samedi 5 février 2022

Le changement conceptuel n’est pas un long fleuve tranquille

L’étendue et la spécificité des connaissances préalables constituent la différence la plus importante entre les élèves lorsqu’ils s’apprêtent à recevoir de nouveaux enseignements et à s’engager dans de nouveaux apprentissages.

(Photographie : Amy Stein)


Ces connaissances antérieures influent sur la manière dont les élèves vont acquérir de nouvelles connaissances et compétences. Ce qui est déjà connu interagit avec la matière en cours d’apprentissage, permet à celle-ci d’être comprise et correctement intégrée aux connaissances existantes.



L’importance de l’intégration des nouvelles connaissances à des schémas préexistants


Lorsque nous apprenons de nouvelles idées et de nouveaux éléments d’information, notre esprit les intègre en réorganisant ou complétant nos schémas existants. Un schéma est un réseau d’informations interdépendantes qui nous permet de garder une trace de tout ce que nous avons appris.

Plus un élément d’information donné peut être lié à un grand nombre de connaissances préalables et peut être intégré dans divers schémas différents, plus il devient relativement facile à mémoriser. Il se révèle aisément accessible et récupérable dans une variété de contextes différents. 

Lorsque l’élément d’information n’est stocké que dans un seul schéma et n’est connecté qu’à peu d’information, sa mémorisation durable est plus difficile à réaliser. Il est moins probable d’être capable de le récupérer en dehors de son contexte initial.

Dans tous les cas, pour qu’une information soit apprise, elle doit être sélectionnée et traitée en mémoire de travail et évaluée par rapport à des concepts connus. Si la nouvelle information est suffisamment intégrée, elle sera stockée dans la mémoire à long terme.

Ce que nous pouvons apprendre dépend de ce que nous connaissons déjà. Pour l’enseignant, le fait de savoir ce que les élèves savent et peuvent faire lorsqu’ils arrivent en classe, ou avant qu’ils n’abordent un nouveau sujet d’étude est précieux. Cette connaissance, nous aidera à concevoir un enseignement qui s’appuie sur les points forts des élèves et qui reconnaissent leurs faiblesses et y remédient. Les élèves parviennent à comprendre de nouvelles idées en les reliant à des idées préalables. Cela montre toute l’importance de l’évaluation diagnostique.

Deux processus connexes sont à l’œuvre ici dans l’intégration de nouvelles connaissances aux schémas existants : 
  • La croissance conceptuelle : le fait d’apprendre davantage sur ce qui est déjà connu.
  • La concurrence conceptuelle : le fait que nos conceptions erronées peuvent continuer à influencer notre pensée même après l’acquisition de nouvelles connaissances plus adéquates.



Croissance conceptuelle et concurrence conceptuelle


Le développement de nos connaissances dans un domaine peut être vu comme un processus qui associe croissances conceptuelle et concurrences conceptuelles. Nous passons de certains modèles et de l'usage de certaines stratégies à d'autres plus complexes et plus adaptés aux nouvelles situations auxquelles nous faisons face. Cela peut se faire de manière fluide et parfois également en déconstruisant certaines conceptions.


La notion de croissance conceptuelle


Le psychologue Robert Siegler (Emerging Minds, 1996) est à l’origine de la théorie des vagues qui se chevauchent (overlapping waves theory). La façon dont nous apprenons est comparable au sac et au ressac des vagues qui se chevauchent à la marée montante. Le mouvement vers le développement est inexorable, mais il est fait d’avancées et de reculs qui se croisent. 


Tandis que nous développons notre maitrise, nous utilisons différentes stratégies et différents modes de compréhension ou de modèles en fonction du temps. 


La théorie des "vagues qui se chevauchent" peut par exemple s'appliquer à l'apprentissage de l'orthographe présente l'idée. Lorsqu'un élève est engagé dans une tâche, il pense souvent de différentes manières et n'utilise pas une seule stratégie. L'usage de telle ou telle stratégie est fonction du développement sa maîtrise et de ses connaissances. 

À tout moment, dans une classe, les élèves réfléchissent de différentes manières et leur compréhension fluctue au fur et à mesure que de nouvelles compréhensions se superposent à leurs compréhensions préexistantes et se concurrencent entre elles tout en évoluant. La fréquence de ces modes de pensée change progressivement et des modes de pensée plus avancés sont constamment introduits. Dans ce cadre, le rôle de l’enseignant est d’orchestrer et de guider ce mouvement de croissance conceptuelle.



