribuer à rendre une école efficace :
  • Les politiques publiques.
  • La gouvernance des organisations.
  • Les liens entre l’école, les familles et la collectivité.
  • Le climat scolaire.
  • Le leadership pédagogique des directions d’établissement.
  • La formation initiale et continuée des enseignants.

Par leur rôle de première interface avec les élèves, les enseignants sont un déterminant central pour l’efficacité de l’enseignement. 

L’enseignement est une profession. Une profession est définie par des pratiques. Dès lors, c’est la qualité des pratiques d’enseignement qui est le facteur d’influence le plus pertinent pour l’apprentissage des élèves, en particulier ceux des élèves venant des milieux les plus défavorisés (Konstantopoulos & Chung, 2011).



Les difficultés liées à l’amélioration des pratiques en école


Il y a une double piste si nous nous intéressons à l’amélioration des pratiques :
  • Optimiser les pratiques existantes
  • Appliquer les meilleures pratiques connues. 

Pour avoir un impact, ces démarches doivent pouvoir se déployer à large échelle et toucher en premier lieu les écoles, les enseignants ou les classes qui en ont le plus besoin. 

Trois courants de recherche s’intéressent à ce défi, mais dressent un bilan mitigé des tentatives de changement à large échelle : 
  • Les réformes politiques des dernières décennies échouent le plus souvent à faire évoluer les pratiques d’enseignement et à influer sur la réussite éducative des élèves. 
  • Les interventions identifiées par les chercheurs comme efficaces peinent à s’inscrire dans la durée et à se diffuser à large échelle
  • Les actions de développement professionnel proposées aux enseignants n’ont généralement qu’un effet marginal sur les acquis des élèves

Les conclusions de ces trois courants convergent. Il y a une grande difficulté à modifier, de manière durable, les pratiques de classe des enseignants et à améliorer les apprentissages de tous les élèves de façon à réduire les inégalités scolaires. 

Le succès du changement semble dépendre à la fois :
  • Des conditions concrètes de mise en œuvre
  • De la qualité des idées ou des principes promus.

Il y a des difficultés à traduire les idées promues en dispositifs concrets adaptés aux réalités locales des classes et des écoles. Nos connaissances restent lacunaires quant à la manière d’arriver à ce que les pratiques des enseignants intègrent ces avancées, afin qu’elles bénéficient à l’ensemble des élèves. 

Ce constat n’est pas propre à l’éducation. Ils se retrouvent dans d’autres domaines comme les sciences humaines et sociales, les sciences médicales ou le secteur économique. Un passage durable, aisé et à large échelle des données probantes jusqu’à la pratique constitue l’exception et non la norme.



La difficulté du transfert entre résultats de la recherche et application sur le terrain


Un large fossé sépare l’enseignement tel qu’il se vit en classe d’un côté, et ce qu’en dit la science de l’autre. Les connaissances scientifiques ont beaucoup de mal à le franchir. 

Plusieurs champs de recherche abordent cette problématique :
  • Le champ de l’utilisation des données probantes et du transfert de connaissances issues de la recherche : 
    • L’approche où les chercheurs sont perçus comme des producteurs de connaissances et les enseignants comme des utilisateurs est une impasse :
      • Il ne suffit pas que la connaissance existent et soient documentées pour qu’elles soient mobilisées et utilisées. 
      • Il importe d’identifier les conditions, les entraves et les facilitateurs à l’utilisation des connaissances issues de la recherche. 
    • Une proposition alternative peut-être celle d’un changement de posture qui appelle à valoriser une approche collaborative centrée sur des enjeux et des problèmes qui préoccupent les différents intervenants. La question qui se pose alors est celle de l’échelle et de la disponibilité de l’expertise.
  • Le champ de la science de l’amélioration (Improvement Science) :
    • Le potentiel des interventions évaluées comme efficace par les chercheurs dans des conditions optimales d’implantation (de type laboratoire, par exemple) se concrétise difficilement sur le terrain. Il se voit très souvent dilué sinon carrément annihilé au moment de sa mise en œuvre dans le contexte de la réalité des écoles. 
    • L’objet d’étude porte spécifiquement sur les conditions et les mécanismes en action dans la mise en œuvre et la dissémination des pratiques reconnues comme efficaces.
 

La difficulté de la mise en œuvre de pratiques efficaces dans les établissements scolaires est avant tout une question de transfert, ce qui explique sa difficulté en soi.

Il y a un transfert d’échelle qui pose la question de la validation d’innovations dans de nouveaux contextes et celle de la possibilité de leur mise en œuvre fidèle.

Nous pouvons considérer trois niveaux dans la diffusion de pratiques efficaces :
  1. Les recherches en condition contrôlée de laboratoire
  2. La mise en œuvre en contexte scolaire réel. 
  3. La mise en œuvre durable, fidèle, efficace et à plus large échelle. 

Le passage du laboratoire au contexte de classe demande d’établir une validité écologique.

Le passage à un échelon plus important du système éducatif exige d’instaurer des infrastructures cohérentes avec une volonté de collaboration pour soutenir la mise en oeuvre. Il y a une nécessaire validité de l’extension à construire.  



