jeudi 17 mars 2022

Les enjeux d’un enseignement explicite de l’esprit critique dans différentes disciplines

Toutes les disciplines et matières sont concernées par l’esprit critique, d’une manière ou d’une autre. Ils incluent certainement l’une ou l’autre procédure typiques ou présentent des situations spécifiques qui se prêtent à son exercice. En Belgique francophone, l’esprit critique est l’une des compétences de l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté.

(Photographie : Jamie Hladky)




Enseignement et apprentissage du transfert proche de l’esprit critique


Une compétence d’esprit critique peut être mobilisée à partir du moment où les connaissances spécifiques liées au contexte dont elle dépend sont elles-mêmes bien maitrisées. L’esprit critique ne fonctionne pas bien hors-sol, hors d’un contexte connu.

Dès lors, il apparaît que l’esprit critique est enseignable comme tout autre savoir et savoir-faire à partir du moment où il est ancré dans le contexte de différentes disciplines. Les élèves peuvent améliorer leurs compétences en matière d’esprit critique d’une manière qui perdure et qui soit transférable d’un domaine poche à l’autre.

Les connaissances liées à l’esprit critique ne sont pas différentes des autres types de connaissances. Tout ce qui est appris dans un cadre d’apprentissage formel sera transféré dans le temps et dans l’espace, du moins dans des situations de transfert poche. Un exemple est la compétence d’esprit critique qui consiste à ne pas confondre corrélation et causalité. 

L’esprit critique va toujours de pair avec des connaissances spécifiques. Tous les élèves devraient acquérir des compétences en matière d’esprit critique en lien avec les connaissances spécifiques qu’ils apprennent. Dès lors, tout champ d’enseignement de connaissances spécifiques devrait inclure une dimension propre aux compétences d’esprit critique correspondantes de manière à favoriser le transfert proche dans une multiplicité de contextes. 

Si des élèves sont entrainés à exercer une compétence d’esprit critique dans une seule matière donnée, il est peu probable qu’ils puissent facilement la transférer. Par contre s’ils l’ont rencontrée dans une multiplicité de domaines spécifiques, il y a une meilleure probabilité d’utilisation ultérieure dans des contextes nouveaux.  

La science de l’apprentissage a mis en évidence pour les enseignants un certain nombre de principes soutenant un apprentissage profond. Si ceux-ci améliorent l’apprentissage en général, ils peuvent également agir sur les compétences d’esprit critique en particulier. C’est par exemple la pratique espacée, la pratique de récupération, l’auto-explication ou l’entremêlement.



Un cadre d’enseignement explicite pour l'apprentissage de l'esprit critique


Halpern (1998) a développé un modèle d’enseignement de l’esprit critique qui comprend 
  • L’enseignement explicite des compétences d’esprit critique. 
  • L’encouragement d’une disposition à exercer son esprit critique  
  • L’utilisation d’activités pratiques liées à la vie réelle pour rendre le transfert plus probable.
  • La modélisation d’un suivi métacognitif manifeste mis en œuvre lors de l’exercice de l’esprit critique.

Il apparaît que l’enseignement de l’esprit critique est plus efficace lorsqu’il est enseigné de manière explicite (Marin et Halpern, 2011 ; Heijltjes, Van Gog, & Paas, 2014). Il repose sur la mobilisation de multiples exemples issus de différentes disciplines. Ceux-ci explorent des contextes où les élèves doivent reconnaître quand une compétence particulière est pertinente et, élément tout aussi important, quand elle ne l’est pas. 

Abrami et ses collègues (2008) ont conclu que l’amélioration des compétences et des dispositions des élèves en matière d’esprit critique ne peut pas être une question d’attente implicite. Les enseignants doivent prendre des mesures pour rendre les objectifs de l’esprit critique explicites dans leurs cours.



L’évaluation de l’apprentissage de l'esprit critique


La capacité d’enseigner l’esprit critique est en lien avec la possibilité de l’évaluer, ce qui implique une nécessaire construction d’objectifs pédagogiques dans la perspective d’un alignement curriculaire. 

Dès lors, cela suppose une définition opérationnelle pour les compétences d’esprit critique. Ce processus implique de déterminer ce que nous allons inclure dans notre évaluation de l’esprit critique. 