La notion de concurrence conceptuelle


Les conceptions erronées sont largement répandues, prévisibles et sont facilement anticipées par un enseignant possédant une large expertise de sa matière, de son enseignement et des difficultés propres à son apprentissage.

Il y a un consensus de la recherche sur le fait que les conceptions erronées sont probablement impossibles à déloger complètement : 
  • Nous ne sommes généralement pas entièrement conscients que certaines connaissances que nous possédons sont erronées. Même si nous le savons, nous pouvons oublier qu’elles le sont, mais sans les oublier elles-mêmes. 
  • Si nous possédons ces connaissances erronées dans notre mémoire à long terme, c’est qu’elles ont été apprises et renforcées à un moment donné. Elles ont dû avoir une certaine utilité pour nous à un certain moment et dans un contexte donné.
  • Certaines conceptions erronées peuvent être profondément ancrées dans notre mémoire à long terme. Au fur et à mesure que de nouvelles informations sont intégrées dans leurs schémas erronés, leur disponibilité est conservée. Malgré le fait d’avoir appris de nouvelles connaissances dans un contexte donné, l’élève est susceptible de continuer à répondre dans certaines conditions en fonction de conceptions erronées, même si parallèlement il a également appris le bon raisonnement. 



L’enseignement face à la concurrence conceptuelle des conceptions erronées primaires ou secondaires


Certaines conceptions erronées appartenant aux domaines scolaires peuvent être la conséquence d’accident d’apprentissages. Elles appartiennent à la catégorie des erreurs récurrentes et sont d’autant plus susceptibles d’apparaître que nous sommes stressés ou fatigués.

Souvent, nos conceptions erronées sont fondées sur des connaissances naïves, intuitives et primaires au niveau de la biologie, de la physique et de la psychologie. Elles semblent souvent intuitivement correctes.

Pour ce qui est des conceptions erronées appartenant aux domaines primaires de la psychologie, de la biologie et de la physique, selon David C. Geary (2007), elles semblent avoir évolué pour nous aider à survivre et à prospérer. Elles correspondent à notre fascination intuitive pour les autres, pour nous-mêmes et pour notre environnement direct.

Comme toutes les conceptions erronées, elles peuvent se retrouver en contradiction avec les explications scientifiques de la façon dont le monde fonctionne réellement. Tout cela n’a pas d’incidence sur notre survie du point de vue de l’évolution, mais peut être assez ennuyeux du point de vue de l’éducation.

Dès lors, l’apprentissage n’est pas un chemin continu et monotone, certains apprentissages sont nettement plus délicats que d’autres et l’enseignement doit s’y adapter.

Si nous voulons que nos élèves apprennent de manière durable et profonde, nous devons leur laisser le temps de passer progressivement le cap de l’espace liminal pour atteindre une réelle maîtrise ou les connaissances s’intègrent. Nous ne savons pas exactement quand la compréhension va se faire exactement, c’est pourquoi les élèves ont besoin de nombreuses occasions de pratiques accompagnées d’une vérification de la compréhension qui nous offre un retour sur information.

Cela demande d’accepter une certaine dose d’incertitude et faire le pari d’un apprentissage à long terme plutôt que de celui de performances à court terme. 

Nous ne savons jamais très bien au départ quelles sont les conceptions adéquates ou erronées de nos élèves sur un sujet donné. Elles peuvent être difficiles à capturer même par une évaluation diagnostique, car elles sont élusives. Nous devons donc les anticiper à travers notre enseignement, les découvrir au fur et à mesure qu’elles se manifestent et les traiter sans tarder par rétroaction ou par un nouvel enseignement.

Le problème de l’enseignant est que les idées fausses ont tendance à résister à l’enseignement et entrer en concurrence avec les nouveaux schémas enseignés. Avec les avancées de la recherche scientifique, les décalages entre les conceptions primaires et secondaires s’accroissent.

Les biais déductifs de notre système de pensée intuitif et de nos conceptions erronées ou primaires peuvent parfois interférer avec la compréhension des modèles scientifiques. Dans certains cas, par exemple avec la mécanique quantique, les modèles conceptuels scientifiques ne ressemblent guère aux concepts naïfs.

