lundi 21 février 2022

L’invention de l’évaluation et son importance pour l’éducation

 Comme l’écrit Pierre Merle (2018), les traditionnelles notes sur 20 ou sur 100, quoiqu’emblématiques, n’ont pas toujours existé. De même, l’opposition récurrente entre l’évaluation sommative et l’évaluation formative a une origine.

(Photographie : Scene Memory



Les dimensions autonome et complémentaire de l’apprentissage et de l’évaluation


Nous sommes au croisement de deux questions : 
  • Comment les élèves apprennent-ils ?
  • Comment évaluer les élèves ? 
Ces deux thématiques sont à la fois autonomes et complémentaires. 

La dimension autonome vient du fait que tout apprentissage ne présuppose pas nécessairement une évaluation ou un examen.

La dimension complémentaire vient du fait que l’évaluation est une des conséquences de la mise en place d’examens, de certifications, de diplômes ou de concours.

L’évaluation est ainsi associée et différente de l’apprentissage et diverses dimensions viennent s’intercaler pour pouvoir remplir les missions de l’enseignement :
  • Le programme scolaire qui définit les contenus à enseigner, à apprendre et à évaluer.
  • La notion d’alignement curriculaire qui a pour objectif une concordance entre ce qui est enseigné, appris et évalué. 
  • Les notions d’objectif d’apprentissages et de critères de réussite qui explicitent la relation entre apprentissage et évaluation et servent de repères et d’outils pour l’enseignant et ses élèves.
  • Le concept d’une évaluation soutien d’apprentissage qui veut faire de démarches d’évaluation un moteur pour l’apprentissage et la responsabilisation des élèves. 
  • La fonction formative de l’évaluation associée à la rétroaction.
  • La fonction sommative de l’évaluation dont l’enjeu est e récolter des preuves pour objectiver l’acquisition des apprentissages.
  • L’importance d’une évaluation diagnostique et la prise en compte des connaissances préalables.
  • L’importance d’un apprentissage à long terme et de la pratique de récupération espacée.

Pour éclairer les concepts et le système scolaire actuel, il est utile de s’intéresser à ses racines.

Plus précisément, il est intéressant de s’intéresser aux pratiques d’évaluation des élèves propres à deux institutions éducatives liées de façon centrale à la diffusion de l’instruction :
  • Les collèges jésuites
  • L’institut des frères des écoles chrétiennes



Les collèges jésuites : une culture de la concurrence et de la hiérarchisation des élèves


Principe général d’évaluation des élèves


Ignace de Loyola a fondé le collège jésuite au milieu du XVIe siècle. Ce collège avait pour objet de former des « soldats de Dieu », une élite intellectuelle et religieuse, fers de lance de la contre-réforme.

Au XVIIIe siècle, les collèges jésuites sont parvenus à obtenir une position centrale dans la scolarisation des élèves.

L’objectif élitiste du collège jésuite a imposé des modalités spécifiques à l’évaluation des compétences scolaires des élèves.

Le collège jésuite a introduit, dès sa création, une double rupture à l’égard des traditions de l’époque : 
  • Une scolarisation non limitée aux seuls enfants de l’aristocratie
  • La réduction des châtiments corporels, courante et commune aux pratiques éducatives antérieures au XVIe siècle, mais dont ils remettent en question l’efficacité pédagogique.

Cette double rupture a débouché sur une organisation des études dont le principe cardinal est l’émulation des élèves. 

Chaque cohorte d’élèves est divisée en deux camps continuellement en compétition. Chaque camp est divisé en décuries, hiérarchiquement ordonnées de la plus forte à la plus faible. 

Ce dispositif pédagogique organise une double compétition :
  • Celle d’un camp contre l’autre.
  • Celle de chaque élève contre son alter ego hiérarchique dans le camp adverse. 

Divers titres étaient donnés aux meilleurs élèves. Ces titres constituent une hiérarchie des honneurs auxquels pouvaient être associées des responsabilités diverses. 

L’organisation pédagogique des enseignements s’appuie sur les hiérarchies scolaires avec des délégations des tâches professorales dans des classes susceptibles de réunir parfois près de cent élèves.

Dans la pédagogie des collèges jésuites, l’évaluation des élèves se réalise de deux manières différentes :
  • La correction des devoirs écrits
  • La place centrale de l’examen



La correction des devoirs écrits


La correction des devoirs écrits pouvait permettre aux élèves d’obtenir des points et contribuait à établir la concurrence entre eux. Cette concurrence se réalisait à partir d’exercices et leçons multiples. Elle autorisait un cumul de points (10, 20, 30, etc.). Les meilleurs élèves parvenaient à accumuler de 2 000 à 3 000 points en quelques semaines. 

