mardi 15 mars 2022

Comprendre la notion d’esprit critique

Un enseignement délibéré et éclairé qui enseigne l’esprit critique en utilisant ce que nous savons des meilleures pratiques d’enseignement et d’apprentissage est nécessaire. 

(Photographie : haruhamanaka)



L’enjeu est que les compétences développées chez nos élèves soient durables et puissent se transférer dans des situations inédites.

C’est notre meilleur espoir de créer des citoyens informés qui peuvent réfléchir à des questions difficiles, peser les preuves, déterminer la crédibilité et agir rationnellement au sein de la société.

Il y a un consensus pour souligner l’importance de l’esprit critique et celle de son enseignement à l’école. Les employeurs classent systématiquement l’esprit critique parmi les principales compétences qu’ils recherchent chez leurs employés (Hart Research Associates, 2015). De plus, nous avons également besoin d’une population éduquée pour maintenir une démocratie en état de marche. Les électeurs irrationnels peuvent être un menace sont une menace pour nous tous.



Distinguer pensée automatique et esprit critique


Il existe différents modèles de pensée à double processus, le plus connu étant attribué à Daniel Kahneman (2013). 

Daniel Kahneman postule l’existence parallèle de deux systèmes de pensée :
  • Un système de pensée rapide, automatique, économique et intuitif, sujet aux erreurs, mais nécessitant peu d’efforts ou de contrôle, que nous pouvons assimiler à une pensée automatique et qui est appelée système 1.
  • Un système de pensée laborieux, délibéré, coûteux, lent et moins sujet aux erreurs que nous pouvons assimiler à l’esprit critique et qui est appelé système 2. 

Ces systèmes ne sont pas indépendants. Le système 2, le système de pensée plus lent et délibéré, peut prendre le pas sur le système 1 et l’informer. 

La qualité du système 1 dépend de l’expertise de l’individu qui l’exerce. La pensée rapide n’est pas nécessairement de qualité inférieure. L’intuition de certains experts peut être étonnamment précise, en particulier lorsque leur expertise se situe dans un domaine où ils reçoivent un retour d’information immédiat pour leurs décisions. 

Dans leur gestion de classe, les enseignants efficaces reposent essentiellement sur leur système 1. Ils ne pourraient pas fonctionner exclusivement avec leur système 2 qu’ils investissent dans les situations sortant de l’ordinaire.



L’imbrication entre pensée automatique et l’esprit critique


Toute réflexion n’est pas nécessairement une réflexion critique. 

La réflexion peut ne concerner que des rappels simples, des applications de règle ou des opinions non étayées. Elle peut relever d’actions qui demandent une certaine expertise, mais peuvent être réalisées selon un mode automatique. Par exemple, faire ses lacets de chaussures ou conduire une voiture reposent essentiellement sur des automatismes. 

La simple récupération de connaissances mémorisées est souvent assimilée comme l’antithèse de la pensée critique, mais paradoxalement, elle en est une composante nécessaire et souvent indispensable. 

Tout le monde a besoin de connaissances spécifiques pour penser de manière critique sur un sujet complexe. Par exemple, personne ne peut réfléchir de manière critique aux vaccinations, au réchauffement climatique ou à tout autre sujet sans les connaissances sous-jacentes qui sont pertinentes pour ces domaines. 

Des connaissances spécifiques sont indispensables pour prendre des décisions fondées et résoudre des problèmes de manière pertinente. Une compréhension plus profonde des questions en émerge. Lorsque nous renforçons la pensée critique en nous-mêmes ou chez nos élèves par l’enrichissement de connaissances spécifiques, nous favorisons le développement d’une compréhension profonde.



Une définition de l’esprit critique


Dans l’esprit critique, le terme critique, ne correspond pas à l’idée de critiquer, c’est-à-dire de porter un jugement défavorable en en faisant ressortir les défauts, les erreurs, etc. 

Il signifie plutôt de procéder à une analyse minutieuse d’un élément. Il correspond à une pensée rigoureuse ou transparente qui vise une compréhension profonde et entend s’interdire les préjugés et éviter les biais courants. 

Les penseurs critiques considèrent les preuves qui soutiennent une conclusion, plutôt que de soutenir la conclusion elle-même.