Comme les élèves s’appuient sur des notions préexistantes pour comprendre et fonctionner dans le monde, ils peuvent difficilement se débarrasser de leurs idées et adopter une nouvelle façon de penser.

Il est peu probable que le simple fait de présenter un nouveau concept ou de dire aux élèves que leurs opinions sont inexactes entraîne un changement conceptuel. Les élèves doivent jouer un rôle actif dans la réorganisation de ce qu’ils savent. 

Nos systèmes de pensées ont tendance à coexister, à parfois se chevaucher et à parfois entrer en conflit. Le mieux est de les voir en concurrence pour la capture de l’attention et la réflexion. En enseignant, nous augmentons la disponibilité de conceptions scientifiques face aux conceptions erronées qui peuvent alors passer à l’arrière-plan.

Le changement conceptuel est difficile à réaliser, mais possible. Il est difficile à initier et difficile à achever.




La théorie du changement conceptuel


Selon George J. Posner (et coll., 1982), l’apprentissage est une activité rationnelle même si les variables motivationnelles ou affectives jouent également un rôle. 

L’apprentissage consiste fondamentalement à comprendre et à accepter des idées parce qu’elles sont considérées comme intelligibles et rationnelles.

Parfois, les élèves utilisent des concepts existants pour traiter de nouveaux phénomènes. Cette variante de la première phase du changement conceptuel s’appelle l’assimilation. 

Souvent, cependant, les concepts existants de l’élève peuvent être inadéquats pour lui permettre de saisir avec succès un nouveau phénomène. L’élève doit alors remplacer ou réorganiser ses concepts centraux. Cette forme plus radicale de changement conceptuel est appelée adaptation.

L’apprentissage se fait dans le contexte des concepts actuels de l’apprenant. Chaque fois que l’apprenant rencontre un nouveau phénomène, il doit s’appuyer sur ses concepts actuels pour organiser son apprentissage. Sans ces concepts, il est impossible pour l’apprenant de se poser des questions et de réfléchir sur le phénomène. Il ne peut savoir ce qui serait considéré comme une réponse à la question, ou distinguer les caractéristiques pertinentes et non pertinentes du phénomène. 

Une vision adéquate des motifs d’acceptation d’une nouvelle conception doit prendre en compte le caractère des problèmes générés par la conception préalable et la nature de la concurrence nouvelle.

Il existe quatre conditions importantes qui doivent être remplies avant qu’une accommodation soit susceptible de se produire : 

  1. L’insatisfaction :
    • Avant qu’une accommodation ne se produise, il est raisonnable de supposer qu’un individu doit avoir accumulé un stock d’anomalies non résolues et avoir perdu confiance dans la capacité de ses concepts actuels à résoudre ces problèmes.
    • Il est peu probable que des élèves apportent des changements majeurs à leurs concepts tant qu’ils ne sont pas convaincus que des changements moins radicaux ne fonctionneront pas.
  2. L’intelligibilité
    • Les analogies et les métaphores sont utiles pour donner un sens initial et une intelligibilité aux nouveaux concepts.
    • L’individu doit être capable de saisir comment l’expérience peut être structurée par un nouveau concept suffisamment pour explorer les possibilités qui lui sont inhérentes. 
  3. La plausibilité : 
    • Tout nouveau concept adopté doit au moins sembler avoir la capacité de résoudre les problèmes générés par ses prédécesseurs. Sinon, il n’apparaîtra pas comme un choix plausible. 
    • Tout nouveau concept présente de la cohérence des concepts avec d’autres connaissances. 
    • Une nouvelle idée a moins de chances d’être acceptée si elle est incompatible avec les connaissances actuelles ou si elle n’a pas de justification claire. 
  4. La fécondité :
    • Tout nouveau concept doit suggérer la possibilité d’un champ de perspectives et d’applications nouvelles. 



La notion de concept seuil


Comme Meek et ses collègues (2020) le relatent, depuis 2003, des centaines d’articles ont été publiés, dans plus de 259 disciplines, de la photographie à la physique au sujet des concepts seuils. Leur but a été d’identifier les concepts seuils dans chacune des disciplines et d’étudier la manière dont ils peuvent contribuer à l’élaboration des programmes, à l’enseignement et à l’évaluation. 

