jeudi 30 septembre 2021

Données probantes et pratiques éducatives

Le courant de l’éducation fondée sur les preuves vise à compléter et à éclairer la pratique professionnelle des enseignants par le recours à des preuves établies selon de standards scientifiques élevés. 

Dans une conférence en ligne, Philippe Dessus évoque une piste complémentaire qui serait de s’intéresser aux preuves fondées sur les pratiques éducatives, notamment mise en œuvre dans le cadre du Collectif Profs-Chercheurs. L’enjeu de cet article est de revenir sur les relations qu’il explicite entre données probantes et pratique éducative.

(Photographie : Ura Yuki)



La difficulté de l’accès aux données probantes pour les enseignants


Premièrement, les preuves n’ont véritablement de sens que si les enseignants peuvent y avoir accès. Il y a un problème d’accessibilité aux résultats de la recherche, car ils sont publiés pour l’essentiel dans des revues de recherches payantes. 

Deuxièmement, même s’ils parviennent à y avoir accès, le format des articles de recherche, en anglais et avec un jargon propre à la psychologie ou aux sciences de l’éducation, est relativement hermétique pour les non-initiés. Il n’est pas aisément accessible aux enseignants en matière d’intelligibilité.

Il y a un problème de qualité de la diffusion et de vulgarisation de la recherche. De plus, ces preuves empiriques sont en concurrence avec d’autres sources d’information comme les expériences personnelles, les croyances, les anecdotes ou des conceptions idéologiques. 




Le long chemin entre l’obtention de preuves et le changement effectif des pratiques


Il ne suffit pas pour un enseignant de découvrir ou d’être informé par des preuves et d’y adhérer pour changer ses pratiques. Il existe un enchaînement relativement complexe entre les preuves et le changement de pratiques. 

En tant qu’enseignants, nous adoptons des pratiques qui sont en rapport avec les idées auxquelles nous croyons. Ces idées correspondent à nos expériences personnelles et parfois à des théories éducatives auxquelles nous nous référons. 

Si nous apportons de nouvelles preuves aux enseignants, cela ne va pas de soi que cela se traduira obligatoirement en un changement de la pratique correspondante.

Le changement de pratique impose que nous changions nos idées et que nous nous engagions en même temps dans une pratique délibérée. 




Les spécificités de la notion de preuve en éducation


Pour une preuve donnée en éducation, nous devons remonter aux données et comprendre les faits et les situations qui l’illustrent, afin de pouvoir ensuite la mettre en œuvre dans nos pratiques. Le processus ne va pas de soi, il n’a rien d’automatique.

Il est intéressant de comparer le processus d’une enquête policière à celui de la recherche en éducation 

  • Lors d’une enquête policière, la police scientifique analyse une scène de crime. 
    • Des indices sont récoltés suivant des protocoles précis. Les policiers tâchent de récupérer des indices, des sources de données qui sont crédibles. 
    • Parfois, certaines données essentielles présentes à l’état de détails peuvent se trouver devant les yeux du policier, mais sans qu’il les repère parce qu’il n’y est pas spécifiquement attentif. 
    • Une fois les indices récoltés nous pouvons les analyser et ils peuvent générer des preuves. Ces preuves sont susceptibles de pouvoir conclure (légalement et fiablement) à la culpabilité ou la rejeter. Retrouver le coupable est l’idée à laquelle nous voulons aboutir.
  • Dans le cadre de la recherche en éducation :
    • Nous allons essayer de déterminer des comportements, des attitudes, des opinions, des résultats, qui nous permettent d’établir des preuves sur des pratiques. 
    • Ces preuves vont nous permettre de conclure de manière fiable et éthique à la validation d’une hypothèse. 
    • La démarche permet de répondre à une question de recherche. 

Dans la recherche en éducation, les données ne se transforment pas en preuves automatiquement. Nous devons les choisir en fonction d’hypothèses. Nous devons les sélectionner puis nous engager dans une démarche méthodologique et statistique.

Dans le cadre de l’enquête policière, la détermination de la preuve est une conclusion. Dans la recherche en éducation, elle est avant tout un départ. Il ne suffit pas de montrer que des pratiques efficaces existent à un certain endroit et sont faites par certains enseignants. 

Nous devons déterminer l’enchaînement du raisonnement qui fait que nous pouvons passer des preuves de l’efficacité aux idées sous-jacentes et en retour des idées sous-jacentes aux preuves objectives de l’efficacité. Le but est d’établir clairement l’efficacité d’une pratique qui serait transposable et reproductible dans d’autres situations et d’autres contextes.




L’écart entre théorie et pratique en ce qui concerne la pédagogie


La question n’est pas neuve. En 1779, Ernst Christian Trapp (1745-1818) a pris la chaire de pédagogie (et de philosophie) nouvellement fondée à l’université de Halle, établie dans le but de former des enseignants. 

Dans sa conférence inaugurale, Of the need to study education and teaching as an art in itself, publiée la même année, il défendait la nécessité d’étudier la pédagogie en tant que cours académique distinct.

Il y a différentes dimensions à l’écart entre la théorie et la pratique lorsque nous considérons le secteur éducatif.

Il existe le risque d’une dichotomie quelque peu réductrice entre des producteurs et des consommateurs de recherche :

  • Les chercheurs créent des théories. Ces dernières sont plus ou moins difficilement applicables et mises en pratique par les enseignants. 
  • Les enseignants peuvent avoir parfois besoin de conseils ou d’accompagnement de la part des chercheurs et d’experts. Ils peuvent avoir du mal à accéder à l’application pratique de la théorie (accès physique, de compréhension aux connaissances ou de mise en œuvre). 