Une évaluation doit être authentique. C’est-à-dire qu’elle doit être significative face à des contextes réels. Elle doit être également fiable et valide.

Elle doit inclure des scénarios de la vie réelle. Dans ceux-ci, la mobilisation à bon escient des compétences de raisonnement verbal, d’analyse d’arguments, de test d’hypothèses, d’utilisation de la probabilité et de l’incertitude, de prise de décision et de résolution de problèmes serait reconnue. 

Lors d’une évaluation, il y a également deux possibilités, celle du rappel libre et celle du questionnaire à choix multiples :
  • Dans le rappel libre, l’élève doit générer la meilleure réponse possible.
  • Dans le choix multiple, il doit reconnaître la meilleure réponse. 

Statistiquement, il y a davantage de réponses correctes lorsque les élèves doivent reconnaître une réponse dans une liste plutôt que lorsqu’ils doivent générer une réponse avec peu d’indices disponibles. Dès lors, il peut sembler inapproprié d’évaluer l’esprit critique avec un test à choix multiples par manque supposé d’authenticité face à des situations concrètes. 

La difficulté de l’utilisation du rappel libre est liée au fait qu’il implique à l’élève de construire une réponse. Elle est également liée à la difficulté de noter les réponses de manière cohérente, même si le fait de poser ces questions plus ouvertes apporte une plus grande validité.

Une piste alternative est la question séquentielle (Halpern, 2012). Cette démarche va mesurer à la fois le rappel libre et la reconnaissance, et permettre d’obtenir un score combiné. Le principe est de présenter des scénarios de la vie quotidienne avec un format de réponse ouvert, suivi du même scénario avec des réponses à choix multiples. Par la suite, la notation se fait sur ordinateur, avec un processus impliquant différents correcteurs humains ce qui permet d’obtenir des niveaux élevés de fiabilité. Ce type d’évaluation a démontré sa validité pour des problèmes authentiques.



La valeur ajoutée du développement de l’esprit critique


Plusieurs études ont indiqué que la pensée critique peut prédire certains comportements très importants dans notre vie quotidienne (Butler, 2012 ; Butler et coll., 2012).

Les personnes qui ont un bon résultat d’évaluation de leur esprit critique avaient vécu moins d’événements négatifs dans leur vie que celles qui ont obtenu un score plus faible.

La gravité de ces événements allait :
  • De relativement légère : par exemple, payer des frais de retard pour la location d’un film.
  • À grave : par exemple, avoir une grossesse non planifiée. 

Elle englobait un large éventail de domaines de vie, tels que :
  • Les résultats interpersonnels : par exemple, tromper un partenaire romantique
  • Les résultats financiers : par exemple, avoir contracté une infection sexuellement transmissible. 
  • Les résultats juridiques : par exemple, avoir été arrêté pour conduite sous état d’ivresse ou sous l’influence de drogues.
  • Les résultats scolaires : par exemple, être arrivé en classe pour découvrir qu’il y avait une évaluation ce jour-là à laquelle ces personnes ne s’étaient pas préparées. 

Il n’est pas évident de déterminer si l’esprit critique nous protège simplement des mauvais choix ou s’il prédit également la survenue d’événements de vie positifs (par exemple, une promotion). 

Certaines données (Halpern, D. F., & Butler, H. A. [2019]) indiquent que la première hypothèse pourrait être vraie. Une autre étude suggère que la sagesse [un concept très similaire à l’esprit critique] pourrait prédire le bien-être [Grossmann et coll., 2013].



Esprit critique, intelligence ou sagesse


Selon Halpern (et coll., 2019), l’esprit critique entraine une meilleure prise de décision et peut prédire les événements de la vie que nous vivons, peut-être même plus que l’intelligence.