Dans une discipline, les concepts seuils sont essentiels à la maîtrise de nouveau champs de connaissance. En ce sens, ils sont transformateurs. Ils entraînent un changement dans le savoir, dans le savoir-faire et dans les possibilités d’apprentissage futurs.

On peut citer par exemple le concept d'atome, de molécule, de mole ou d'équilibre en chimie. En mathématiques cela peut être la notion de limite, de pente ou de fonction. 

Les concepts seuils dans une discpline répondent à certain nombre de caractéristiques ou de critères qui les définissent. L'accès à leur compréhension est susceptible d'être difficile car ils sont peuvent être cognitivement ou affectivement difficiles à appréhender. 

Leur apprentissage peut prendre du temps, car les élèves doivent passer par une phase de transition dans leur compréhension. 

Le franchissement de la maîtrise du concept seuil implique souvent l’intégration de plusieurs volets de connaissances et est généralement irréversible. 

Les concepts seuils sont :
  • Transformateurs : 
    • La compréhension de l’apprenant sur un sujet ou une discipline est transformée.
    • Ils correspondent à un changement conceptuel qui ouvre une nouvelle façon, auparavant inaccessible, de penser au sujet.
  • Problématiques : 
    • Ils impliquent souvent des connaissances qui sont contre-intuitives, confrontantes ou étranges.
  • Irréversibles :
    • Une fois acquis, il est difficile de désapprendre un concept seuil.
    • Les experts en la matière peuvent ne pas se souvenir de leurs propres difficultés à saisir un concept seuil. Ils peuvent sous-estimer à quel point sa compréhension et son apprentissage peuvent être complexes pour les élèves.
    • L’irréversibilité liée à l’apprentissage d’un concept seuil découle intuitivement de la nature transformatrice des concepts seuils. 
  • Intégratifs :
    • Ils rapprochent différents aspects du sujet qui pour l’élève ne semblaient pas auparavant liés. 
    • L’intégration peut se faire entre différents domaines ou entre la théorie et la pratique.
    • Les fonctions d’intégration et de transformation des concepts seuils sont étroitement liées et peuvent être difficiles à démêler.
  • Limités :
    • Le concept seuil est limité par les frontières avec d’autres concepts seuils et par les frontières disciplinaires.
  • Discursifs :
    • Il implique une extension de l’utilisation du langage et de la terminologie spécifique à la discipline par les élèves.
  • Reconstitutifs :
    • La compréhension antérieure de l’élève est reconfigurée en fonction de sa nouvelle compréhension.
  • Liminaire :
    • Tant qu’un élève n’a pas franchi un seuil particulier (lié à un concept seuil), il se trouve dans un état de liminalité (état d’ambiguïté ou d’incertitude). Passer du savoir au non-savoir est complexe. Les apprenants occupent un espace de transition « liminal » où ils peuvent osciller entre l’ancienne et la nouvelle compréhension conceptuelle, parfois pendant un temps considérable.
Pour toutes ces raisons, les concepts seuils peuvent être difficiles à enseigner et à apprendre. 

Les élèves peuvent décrire leur confrontation avec des connaissances qui leur semblent difficiles à aborder comme stressante, frustrante, voire source d’anxiété. Ils peuvent réagir de différentes manières, notamment en résistant ou en évitant le sujet. À plus long terme, la difficulté persistante à saisir les concepts seuils pertinents peut même constituer un obstacle au choix d’un parcours professionnel particulier.

Les concepts seuils sont à mettre en relation avec les questions charnières qui s'y rapportent dans une démarche d'évaluation formative.





Mis à jour le 01/06/2023

Bibliographie


David Didau & Nick Rose, What every teacher needs to know about psychology, 2016, John Catt

Posner, G. J., Strike, K. A., Hewson, P. W., & Gertzog, W. A. (1982). Accommodation of a scientific conception: Toward a theory of conceptual change. Science Education, 66, 211-227. doi:10.1002/sce.3730660207

Meek, Sarah & Neve, Hilary & Wearn, Andy. (2020). Threshold Concepts and Troublesome Knowledge. 10.1007/978-981-13-6106-7_25-1.

Geary, David C., Educating the Evolved Mind, 2007

Robert Siegler, Emerging Minds,1996

Sharp, A.C., Sinatra, G.M., & Reynolds, R.E. (2008). The Development of Children's Orthographic Knowledge: A Microgenetic Perspective. Reading Research Quarterly, 43, 206-226.

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