Ils prennent notamment en compte :
  • La force relative des différents types de preuves
  • La crédibilité des sources d’information
  • Les probabilités ou données statistiques pertinentes
  • La façon dont le langage influence notre façon de penser 

Halpern (2014) a proposé cette définition de l’esprit critique :
L’esprit critique est l’utilisation de ces compétences et capacités cognitives qui augmentent la probabilité d’un résultat souhaitable. Elle est utilisée pour décrire la pensée qui est intentionnelle, raisonnée et orientée vers un but. C’est le type de pensée impliquée dans la résolution de problèmes, la formulation d’inférences, le calcul de probabilités et la prise de décisions, lorsque le penseur utilise des compétences qui sont réfléchies et efficaces pour le contexte particulier et le type de tâche de pensée.

Les penseurs critiques utilisent ces compétences de manière appropriée et sans incitation dans une variété de contextes. L’esprit critique comporte également un aspect dispositionnel. 

Les penseurs critiques sont prêts à faire des efforts et à persévérer dans une tâche de réflexion difficile, à avoir l’esprit ouvert et à considérer de nouvelles informations qui ne correspondent pas à leurs systèmes de croyances existants.



La disposition à l’esprit critique


L’esprit critique est également une disposition. C’est la volonté de s’engager que manifeste un individu dans le travail stimulant de la pensée critique, qui demande de persévérer lorsque la tâche est difficile. 

Facione, Facione et Giancarlo (2000) distinguent les dimensions suivantes dans l’esprit critique : 
  • L’analyticité : c’est le fait d’être attentif aux situations problématiques, d’anticiper les conséquences ou de valoriser la raison et les conclusions fondées sur des preuves.
  • La systématicité : c’est le fait d’aborder les problèmes de manière organisée, ciblée et diligente.
  • La curiosité : c’est le fait de valoriser le fait d’être bien informé, de vouloir savoir des choses ou de valoriser l’apprentissage.
  • L’ouverture d’esprit : c’est le fait d’être tolérant envers les autres points de vue et être sensible à ses propres préjugés. 
  • La confiance en soi de l’esprit critique : c’est pouvoir faire confiance à son propre jugement et à son propre raisonnement.
  • La recherche de la vérité : c’est poursuivre courageusement la vérité même si elle contredit une croyance ou une opinion existante.
  • La maturité : c’est la tolérance à l’incertitude, comprendre qu’il peut y avoir plus d’une bonne réponse. 

Lorsque nous faisons preuve d’esprit critique, nous devons être prêts à changer nos croyances lorsque les preuves et le raisonnement en suggèrent une autre et à abandonner les stratégies non productives.

Il n’est pas suffisant d’être doté de compétences en matière d’esprit critique pour la manifester. Une personne peut ne pas se soucier de l’exactitude, ou ne pas être disposée à fournir l’effort cognitif nécessaire pour trouver la meilleure solution à un problème. Dès lors, elle ne sera pas mieux lotie qu’une personne dépourvue de ces compétences.



Compétences liées à l’esprit critique


L’esprit critique peut être appris et peut être enseigné à partir du moment où nous considérons les deux hypothèses suivantes :  
  • Il existe des compétences de réflexion clairement identifiables et définissables liées à l’exercice de l’esprit critique.
  • Lorsque ces compétences sont reconnues et utilisées de manière appropriée, les élèves seront des penseurs plus efficaces. 