L’intelligence a une validité concurrente et prédictive pour de nombreux comportements, différentes expériences et multiples réalisations. L’intelligence prédit :
  • Les notes à l’école (Furnham et Monsen, 2009)
  • La réussite scolaire (Soars et coll., 2015)
  • Les résultats d’apprentissage à l’université (Kuncel, Hezlett et Ones, 2004 ; Kuncel, Ones et Sackett, 2010)
  • L’obtention d’un doctorat et la titularisation dans des postes universitaires (Lubinski et coll., 2006).
  • L’intelligence permet également de prédire de nombreux résultats non universitaires, tels que :
  • La performance professionnelle à long terme (Hunter et Schmidt, 1996)
  • Les résultats d’apprentissage en milieu professionnel (Kuncel et coll., 2004 ; Kuncel, Ones et Sackett, 2010)
  • Les comportements criminels (selon une relation négative ; Schwartz et coll., 2015)

Pourtant, de nombreuses personnes qui obtiennent des scores élevés aux tests d’intelligence font des choses manifestement stupides dans leur vie. 

La relation entre l’intelligence et la capacité de réflexion est moins claire. Cela amène certains chercheurs à affirmer que la capacité de réflexion critique est une dimension que les tests d’intelligence ne parviennent pas à mesurer de manière adéquate (Stanovich, 2010).

L’esprit critique pourrait être un meilleur indicateur du comportement que l’intelligence, du moins tel qu’elle est actuellement évaluée par des tests standardisés qui donnent des scores de QI.

Selon Stanovich (et coll., 2016), l’intelligence (telle qu’elle est actuellement définie et mesurée) et la rationalité sont deux constructions différentes. La rationalité implique un raisonnement adaptatif, un bon jugement et une bonne prise de décision, ce qui correspond à la plupart des définitions de l’esprit critique. De nombreuses définitions de l’esprit critique sont plus conformes à nos croyances intuitives sur la façon dont une personne intelligente pense.

Selon Stanovich (et coll., 2016), l’intelligence telle que définie dans les tests QI n’est peut-être pas utile pour prédire quand une personne fera preuve de bon jugement ou de pensée rationnelle.

Nous pouvons également confondre à tort l’intelligence avec la sagesse, alors que la sagesse est plus étroitement associée à la pensée critique et à la rationalité.

Grossmann et ses collègues (2013) ont conceptualisé la sagesse comme un ensemble de stratégies de raisonnement, notamment :
  • La prise en compte du point de vue des autres 
  • La reconnaissance de la probabilité de changement
  • La prise en compte de plusieurs résultats possibles 
  • La recherche de compromis
  • La reconnaissance de l’incertitude
  • La prédiction de la résolution des conflits. 

Grossmann et ses collègues (2013) citent de nombreuses études qui n’ont pas réussi à établir une relation entre l’intelligence et les résultats positifs rencontrés dans la vie. 

Ils affirment que les tests d’intelligence ne permettent pas de mesurer correctement la prise de décision dans le monde réel. Ils ont cherché à savoir si l’intelligence ou la sagesse (raisonnement judicieux) était associée à divers résultats positifs de la vie. Ces résultats sont par exemple une plus grande satisfaction dans la vie, une plus grande longévité et de meilleures relations sociales. Il semble que le raisonnement judicieux permet de prédire le bien-être, alors que l’intelligence (capacité cognitive) ne le permet pas. Le raisonnement judicieux a également permis de prédire de façon marginale la longévité (grâce aux registres de décès des participants plus âgés cinq ans plus tard) et de meilleures relations sociales.

Butler, Pentoney et Bong (2017) ont comparé le pouvoir de l’intelligence et de l’esprit critique pour prédire la survenue d’événements de vie néfastes à l’aide d’un inventaire comportemental (le même inventaire décrit précédemment). Des adultes et des étudiants ont passé un test d’intelligence, une évaluation de l’esprit critique et ont rempli l’inventaire de leurs événements de vie. Les personnes ayant obtenu un score élevé en matière d’intelligence et d’esprit critique ont connu moins d’événements néfastes dans leur vie. L’esprit critique était un prédicteur légèrement plus significatif que l’intelligence dans cette étude.

Il semble que l’esprit citrique et l’intelligence mesurent des constructions différentes et prédisent des comportements différents dans le monde réel. 



Conclusion


L’esprit critique ne deviendra que de plus en plus précieux à l’avenir dans un monde qui devient chaque jour plus complexe. 

Lorsque l’esprit critique bénéficie d’un enseignement explicite, avec de multiples exemples tirés de différents contextes et disciplines, il peut alors se transférer d’un domaine proche à l’autre. Il paraît par conséquent pertinent d’intégrer des compétences d’esprit critique au sein de toutes les matières. 


