mardi 31 août 2021

La recherche en éducation, l’ivrogne et le réverbère

Voici la seconde partie d’une synthèse personnelle d’une conférence de Dirk Van Damme dans le cadre de l’European Educational Research Association (ECER 2019) à Hamburg.

(Photographie : Brian Mcswain)



Dirk Van Damme décrit le comportement de la recherche en éducation face au système éducatif, comme celui ivrogne qui cherche ses clés qu’il a perdues. Il va les chercher au pied du réverbère, pas parce qu’elles sont là, mais parce qu’au moins là il y voit clair.




Le manque d’effet des réformes de l’éducation dans le temps


De nombreuses initiatives ou innovations issues de la recherche peinent à se traduire en effets concrets sur le terrain même lorsqu’elles disposent de données probantes. La raison est que le système et le contexte dans lesquelles elles sont mises en œuvre ne sont pas suffisamment pris en compte.

Si nous regardons ce qui se passe en Europe au niveau des résultats PISA, en moyenne, la progression est relativement plate, même s’il y a des changements dans les distributions. Certains pays progressent pendant que d’autres régressent. Il n’y a pas de mouvement d’ensemble malgré le bon vouloir de tous. Quelque chose ne fonctionne pas optimalement.  

Depuis les années 1970, les États-Unis ont dépensé des dizaines de milliards de dollars en recherche sur l’éducation. L’enjeu était de reproduire les démarches qui fonctionnent en médecine, c’est-à-dire soutenir des découvertes scientifiques qui conduiraient à des améliorations spectaculaires des résultats des élèves. Mais il n’y a eu aucun progrès notable dans la réussite des élèves du secondaire en 50 ans. 

À l’opposé, Singapour a suivi le même parcours en valorisant la recherche et leurs progrès ont été énormes durant le même demi-siècle.




Un manque de vision systémique et de prise en compte du contexte dans la poursuite de l’amélioration


D’après l’analyse de Mark Tucker (2019), tout dépend de la façon dont la communauté de recherche en éducation pense à la manière dont la recherche en éducation contribue à l’amélioration des résultats des élèves. Les communautés de recherche ont comme défaut principal d’être centrées sur elles-mêmes. 

En fin de compte, il y a assez peu de comparaison de fond et de transferts entre les différents systèmes éducatifs et les différentes approches pédagogiques. Nous savons que les valeurs et les cultures diffèrent. Ces différences ne devraient pas être une raison pour chercher à mieux comprendre ces différences de performances.

Nous pouvons postuler que les systèmes éducatifs les plus performants le sont principalement parce qu’ils sont mieux conçus et fonctionnent en harmonie. Lorsqu’une partie d’un tel système est modifiée, les responsables doivent s’assurer que le nouvel élément fonctionnera aussi bien, voire mieux, avec les autres parties que ce qu’il remplace. Ce genre de démarche n’est pas mise en œuvre dans les systèmes éducatifs moins pertinents.

Il y a un problème d’évitement à la base de la stagnation des systèmes éducatifs. Ce problème est ancré dans notre conception commune de la meilleure façon d’améliorer les performances des élèves. Cette conception est fondée sur la manière dont nous effectuons la recherche et l’évaluation en matière d’éducation. 

Idéalement la démarche mise en œuvre devrait correspondre à la manière dont se fait la recherche médicale. Les chercheurs prennent en considération un trouble. Ils identifient les traitements possibles. Ils mènent des expériences contrôlées pour mesurer les effets du traitement sur l’état de la personne ou sur les manifestations de la maladie. Tous les autres facteurs possibles qui auraient pu produire les effets observés sont contrôlés.

Ce protocole n’est pas transposable tel quel dans l’éducation. Il y a une énorme différence entre l’éducation et la santé :

  • Dans le cas de la santé humaine, la conception du système est une donnée. C’est la conception d’un être humain. L’objectif de la recherche médicale n’est pas de concevoir un meilleur être humain. Elle est de traiter les troubles au sein de ce système. Il est donc logique d’observer des troubles spécifiques, d’isoler les traitements de ces troubles et de rechercher les traitements qui permettront de traiter les troubles de manière fiable dans des conditions données.
  • Dans le cas de l’éducation, le problème est dans la conception du système. Il y a très peu de magie dans les traitements. Nous n’allons pas régler un problème avec un traitement miracle. Les élèves obtiendront de meilleurs résultats s’ils arrivent à l’école prêts à suivre le programme proposé par l’école. De même, le programme doit répondre à des normes élevées. Il est mis en œuvre par des enseignants hautement qualifiés qui attendent beaucoup de leurs élèves. La question est de savoir comment concevoir et mettre en œuvre des systèmes bien construits et hautement intégrés qui fonctionnent de cette manière, de manière fiable, pour tous les élèves.

Nous sommes comme l’ivrogne qui cherche ses clés sous le lampadaire. Nous cherchons à l’endroit le plus pratique pour entrer en action. Or, celui-ci s’avère être le mauvais endroit. Nous cherchons des solutions miracles, en utilisant un paradigme de recherche qui a été brillamment conçu pour produire des informations sur l’efficacité des pratiques.