Ainsi, les chercheurs auraient les idées, les praticiens les données. Cependant, si les preuves sont documentées dans les recherches académiques, elles sont avant tout présentes à l’origine sous une forme enrichie dans les pratiques :

  • La pratique étant complexe et pour une part implicite, la difficulté de la documenter par la recherche se pose.
  • La pratique est difficilement isolable et s’étend et se décrit au-delà des conditions de la performance.
  • La pratique est plus que l’activité exécutée par l’enseignant en classe.  




La pratique de l’enseignant ne se réduit pas à la mise en œuvre d’activités


Selon Kemmis et ses collègues (2014), une activité est un événement temporel et spatial. La nature temporelle d’une activité est évidente. Les activités se produisent uniquement dans le présent, bien qu’elles soient orientées vers l’avenir et en réponse au passé. 

Les activités sont également des événements spatiaux en ce sens qu’elles se produisent quelque part, dans des lieux ou des sites particuliers, ce qui est lié à leur nature temporelle. 

Les pratiques sont distinctes des activités. La pratique ce n’est pas juste ce que l’enseignant fait de manière très basique dans sa classe, il y a derrière des normes qui sont explicites ou implicites. 

L’enseignant est formé, il est au courant de certains principes ou de certaines pratiques. Il agit selon ses conceptions.

« Une pratique est une forme d’activité humaine coopérative socialement établie dans laquelle des arrangements caractéristiques d’actions et d’activités sont compréhensibles en termes d’arrangements d’idées pertinentes dans des discours caractéristiques (la narration), et lorsque les personnes et les objets impliqués sont distribués dans des arrangements caractéristiques de relations, et lorsque cet agrégat de faire, de narrations et de relations sont interdépendants dans un projet distinctif »
(Kemmis et coll. 2014, p. 31).

Pour pratiquer auprès d’élèves, un enseignant a besoin :

  • D’un certain nombre de valeurs et de normes
  • D’un programme, d’un curriculum
  • Des fondations professionnelles ou scientifiques (un modèle de l’enseignement et de l’apprentissage)




Liens entre pratiques efficaces et buts éducatifs


Lorsque des pratiques d’enseignement efficaces existent, leur mise en œuvre est susceptible d’entraîner des résultats plus élevés que d’autres pratiques qui le sont moins.

À cette assertion, il convient d’apporter des nuances :

  • Toute pratique (d’enseignement ou autre) est impossible à caractériser entièrement, donc à expliquer et transmettre à d’autres (enseignants, chercheurs) 
  • Toute pratique peut ne pas être efficace pour tous les élèves ou pour tous les contenus.

Dès lors, nous ne pouvons jamais prôner une efficacité à 100 %.

Les pratiques efficaces sont mises en évidence par des nombres. Elles sont quantifiées, ce qui est à la fois réducteur (de multiples aspects sont réduits à une dimension) et à la fois nécessaire (nous devons pouvoir objectiver). Par conséquent, ce qui est mesuré devient réellement l’objet alors que ce n’est qu’une approximation. 

Il faut bien tenir en compte cette réduction en lien avec les buts éducatifs.

Poursuivre un but est susceptible d’interférer avec à la poursuite d’un autre. Trois grandes pistes sont :

  • Se socialiser : Durkheim
  • Se développer selon son potentiel : Rousseau, Piaget
  • Acquérir des connaissances exactes sur le monde : Platon




Il est compliqué de poursuivre deux buts en même temps.




L’intégration de différentes influences dans le développement des pratiques enseignantes


La recherche est en concurrence chez les enseignants avec leurs expériences, leurs connaissances et leurs croyances. Ces différentes formes prennent souvent le dessus sur les données probantes dans le jugement professionnel des enseignants.

Toutefois à la fois la recherche et l’expérience professionnelle sont nécessaires comme types de sources de preuves. L’enjeu se situe au niveau de leur intégration.

Cette intégration est fonction : 

  • Des recherches : accessibilité des ressources, facilité de compréhension, pertinence, connexion aux pratiques, etc.
  • De la communication : médium, données disponibles, réseaux de diffusion, formation continue, etc.
  • Des praticiens : compétences, attitudes, mode de participation, etc.
  • De l’encadrement du développement professionnel et de la gestion de l’amélioration.  

De même, la recherche peut avoir différentes utilisations contradictoires :

  • Utilisation instrumentale lorsqu’elle permet de guider ou informer une décision à prendre 
  • Utilisation conceptuelle lorsqu’elle change la manière dont nous percevons un problème ou son espace de solutions 
  • Utilisation symbolique/politique lorsqu’elle valide ou légitime une décision déjà prise 

Si l’étude de pratiques spécifiques détermine les résultats de la recherche, ces résultats peinent à se traduire systématiquement et aisément en retour dans la pratique générale des enseignants. Celle-ci reste complexe et au carrefour de différentes influences et exigences.  

En ce sens, les preuves sont bien fondées sur les pratiques éducatives. Mais si la recherche peut en extraire des données probantes, l’efficacité reste en fin de compte toujours une caractéristique des pratiques effectives, en classe, en école, en contexte collaboratif et réel. L’enjeu principal de la recherche se trouve dans les écoles et non dans le simple établissement de données probantes.


Mis à jour le 01/04/2023


Bibliographie


Ph. Dessus • Univ. Grenoble Alpes • Archives Jean-Piaget • 28/04/21 • https://videos.univ-grenoble-alpes.fr/video/19092-de-leducation-fondee-sur-les-preuves-aux-preuves-fondees-sur-la-pratique-educative/

Kemmis, S., Wilkinson, J., Edwards-Groves, C., Hardy, I., Grootenboer, P. & Bristol, L. (2014). Changing practices, changing education. Singapore: Springer. 

0 comments:

Enregistrer un commentaire