Nous proposons la liste suivante, non exhaustive, de compétences liées à l’expression d’un esprit critique : 
  • Raisonnement : Tirer des conclusions déductives valides
    • Distinguer entre le raisonnement déductif et inductif :
      • Le raisonnement inductif part d’observations particulières pour aboutir à une conclusion de portée générale.  
      • Le raisonnement déductif : il part d’une idée générale pour en déduire des propositions particulières.
    • Comprendre la différence entre vérité et validité
    • Utiliser les quantificateurs et les négations dans le raisonnement logique
  • La relation entre la pensée et le langage
    • Reconnaître et se défendre contre :
      • L’utilisation inappropriée du langage émotionnel
      • L’étiquetage et les stéréotypes
      • Les injures et la stigmatisation
      • L’ambiguïté
      • Le flou
      • Le sophisme étymologique : selon lesquels la signification historique (étymologique) d’un mot, et uniquement celle-ci, est sa « vraie » signification, et sa signification actuelle (modifiée) est erronée.
    • Développer la capacité à détecter l’utilisation abusive :
      • Des définitions
      • De la réification : le fait de réduire quelque chose de mouvant, variable et dynamique à un état fixe, statique
      • Des euphémismes : l’expression atténuée d’une notion dont l’expression directe aurait quelque chose de déplaisant ou de choquant.
      • De la bureaucratie, c’est-à-dire une complexification à outrance
    • Comprendre l’utilisation du cadrage, des questions suggestives et de la négation.
    • Utiliser les analogies de manière appropriée, ce qui implique d’examiner la nature de la similitude et sa relation avec la conclusion.
  • Analyse des arguments
    • Identifier les arguments
    • Schématiser la structure d’un argument
    • Évaluer l’acceptabilité des prémisses
    • Examiner la crédibilité d’une source d’information
    • Déterminer la cohérence, la pertinence par rapport à la conclusion et l’adéquation de la manière dont les prémisses soutiennent une conclusion.
  • Penser en tant que test d’hypothèse
    • Reconnaître la nécessité et utiliser des définitions opérationnelles
    • Comprendre la nécessité d’isoler et de contrôler les variables afin d’établir des liens de causalité solides.
    • Vérifier que la taille de l’échantillon est adéquate et que l’échantillonnage n’est pas biaisé lorsqu’une généralisation est faite.
    • Comprendre les limites du raisonnement corrélationnel
  • Probabilité et incertitude (comprendre les probabilités)
    • Calculer les valeurs attendues dans des situations dont les probabilités sont connues
    • Reconnaître quand la régression vers la moyenne est en cours et ajuster les prédictions pour prendre en compte ce phénomène
    • Utiliser les probabilités a priori pour faire des prédictions
    • Utiliser les jugements de probabilité pour améliorer la prise de décision
    • Prendre en compte des indicateurs tels que les données historiques, les risques associés aux différentes parties d’une décision et les analogies lorsqu’il s’agit de risques inconnus.
  • Prise de décision et résolution de problèmes
    • Dresser une liste d’alternatives et examiner les avantages et les inconvénients de chacune d’elles.
    • Recadrer la décision afin d’envisager différents types d’alternatives.
    • Reconnaître la nécessité de rechercher des preuves discordantes et rechercher délibérément des preuves discordantes.
    • Comprendre la façon dont les états émotionnels tels que la réactivité et la colère peuvent affecter la façon dont nous évaluons les alternatives et se comporter de manière à minimiser leurs effets.
    • Utiliser toutes les stratégies suivantes : l’analyse des moyens et des fins, le travail à rebours, la simplification, la généralisation et la spécialisation, la recherche aléatoire et les essais et erreurs, les règles, les indices, la méthode de bissection, le brainstorming, la contradiction, les analogies et les métaphores, et la consultation d’un expert.

Cette lise de compétences constitue un bon point de départ pour toute intervention visant à aider les élèves à mieux penser. Elle montre combien ces compétences sont larges et diversifiées. Elles sont spécifiques pour une bonne part, comme l’est la formation à l’esprit critique.



Mis à jour le21/06/2023

Bibliographie


Halpern, D. F., & Butler, H. A. (2019). Teaching critical thinking as if our future depends on it, because it does. In J. Dunlosky & K. A. Rawson (Eds.), The Cambridge handbook of cognition and education (pp. 51–66). Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/9781108235631.004

Kahneman, D. (2013). Thinking, fast and slow. New York: Farrar, Straus and Giroux.

Hart Research Associates. (2015). Falling short? College learning and career success Washington, DC: Hart Research Associates. www.aacu.org/sites/default/files/files/LEAP/2015employerstudentsurvey.pdf

Halpern, D. F. (2014). Thought and knowledge: An introduction to critical thinking, 5th edn. New York: Routledge.

Facione, P., Facione, N. & Giancarlo, C. (2000). The disposition toward critical thinking: Its character, measurement, and relationship to critical thinking skill. Informal Logic, 20(1), 61–84.

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