Nous ne réalisons pas que ce que nous faisons, c’est trouver quelles sont les solutions miracles qui produiront des résultats légèrement meilleurs dans un système hautement dysfonctionnel. L’effet d’une pratique efficace est hautement tributaire du contexte dans lequel elle est mise en œuvre. Nous devons avant tout travailler sur le contexte pour le rendre performant. 




Un déclin dans la qualité de l’éducation en Europe



Dans la plupart des pays, à l’exception de deux ou trois d’entre eux, nous observe un déclin de la part des élèves de 15 ans dans les niveaux supérieurs. Dans ce cas, il s’agit des sciences. (PISA 2015), mais nous pouvons dire la même chose des mathématiques et de la lecture.

Aux niveaux les plus élevés de performances, nous constatons un déclin des résultats.

Plus frappant encore est un graphique élaboré à partir de l’enquête PIAAC (2013), le programme d’évaluation internationale des compétences des adultes, comparant ces résultats à ceux de l’enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA, 1994). 

Depuis les années 90, il y a eu une énorme massification du niveau d’éducation dans notre population. Le nombre d’individus obtenant un diplôme de niveau secondaire supérieur a énormément augmenté dans la population. Malheureusement et étonnamment, ce changement ne se traduit pas dans la répartition des niveaux de qualification de la population adulte.

Malgré un plus grand nombre de personnes instruites sur le marché du travail, nous ne voyons aucun changement dans le niveau de compétences de cette main-d’œuvre. Nous constatons même un léger déclin dans les niveaux supérieurs pour le PIAAC (2013), c’est bien le cas en Europe. Il y a un déclin dans les niveaux supérieurs de la littératie et il en va de même pour la numératie. Par conséquent, si les niveaux de performance éducative sont stables, la productivité des niveaux supérieurs est même en déclin.



L’échelle de niveau en littératie


En dessous du niveau 1 : un individu peut lire des textes brefs sur des sujets familiers et trouver un seul élément d’information spécifique. La forme de ce dernier est identique à celle de l’information contenue dans la question ou la directive.

Niveau 1 : (176 points) un individu peut remplir des formulaires simples, comprendre le vocabulaire de base, déterminer le sens des phrases et lire des textes continus avec un certain degré d’aisance.

Niveau 2 : (226 points) un individu peut intégrer deux ou plusieurs éléments d’information sur la base de critères, comparer et opposer ou raisonner sur des informations et faire des inférences de bas niveau.

Niveau 3 : (276 points) un individu peut comprendre et répondre de manière appropriée à des textes denses ou longs, y compris des textes continus, non continus, mixtes ou à pages multiples.

Niveau 4 : (326 points) un individu peut effectuer des opérations en plusieurs étapes pour intégrer, interpréter ou synthétiser des informations provenant de textes complexes ou longs, continus, non continus, mixtes ou de types multiples. Ces textes comportent des informations conditionnelles ou contradictoires.

Niveau 5 : (376 points) un individu peut effectuer des tâches qui impliquent la recherche et l’intégration d’informations dans des textes multiples et denses. Il construit des synthèses d’idées ou de points de vue similaires ou contrastés, ou l’évaluation de preuves et d’arguments.




Le déclin du retour sur investissement en éducation en Europe



Dans bon nombre de pays, le coût unitaire de l’éducation explose. Le coût par élève explose dans les écoles. Le coût par étudiant explose dans l’enseignement supérieur. Parallèlement, le discours selon lequel il faut investir davantage dans l’éducation reste persistant.

Si la conclusion de la recherche est qu’il faut investir plus d’argent, elle devient inaudible. C’est d’autant plus le cas avec la pandémie, le vieillissement ou le changement climatique et d’autres grandes questions, qui demandent tous l’argent des contribuables et d’investir radicalement plus dans l’éducation. 

La question devrait être d’établir comment nous pouvons inverser la tendance, comment pouvons-nous améliorer l’efficience, la qualité et l’équité de nos systèmes éducatifs à moindre coût ?




Le manque d’équité et le risque de ségrégation éducative en Europe



Les résultats des pays de l’OCDE en matière d’équité ne sont pas bons. La ségrégation existe toujours. Il y a toujours une sous-performance des élèves issus de milieux défavorisés qui persiste dans les résultats PISA 2018. Nous ne réduisons pas l’écart de probabilité d’achever des études supérieures en fonction de l’origine des parents. Il a augmenté au lieu de diminuer.

Davantage de personnes accèdent à l’enseignement supérieur, mais l’impact de l’origine des parents sur l’éducation des enfants s’intensifie. Ce phénomène se constate dans différents indicateurs. Nous ne sommes pas en mesure de résoudre la crise de l’équité dans l’éducation, malgré toutes les recherches effectuées sur cette question. 





Un décalage entre l’éducation et la révolution digitale


L’évolution des systèmes éducatifs a été peu marquée par l’énorme développement technologique de la numérisation, de l’intelligence artificielle. Nos sociétés changent. 

Malgré tout, les connaissances fondamentales à la vie en société n’ont pas diamétralement changé, les compétences nécessaires en littératie et numératie ou en sciences sont toujours autant importantes. 