Efficacité, effectivité et déploiement à large échelle


Il est intéressant de distinguer les notions d’efficacité (efficacy), d’effectivité (effectiveness) et de déploiement à large échelle (scaling up) (Gottfredson et coll., 2015) : 
  • L’efficacité se rapporte à des interventions dont la généralisabilité est limitée. Elles s’opèrent majoritairement hors contexte naturel, dans une situation où tout est contrôlé. Elles reposent sur de petits échantillons qui empêchent de distinguer différents sous-groupes de population. 
  • L’effectivité vise à étendre la portée des interventions efficaces, notamment par une mise en contexte naturel. Elle intervient aussi par des travaux de réplication, par l’étude de la variation de la qualité de la mise en oeuvre et l’étude des facteurs susceptibles d’affecter cette qualité. 
  • Le déploiement à large échelle renvoie à l’élargissement de la population et à la multiplication des contextes touchés par les interventions dont l’effectivité a été montrée. 



La validité écologique pour la passage de l'efficacité à l'effectivité


La question de la validité écologique s’apparenterait au passage de l’efficacité à l’effectivité :
  • Comment pouvons-nous passer de l’expérience contrôlée en laboratoire à la complexité et à la diversité de la réalité des classes ? 
  • Les connaissances acquises en laboratoire sont-elles applicables en classe ? 
  • Peut-on reproduire, en situation réelle de classe, les effets observés en laboratoire ? 

Le laboratoire permet de contrôler tout un ensemble de facteurs qui peuvent intervenir dans le phénomène étudié, mais qui ne sont pas ceux qui nous intéressent dans le cadre de l’étude. 

Cependant, nous ne savons pas si ces facteurs contrôlés ne sont pas en situation écologique, les facteurs les plus influents. Peut-être que leur effet est beaucoup plus fort que celui des conditions manipulées en laboratoire. Ils peuvent venir perturber le jeu de causalité mis en évidence dans les conditions de laboratoire.

L’éducation fondée sur des preuves amène la production de connaissances scientifiques qui doivent pouvoir répondre simultanément :
  • À une exigence de rigueur scientifique selon les standards les plus élevés
  • À une possibilité de mise en application dans les écoles. 

Dans ce but, l’éducation fondée sur des preuves a promu, au rang de critère de référence ultime, les expériences contrôlées randomisées. 

Toutefois, une définition de hauts standards scientifiques ne règle pas la difficulté d’implantation de nouvelles approches. Lorsque nous agissons selon une conception descendante de la mise en œuvre, qui part des résultats de la recherche vers son application par les enseignants, nous sommes dans une perspective verticale prescriptive.

Des améliorations sont possibles lorsque nous considérons la mise en œuvre de manière horizontale, comme une collaboration entre chercheurs et enseignants. 

Une meilleure applicabilité est possible en fondant la pratique sur les meilleures connaissances scientifiques tout en tenant compte des spécificités et contraintes du contexte scolaire. 

La collaboration des experts et des enseignants est indispensable dans le contexte de l’école, car leurs connaissances sont à la fois respectivement indispensables et complémentaires. 

Nous avons besoin d’un paradigme de l’amélioration qui prend en compte pleinement la complexité du milieu scolaire. Les praticiens doivent être impliqués dans la conception, le pilotage et l’évaluation des approches au cours du temps scolaire. 

Des principes scientifiques ne peuvent être traduits directement en approches et pratiques pédagogiques concrètes, cohérentes et applicables sur le terrain. Nous devons définir aussi précisément que possible des pratiques, des dispositifs, des interventions ou des stratégies d’enseignement. Cela nécessite une élaboration collaborative qui assurera leur adaptation aux contraintes de classe, aux programmes scolaires. Nous devons assurer à la fois la faisabilité et l’acceptabilité.



La validité de l’extension pour le passage de l'effectivité au déploiement à large échelle


La question de la validité de l’extension s’apparenterait au passage de l’effectivité au déploiement à large échelle. 

Nous partons d’une situation où nous disposons de résultats dont la validité écologique, hors laboratoire, a été éprouvée. Ces résultats ont néanmoins été obtenus sur un échantillon qui, par définition, est réduit par rapport à l’ensemble de la population susceptible d’adopter la nouvelle pratique ou le nouveau dispositif.
 
Un premier élément à considérer est l’encadrement : 
  • Différentes questions se posent et concernent les consignes, l’accompagnement ou le suivi : 
    • Comment informer les enseignants ? Comment obtenir leur adhésion ?
    • Comment former les enseignants et construire le développement professionnel nécessaire ? 
  • L’encadrement demande des ressources financières et humaines : 
    • Le passage à l’échelle est fonction de la qualité d’encadrement. 
    • La qualité de cet encadrement dépend du nombre de participants impliqués.
    • Les résultats d’une expérimentation dépendent de la qualité de l’accompagnement.