Mis à jour le 22/06/2023

Bibliographie


Halpern, D. F., & Butler, H. A. (2019). Teaching critical thinking as if our future depends on it, because it does. In J. Dunlosky & K. A. Rawson (Eds.), The Cambridge handbook of cognition and education (pp. 51–66). Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/9781108235631.004

Halpern, D. F. (1998). Teaching critical thinking for transfer across domains: Dispositions, skills, structure training, and metacognitive monitoring. American Psychologist, 53, 449–455.

Marin, L. & Halpern, D. F. (2011). Pedagogy for developing critical thinking in adolescents: Explicit instruction produces greatest gains. Thinking Skills and Creativity, 6, 1–13 https://doi.org/10.1016/j.tsc.2010.08

Heijltjes, A., Van Gog, T., & Paas, F. (2014). Improving students’ critical thinking: Empirical support for explicit instructions combined with practice. Applied Cognitive Psychology, 28, 518–530. https://doi.org/10.1002/acp.3025

Abrami, P. C., Bernard, R. M., Borokhovski, E., Wade, A., Surkes, M. A., Tamim, R., & Zhang, D. (2008). Instructional interventions affecting critical thinking skills and dispositions: A Stage 1 meta-analysis. Review of Educational Research, 78, 1102–1134.

Halpern, D. F. (2012). “Halpern Critical Thinking Assessment.” SCHUHFRIED (Vienna Test System) (website). https://www.schuhfried.com/test/HCTA

Grossmann, I., Varnum, M. E. W., Na, J., Kitayama, S., & Nisbett, R. E. (2013). A route to well-being: Intelligence versus wise reasoning. Journal of Experimental Psychology: General, 142, 944–953.

Butler, H. A. (2012). Halpern Critical Thinking Assessment predicts real-world outcomes of critical thinking. Applied Cognitive Psychology, 26, 721–729. https://doi.org/10.1002/acp.2851

Butler, H. A., Dwyer, C. P., Hogan, M. J. et al. (2012). Halpern Critical Thinking Assessment and real-world outcomes: Cross-national applications. Thinking Skills and Creativity, 7, 112–121. https://doi.org/10.1016/j.tsc.2012.04.001

Butler, H. A., Pentoney, C., & Bong, M. (2017). Predicting real-world outcomes: Critical thinking ability is a better predictor of life decisions than intelligence. Thinking Skills and Creativity, 25, 38–46.

Furnham, A. & Monsen, J. (2009). Personality traits and intelligence predicts academic school grades. Learning and Individual Differences, 19, 28–33.

Hunter, J. E. & Schmidt, F. L. (1996). Intelligence and job performance: Economic and social implications. Psychology, Public Policy, and Law, 2, 447–472.

Kuncel, N. R., Hezlett, S. A., & Ones, D. S. (2004). Academic performance, career potential, creativity, and job performance: Can one construct predict them all? Journal of Personality and Social Psychology, 86, 148–161.

Kuncel, N. R., Ones, D. S., & Sackett, P. R. (2010). Individual differences as predictors of work, educational, and broad life outcomes. Personality and Individual Differences, 49, 331–336.

Lubinski, D., Benbow, C. P., Webb, R. M., & Bleske-Rechek, A. (2006). Tracking exceptional human capital over two decades. Psychological Science, 17, 194–199. https://doi.org/10.1111/j.1467—9280.2006.01685.x

Schwartz, J. A., Savolainen, J., Aaltonen, M., Merikukka, M., Paananen, R., & Gissler, M. (2015). Intelligence and criminal behavior in a total birth cohort: An examination of functional form, dimensions of intelligence, and the nature of offending. Intelligence, 51, 109–118.

Soars, D. L., Lemos, G. C., Primi, R., & Almeida, L. S. (2015). Learning and Individual Differences, 41, 73–78.

Stanovich, K. E. (2010). What intelligence tests miss: The psychology of rational thought. New Haven, CT: Yale University Press.

Stanovich, K. E., West, R. F., & Toplak, M. E. (2016). The rationality quotient: Toward a test of rational thinking. Cambridge, MA: MIT Press.

0 comments:

Enregistrer un commentaire