Tout au long de leur scolarité, les élèves progressent dans leurs apprentissages et leurs connaissances sur le monde.
La notion de pédagogie spiralaire
En 1960, Jérôme Bruner introduit l’idée d’une pédagogie spiralaire, dans son livre The process of education. Dans sa vision, les programmes scolaires doivent être établis de façon spiralaire, de sorte que les élèves construisent de façon régulière sur ce qu’ils ont déjà appris.
Dans cette métaphore de la spirale, l’apprentissage est considéré comme un processus continu qui suppose une reprise régulière de ce qui est déjà acquis et une complexification progressive des contenus. Pour apprendre, les retours sont nécessaires pour approfondir. L’apprentissage se fait d’allers et de retours.
Ce flux et ce reflux s’observent même à une échelle plus réduite. C’est l’objet de cet article.
Passer de l’évaluation de la performance à celle de l’apprentissage
Nous pouvons évaluer les performances à court terme d’un élève face à un enseignement récent, mais nous ne mesurerons qu’une performance qui a toutes les chances d’être fugace.
Des performances peuvent se manifester à court terme face à un enseignement. Cela ne doit pas nous amener à croire que des progrès significatifs peuvent avoir lieu dans le cadre d’une ou de plusieurs heures de cours consécutives. Le processus d’oubli, de récupération et de reconsolidation doit suivre son cours et il s’établit dans un temps long.
Évaluer l’apprentissage des élèves demande de leur laisser du temps et de multiples occasions de pratique et de la réaliser à moyen ou long terme de manière à en assurer la profondeur et la durabilité.
L’apprentissage des élèves ne suit jamais une trajectoire nette et linéaire. Les élèves ne passent pas d’une manière linéaire de l’ignorance à un peu de connaissances, puis à beaucoup de connaissances. L’apprentissage n’est pas facile à piloter par l’enseignant ni même prévisible.
Les progrès sont plus souvent discontinus, frustrants, sous-jacents, décevants ou inattendus. L’apprentissage gagne à être considéré comme un processus d’intégration, d’évolution, de changement, de développement, d’élagage et de reconsolidation des connaissances. L’élève ne va nulle part, mais développe et transforme la relation qu’il partage avec son environnement.
La théorie des vagues superposées pour l’apprentissage
Selon le psychologue cognitif américain Robert Siegler (Zhe & Siegler, 2000), l’apprentissage ressemblerait à des « vagues superposées » (overlapping waves).
La théorie des vagues superposées repose sur trois hypothèses :
- À tout moment, les élèves peuvent penser de différentes manières à propos de la plupart des phénomènes nouveaux qu’ils rencontrent. C’est-à-dire que face à une situation donnée, plusieurs stratégies différentes de réponse sont mobilisables.
- Ces différentes manières de penser sont en concurrence les unes avec les autres, non seulement pendant de brèves périodes de transition, mais également sur des périodes prolongées
- Le développement cognitif implique des changements graduels dans les différentes fréquences de ces manières de penser, ainsi que l’introduction de manières plus avancées de penser. Les élèves apprennent de nouvelles stratégies. Peu à peu, ils diminuent la fréquence d’utilisation de certaines stratégies tandis qu’ils augmentent celle d’autres.
La figure 1 ci-dessus propose une illustration schématique de ces hypothèses :
- L’observation de n’importe quelle tranche verticale de la figure indique que plusieurs approches sont susceptibles d’être utilisées à un moment donné.
- Les stratégies continuent d’être utilisées pendant des périodes prolongées.
- Les fréquences relatives de toutes les stratégies changent progressivement au fil du temps.
- De nouvelles stratégies sont parfois ajoutées.
- Les anciennes stratégies cessent parfois, peu à peu, d’être utilisées.
Différentes constatations s’imposent :
- Plusieurs stratégies différentes sont disponibles et susceptibles d’être appliquées à un moment donné.
- Certains facteurs viennent influencer le choix parmi les différentes stratégies disponibles.
- Des mécanismes peuvent conduire à l’évolution des fréquences d’utilisation des différentes stratégies disponibles.
- Des mécanismes mènent à l’acquisition de nouvelles stratégies.
Modèle de développement de l’apprentissage des stratégies selon la théorie des vagues superposées
La théorie des vagues superposées postule également que le modèle typique de développement des stratégies résulte du fonctionnement de cinq processus constitutifs.
1. L’acquisition de la stratégie d’intérêt
Toute stratégie doit avoir été acquise à un moment donné du développement. L’acquisition de nouvelles stratégies est un événement assez courant, qui ne se limite pas à des périodes de transition occasionnelles et qui peut être étudié directement.