Ces points contribuaient à faire gagner leur camp et débouchaient sur l’organisation de cérémonies dont le but était de célébrer les vertus des meilleurs par l’attribution de titres honorifiques. 

Parallèlement à cette exhortation de l’excellence existait un système de punitions susceptibles de faire perdre les points acquis.

Toutefois, ces points ne constituaient pas des notes au sens moderne du terme, mais un système de récompenses et de sanctions, comparable au système ancien des bons et mauvais points de l’école primaire. 

Un élève pouvait perdre des points en raison d’un devoir médiocre ou d’un comportement scolaire inadapté. Toutefois, le maintien de la discipline scolaire devait surtout reposer sur des incitations positives considérées comme plus efficaces pour obtenir le respect des règles.

Selon la conception des collèges jésuites, l’évaluation des compétences, réalisée par l’intermédiaire d’une comptabilité de points, n’entretient pas de rapport avec les notes. Ces points sont liés à la maitrise de compétences aussi bien scolaires, y compris le comportement en classe, que morales et religieuses.



La place centrale de l’examen


La seconde modalité d’évaluation des compétences des élèves se réalisait dans le cadre d’examens dont les règles sont longuement précisées pour chacune des classes des collèges jésuites.

L’enjeu central de l’examen est le passage dans la classe supérieure ou le renvoi éventuel, ce qui explique la nécessaire précision des règles. 

La procédure de correction est très codifiée. Les examens sont constitués par des compositions écrites examinées par trois examinateurs, qui les lisent et notent les erreurs en marge si nécessaire.

Trois éléments sont remarquables :
  • La présence de trois examinateurs indique la connaissance du caractère éventuellement discutable du jugement d’un seul examinateur et la nécessité d’un jugement multiple pour assurer une meilleure évaluation des connaissances des élèves. 
  • Les examinateurs ne doivent pas enseigner dans l’établissement où les élèves ont composé. Cette exigence d’une évaluation la plus pertinente possible requiert si possible que les examinateurs n’aient pas une connaissance personnalisée des candidats, car elle serait susceptible d’influencer leurs jugements.
  • Pour rendre leur jugement, les examinateurs prennent en considération, outre la copie, les devoirs écrits réalisés dans le quotidien de la classe.

À la suite des examens :
  • Les meilleurs élèves sont promus dans la classe supérieure.
  • Les élèves incertains sont admis dans la classe suivante, mais seulement à l’essai. Ils sont renvoyés dans leur classe initiale en cas de problème. Avant de prendre la décision concernant ces élèves, les examinateurs peuvent demander à ces élèves de composer de nouveau. De même, la décision est prise en tenant compte de l’âge, du temps passé dans la même classe, de l’intelligence et de l’application.
  • Les élèves inaptes sont assimilés aux cancres. Les parents sont invités à les retirer de l’établissement.

Le préfet des études examine plusieurs fois le résultat des élèves par an. Il peut distinguer plusieurs niveaux des élèves : les meilleurs, les bons, les moyens, les douteux, ceux qu’il faut faire redoubler, ceux qu’il faut renvoyer. 

Ces niveaux scolaires ne sont pas confondus avec des notes individuelles. Les notes sont absentes à la fois dans la correction des devoirs et des examens écrits.

La hiérarchie scolaire est constituée à partir du système de points obtenus par le travail quotidien des élèves et le respect des règles. Elle intervient aussi dans l’organisation des décisions de passage prises par les examinateurs avec la constitution des trois catégories d’élèves. Régulièrement, le préfet des études actualise la hiérarchie scolaire en se fondant sur les notes.



L’évaluation des élèves dans les Instituts des Frères des Écoles Chrétiennes


À la fin du XVIIe siècle, Jean-Baptiste de La Salle, avec la création de l’Institut des frères des Écoles chrétiennes, congrégation laïque masculine, poursuit un objectif nouveau. Il entend éduquer et instruire les enfants des catégories populaires, projet historiquement plus tardif que la formation des élites. 