Le second élément à considérer recouvre l’applicabilité. Les résultats peuvent perdre de leur potentiel, car le contexte perd de sa pertinence. Ce qui fonctionne dans le primaire peut perdre de son intérêt dans le secondaire. Ce qui fonctionne dans l’enseignement général primaire peut perdre de son intérêt dans l’enseignement professionnel, ou inversement.

Le problème posé ici peut être atténué si nous disposons d’emblée, lors de l’expérimentation, d’un échantillon représentatif de la population considérée. 



Obstacles potentiels à l’extension d'une pratique effective à grande échelle


Supposons qu’à la suite d’une expérience correctement conduite, mais limitée en ampleur, un programme se soit révélé plus efficace que la pratique usuelle. 

Il existe encore toute une série d’obstacles potentiels qui peuvent conduire à des résultats décevants :
  • L’enseignant ne veut pas mettre en place tout ou partie du programme :
    • Les programmes expérimentaux sont testés sur des enseignants volontaires donc motivés d’emblée, ce qui n’est plus le cas en phase d’extension. 
  • L’enseignant ne donne pas ou ne conserve pas son adhésion au projet :
    • Certains enseignants peuvent être réticents initialement ou le devenir en cours de mise en œuvre.
    • Nous pouvons nous trouver en désaccord avec les conceptions, l’expérience et les croyances de certains enseignants.
    • Le critère de la charge de travail est lui-même fondamental. La pratique quotidienne va toujours au plus simple. Si le rapport coût/efficacité perçu est défavorable, la pratique est systématiquement rejetée pour une question d’économie cognitive.
  • L’enseignant ne peut pas mettre en place tout ou partie du programme :
    • L’enseignant ne peut fonctionner en vase clos, mais dépend de partenaires.
    • Des éléments extérieurs peuvent empêcher cette bonne mise en place : élèves, parents ou collègues peuvent être réticents. 
  • L’enseignant ne sait pas mettre en place la totalité ou une partie du programme : 
    • La formation initiale de l’enseignant peut être déficiente quant aux modèles psychologiques qui permettent de piloter efficacement l’approche.
    • L’enseignant peut manquer d’expérience sur d’autres facteurs annexes qui nuisent à une bonne mise en œuvre (gestion de classe ou connaissances disciplinaires).
    • Un enseignant peut être convaincu du bien-fondé d’un programme sans pour autant savoir comment le mettre en place concrètement dans sa classe pour l’apprentissage de certaines notions.
    • Il peut y avoir un défaut d’accompagnement, d’encadrement. La formation, l’information, le coaching pédagogique dans la mise en œuvre sont des clés pour l’efficacité finale. 



Les enjeux du déploiement d'une éducation informée par des données probantes


L’éducation informée par des données probantes ne doit pas être conçue ou mise en oeuvre comme prescriptive, c’est-à-dire imposant des résultats de recherche forcément bons à des enseignants, forcément perfectibles.

L’éducation informée par la recherche doit faciliter les relations entre la recherche et l’école. 

Si l’école ne peut pas se passer des connaissances acquises par la recherche, leur transfert sur le terrain est complexe. 

L’éducation fondée sur des données probantes propose des résultats solides, élaborés sur la base des critères de scientificité les plus élevés. Les enseignants ne peuvent pas non plus ignorer les connaissances les plus actuelles du processus d’enseignement-apprentissage. 

Les enjeux de la mise en œuvre sont ceux de l’application, de l’amélioration et du développement de l’expertise des enseignants. Ils sont différents de ceux à l’origine des découvertes. Ils répondent à des processus différents.

Cela suppose une formation initiale de qualité des enseignants, mais celle-ci ne peut suffire à former des experts.

L’essentiel de la mission repose sur un développement professionnel qui permet aux enseignants de développer de nouvelles compétences et leur expertise tout au long de la carrière. Cela passe invariablement par un couplage entre une pratique délibérée, un coaching pédagogique et une éducation fondée sur des données probantes.


Mis à jour le 06/07/2023

Bibliographie


Michel Janosz & Benoit Galand , Quels sont les verrous à l’amélioration des pratiques éducatives et comment les débloquer ?, in Améliorer les pratiques en éducation, Sous la coordination de Benoit Galand & Michel Janosz, PUL, 2020

Pascal Bressoux, À quelles conditions peut-on déployer à grande échelle les interventions qui visent à améliorer les pratiques enseignantes ?, in Améliorer les pratiques en éducation, Sous la coordination de Benoit Galand & Michel Janosz, PUL, 2020

Gottfredson DC, Cook TD, Gardner FE, Gorman-Smith D, Howe GW, Sandler IN, Zafft KM. Standards of Evidence for Efficacy, Effectiveness, and Scale-up Research in Prevention Science: Next Generation. Prev Sci. 2015 Oct;16(7):893-926. doi: 10.1007/s11121-015-0555-x. PMID: 25846268; PMCID: PMC4579256.

Konstantopoulos, S., & Chung, V. (2011). The persistence of teacher effects in elementary grades. American Educational Research Journal, 48(2), 361–386. https://doi.org/10.3102/0002831210382888

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