Chaque stratégie doit commencer à être utilisée à un moment donné. L’acquisition de nouvelles stratégies est une première étape nécessaire du développement stratégique.
Cette acquisition peut se faire :
- Par le biais d’analogies avec des problèmes mieux compris
- Par la formation de modèles mentaux de la situation et le raisonnement à leur sujet
- Par des observations faites au cours de la résolution de problèmes
- Par un enseignement explicite.
2. La mise en correspondance de la stratégie avec de nouveaux problèmes
L’application de la stratégie à de nouveaux problèmes devient essentielle une fois qu’une stratégie est acquise. L’acquisition d’une stratégie se fait inévitablement dans un contexte particulier, au travers des exemples d’application.
La généralisation de la stratégie de ces contextes à d’autres contextes dans lesquels elle est applicable est toujours une tâche exigeante.
Le défi est similaire à celui de l’acquisition du vocabulaire. L’élève doit être capable d’étendre le nouveau mot à tous les cas où il est applicable et éviter de l’étendre à des cas où il est inapplicable.
Comme pour l’acquisition du vocabulaire, la réussite du transfert de nouvelles stratégies à de nouveaux problèmes exige la distinction entre les aspects pertinents et non pertinents. Ceux-ci peuvent être différents de la situation dans laquelle la nouvelle entité cognitive a été initialement acquise.
Lorsque la mise en correspondance de la stratégie avec de nouveaux problèmes se fait sur la base de la similitude entre les caractéristiques superficielles de la situation initiale et de la nouvelle situation, elle conduit à des erreurs.
En revanche, la compréhension profonde des principes qui régissent l’applicabilité de la stratégie conduit à une mise en correspondance appropriée de la nouvelle approche.
3. Le renforcement de la stratégie nouvellement acquise
La stratégie doit être renforcée afin qu’elle soit utilisée de manière cohérente et suivie dans des types de problèmes donnés où elle a commencé à être utilisée.
Les élèves utilisent de multiples façons de penser pendant des périodes prolongées. Certaines de ces façons de penser sont plus avancées que d’autres. La qualité de la pensée des élèves peut s’améliorer s’ils se fient davantage à de nouvelles approches relativement avancées et s’ils se fient moins à des approches plus anciennes et moins avancées.
Ce renforcement des approches relativement sophistiquées au sein de l’ensemble des approches existantes est un vecteur de croissance cognitive courant et nécessaire.
Les enfants et les adultes ne parviennent pas toujours à se fier aux nouvelles stratégies qu’ils ont acquises, même lorsque ces stratégies sont considérablement plus efficaces que les anciennes.
Les difficultés à retrouver la nouvelle stratégie et à inhiber les anciennes stratégies sont probablement les causes de l’utilisation limitée des nouvelles approches dans de nombreux contextes.
4. Affiner le choix de la bonne stratégie
Le raffinement des choix parmi les stratégies alternatives ou les formes alternatives d’une stratégie unique est précieux dans le développement de la maîtrise.
L’ensemble des stratégies et la fréquence globale de chaque stratégie peuvent rester constants. L’utilisation de chaque stratégie se concentre de plus en plus sur les problèmes pour lesquels la stratégie est la plus utile et la plus pertinente.
Bien que les choix de stratégies des enfants aient tendance à être adaptatifs dès le début de l’apprentissage, le degré d’adaptabilité augmente souvent à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience dans le domaine concerné.
5. L’exécution de plus en plus efficace de la stratégie d’intérêt
La précision et la vitesse des élèves peuvent s’améliorer considérablement à mesure qu’ils s’entraînent à exécuter chaque approche même s’il n’y a pas de changement dans :
- L’ensemble des stratégies acquises
- L’étendue des problèmes auxquels chaque stratégie est appliquée
- La fréquence de chaque stratégie dans les problèmes originaux et les problèmes de transfert
- La précision des choix parmi les stratégies.
Le temps moyen de résolution et la fréquence des erreurs tendent à diminuer en parallèle tandis que la maîtrise se développe et que l’automatisation des processus de pensée s’installe.
Dans une étude sur l’apprentissage de la multiplication en seconde année du primaire, Lemaire et Siegler (1995) ont analysé les réponses et le temps de résolution de problème à trois temps de mesure. Durant ceux-ci, le pourcentage d’erreurs a diminué de 23 % à 2 %, et le temps moyen de résolution a diminué de 4 s à 2 s.
Dans les déficiences d’utilisation, l’utilisation d’une nouvelle stratégie n’entraîne pas une amélioration de la performance tant que l’exécution de la stratégie ne s’améliore pas. Cela illustre également l’importance de cette source de développement.