L’organisation pédagogique des Écoles chrétiennes ainsi que leurs pratiques d’évaluation constituent une rupture par rapport à l’organisation des collèges jésuites : 
  • Les élèves ne sont pas classés les uns par rapport aux autres de façon hiérarchique
  • La scolarité des élèves des écoles chrétiennes n’est pas dépendante de leur âge comme dans les collèges jésuites, mais en fonction de leur progression scolaire. 
  • Les écoliers sont divisés en ordres et niveaux scolaires suivant la progression de leur maitrise des compétences scolaires.
  • Contrairement aux collèges jésuites, les élèves des Écoles chrétiennes ne sont pas en concurrence avec leurs condisciples. La finalité du travail scolaire n’est pas de se mesurer aux autres dans une sorte de concurrence perpétuelle, mais de se mesurer à soi-même. 
  • À la sélection et à la rivalité permanentes du modèle jésuite les Écoles chrétiennes substituent une progression personnelle. 
  • Le passage à un niveau supérieur repose sur une forme d’évaluation constituée, non de leçons et devoirs quotidiens auxquels s’ajouteraient les examens, mais d’une évaluation globale des compétences acquises. Cette évaluation est réalisée par le maitre et confirmée par le frère directeur ou l’inspecteur.
  • Le terme compétence n’est pas présent dans les écrits de Jean-Baptiste de La Salle. Pour le maitre, le frère directeur ou l’inspecteur, il s’agit d’évaluer plus ou moins approximativement des niveaux scolaires à partir de nomenclatures préexistantes. 

Comme dans les collèges jésuites, l’évaluation scolaire de chaque élève est complétée par une évaluation morale et religieuse. 


Comparaison des approches historiques des jésuites et des lasalliens sur l’évaluation


Les pratiques d’évaluation des élèves dans les collèges jésuites du XVIe siècle et les Écoles chrétiennes du XVIIe siècle sont nettement différenciées. La formation des élites propres au collège jésuite est fondée sur la compétition, la sélection, une hiérarchie des honneurs, la vénération des premiers, l’exclusion des derniers. 

Dans le langage du XXIe siècle, le collège jésuite privilégie une évaluation sommative et certificative même si les prescriptions relatives à la correction des devoirs relèvent d’une forme d’évaluation formative.

La formation réservée aux enfants scolarisés dans les Écoles chrétiennes sollicite des pratiques d’évaluation en grande partie opposées. Les élèves ne sont pas classés les uns par rapport aux autres, mais suivent un parcours d’apprentissage défini par une hiérarchie de niveaux scolaires qui correspond à une logique d’évaluation formative. L’accent est mis sur les progrès individuels. 



Les postérités spécifiques du collège jésuite et des Écoles chrétiennes dans l'évaluation


La différenciation historique des pratiques d’évaluation des élèves a opposé à travers les siècles les conceptions scolaires d’Ignace de Loyola et de Jean-Baptiste de La Salle. 

Si l’organisation de l’enseignement secondaire au XIXe siècle est influencée par les pratiques d’évaluation des jésuites, l’enseignement primaire a pour référence les pratiques d’évaluation présentes dans les Écoles chrétiennes.

Les influences des collèges jésuites et des Écoles chrétiennes en matière d’évaluation perdurent jusqu’à nos jours.

Les systèmes scolaires sont soumis à des volontés d’efficacité en amenant la majorité des élèves à acquérir les connaissances et compétences voulues tout en évitant le creusement d’écarts. De plus, les systèmes scolaires tendent à adopter de plus en plus des volontés d’efficience vers un usage plus optimisé des ressources disponibles forcément limitées.

Dans ces perspectives, le débat entre les deux perspectives semble plutôt dépassé et c’est plus une combinaison des deux qui semble légitime. La cohérence de l’évaluation formative avec les apports de la psychologie cognitive et ceux de l’apprentissage social est évidente.

De plus, elle s’inscrit dans la logique de l’alignement curriculaire ou constructif qui aboutit à une évaluation sommative formalisée en fin de parcours. Un bon usage des ressources scolaire ne trouve son efficacité qu’à travers un bon usage du retour d’information tel que le prône le modèle de l’évaluation formative.

Une évaluation sommative continue a peu de sens et n’est pas une garantie d’obtention d’un apprentissage profond et durable. Au contraire, elle risque de privilégier la performance à l’apprentissage. 

De même, la compétition entre élèves a maintes fois prouvé son caractère délétère tandis que les comparaisons intrapersonnelles sont utiles quand elles débouchent sur une rétroaction formative et personnalisée. 
 
De même, une évaluation formative continue sans épreuve certificative formelle à terme aurait toutes les difficultés à transmettre des attentes élevées. Les résultats des études PISA confirment l’intérêt d’épreuves sommatives standardisées.


Mis à jour le 09/06/2023

Bibliographie


Pierre Merle, Les pratiques d'évaluation scolaire, PUF, 2018

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