La progression de l’apprentissage des stratégies selon la théorie des vagues superposées
Si ces cinq composantes du changement de stratégies peuvent se situer dans un ordre séquentiel approximatif, leurs apprentissages se chevauchent à la fois pour une stratégie et entre plusieurs stratégies.
Par exemple, le transfert d’une stratégie du contexte original dans lequel elle a été apprise à un nouveau problème se chevauche avec le renforcement de la stratégie afin qu’elle soit utilisée plus souvent.
Des données cohérentes avec cette théorie des vagues superposées ont été obtenues dans des tâches variées. Parmi celles-ci, il y avait l’arithmétique, la mesure du temps, l’orthographe, la lecture, l’activité locomotrice, l’apprentissage de règles ou l’expérimentation scientifique.
Le modèle des vagues superposées est le résultat d’un mélange de processus d’initiation à la stratégie et de la détection de son utilisation pertinente.
Le processus permet d’appréhender la notion de progrès. Les expériences accumulées de résolution de problèmes génèrent une base de données de plus en plus étendue concernant les propriétés des stratégies et des problèmes.
Cette base de données, associée à l’architecture du système de pensée, permet :
- La découverte de nouvelles stratégies
- L’utilisation accrue de stratégies préexistantes relativement avancées
- La mise en correspondance des stratégies avec de nouveaux problèmes
- Des choix de plus en plus raffinés parmi les stratégies
- Une exécution de plus en plus rapide et précise des stratégies.
Ce processus permet de comprendre pourquoi au lieu de progresser par étapes bien définies, comme un escalier, l’apprentissage fonctionne selon une série de flux et reflux progressifs. Au fur et à mesure que nous rencontrons de nouvelles règles, stratégies, théories et façons de penser, celles-ci déferlent dans notre esprit comme des vagues. Elles entrent en concurrence avec ce qui existait auparavant et peuvent s’installer progressivement ou non comme nouvelles stratégies dominantes.
L’analogie entre l’apprentissage et un phénomène de vagues qui déferlent et se retirent est intéressante. Elle permet d’expliquer les reculs et les avancées apparemment aléatoires que nous rencontrons chez nos élèves lorsque nous nous attaquons à de nouvelles compétences et à des concepts délicats. Le recul fait partie du processus d’intégration de concepts nouveaux et difficiles dans nos réseaux mentaux de compréhension.
De fait, les connaissances et les compétences peuvent parfois être oubliées aussi rapidement qu’elles ont été acquises. C’est pourquoi nous devons veiller à ce que notre enseignement et la planification de nos cours soient suffisamment souples. Ils doivent nous permettre de répondre aux besoins en constante évolution de nos élèves et favoriser un usage distribué dans le temps des stratégies et des connaissances.
Nous devons reconnaitre que nos élèves peuvent éprouver un retour en arrière comme correspondant à une phase entièrement naturelle de l’apprentissage de nouveaux contenus. Nous devons nous rappeler également qu’il peut être nécessaire pour l’enseignant de démontrer et de renforcer les concepts à plusieurs reprises avant que les élèves soient capables d’accomplir efficacement des tâches indépendamment de l’enseignant.
Lorsque les élèves deviennent capables de faire quelque chose de manière autonome, avec fluidité et précision, à différentes reprises, cela peut être considéré comme un indicateur de maîtrise du concept concerné.
Nous devons par conséquent renforcer et reconnaitre chez nos élèves, les signes parfois encore hésitants et frustrants de la progression.
Pour se souvenir de quelque chose à long terme, il faut y avoir réfléchi en profondeur et à de multiples reprises. Nous devons nous assurer que nous amenons nos élèves à réfléchir aux bonnes choses pendant nos cours et à entretenir cette réflexion. Cela signifie qu’il faut éviter les distractions potentielles et veiller à ce que les élèves se concentrent sur le contenu du sujet qu’ils étudient. C’est pourquoi nous devons les alimenter de questions de complexité croissante au fil du temps, qui leur demandent de récupérer et d’élaborer autour de connaissances précédemment apprises et susceptibles d’être oubliées.
Nous devons encourager nos élèves à découvrir et à discuter de leurs erreurs, de leurs suppositions faillibles et des lacunes de leur travail tout en leur réservant du temps pour prendre en compte la rétroaction générée.
Mis à jour le 27/08/2024
Bibliographie
Zhe Chen ; Robert S. Siegler (2000). II. Overlapping Waves Theory, 65(2), 7—11. doi:10.1111/1540-5834.00075
Lemaire, P., & Siegler, R. S. (1995). Four aspects of strategic change: Contributions to children's learning of multiplication. Journal of Experimental Psychology: General, 124(1), 83–97. https://doi.org/10.1037/0096-3445.124.1.83
David Didau, in Isabella Wallace and Leah Kirkman, Progress, 2017, Crown House
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