Rien n’indique qu’il faille changer radicalement les programmes d’études pour répondre aux compétences génériques à la mode du 21e siècle.

Selon Goldin et Katz (2008), nous avons connu des périodes dans l’histoire de l’éducation où cette dernière s’est retrouvée en retard face aux développements technologiques et cela a provoqué des crises énormes.



Goldin et Katz ont pu expliquer le chômage des années 20 par le fait que l’éducation n’a pas été capable de rattraper la seconde révolution industrielle. Nombreux sont ceux qui pensent que la même chose se produit aujourd’hui, car les compétences exigées changent énormément. 

Ce que nous faisons bien dans l’éducation, c’est de préparer les jeunes à ce que sont les tâches cognitives simples. Mais ce type de tâches est en train de disparaître. Nous ne réussissons pas aussi bien à préparer les étudiants à ces compétences cognitives ou communicatives non routinières, comme des compétences sociales, des compétences en matière de résolution de problèmes, etc. 



Un effet direct de ce décalage est le fait que de grandes entreprises mondiales plus particulièrement aux États-Unis qui ne tiennent plus compte des titres, des diplômes et des grades.

Lorsqu’elles recrutent des personnes, elles les testent elles-mêmes au niveau des compétences qu’elles privilégient. De fait, ces entreprises finissent par internaliser l’évaluation, les compétences et une part de la formation.




Les failles possibles de la recherche en éducation


Il y a eu de grandes améliorations au niveau de la méthodologie de la recherche et par conséquent de sa qualité. Là où se situe la difficulté, c’est au niveau de la pertinence et de l’impact de la recherche. 

Le système éducatif ne change pas beaucoup malgré l’apport d’idées, de connaissances et de résultats de recherche.

Il y a une stagnation ou diminution de la qualité des résultats d’apprentissage. Celle-ci s’accompagne d’un coût unitaire plus élevé, d’une stagnation de l’équité dans la distribution des résultats d’apprentissage, ou d’une hésitation à innover dans les environnements d’apprentissage.

Quelles sont les hypothèses possibles en matière d’explication ?

  • Les connaissances issues de la recherche sont adéquates, mais ne sont pas mises en œuvre en raison du manque de canaux de transmission, de mauvaises décisions politiques et de l’inertie des pratiques existantes.
  • Les connaissances issues de la recherche sont adéquates, mais elles perdent la bataille contre les connaissances professionnelles, les connaissances tacites et d’autres types de connaissances concurrentes.
  • Les connaissances issues de la recherche sont adéquates, mais perdent en puissance et en crédibilité lors de la transition entre l’environnement de recherche propre et la pratique désordonnée en classe.
  • Les connaissances issues de la recherche peuvent être inadéquates, car leurs fondements scientifiques sont déficients.




L’émergence de la science de l’apprentissage


Dirk Van Damme (2019) fait le constat que la recherche en éducation ne parvient pas à aider suffisamment les systèmes éducatifs à mieux soutenir le potentiel humain et social de tous les apprenants.

Parallèlement, la recherche médicale parvient à aider les systèmes de santé publique à accroître la longévité et le bien-être de l’humanité.

Une différence importante entre les secteurs est que la recherche en éducation n’encourage pas les systèmes éducatifs à soutenir l’apprentissage pour développer le potentiel humain et social de tous les apprenants. Elle échoue là où la recherche biomédicale a contribué directement à travers les filtres du système de santé.

La façon fondamentale dont nous envisageons l’apprentissage humain est peut-être en jeu ou déficiente.

Sans doute que le pouvoir de la pédagogie se montre tellement important qu'il peut nous empêcher de poser les bonnes questions.

La science de l’apprentissage se fonde sur la recherche sur le cerveau, les neurosciences, la psychologie cognitive, la génétique, l’informatique et les sciences de l’information, l’apprentissage autonome et l’intelligence artificielle. Elle est en concurrence avec les anciennes sciences pédagogiques et sciences de l’éducation.

Mettre l’apprentissage au premier plan revient à se concentrer sur les éléments constitutifs et les mécanismes fondamentaux de l’apprentissage, et voir quelles interventions favorisent ou entravent l’apprentissage. La science de l’apprentissage utilise des méthodologies de recherche rigoureuses, comparables aux sciences biomédicales et psychologiques.

L’enjeu est de donner la priorité à l’apprentissage. Nous nous concentrons sur les éléments fondamentaux, les mécanismes de l’apprentissage. Nous examinons les interventions, leur fonctionnement, la manière dont elles favorisent ou entravent l’apprentissage, à l’aide de méthodologies de recherche très rigoureuses, comparables aux domaines biomédical et psychologique.

La science de l’apprentissage ne révolutionne pas complètement notre compréhension fondamentale de l’apprentissage, il y a plus de continuité que de discontinuité. Un autre point important est qu’elle induit un changement de paradigme. Elle remplace progressivement le socioconstructivisme social tant que paradigme dominant et s’attaque aux nombreux mythes qui limitent la possibilité de progrès en éducation.

La vraie question est de savoir si nous sommes capables de corriger nos conceptions fondamentales de l’apprentissage, de tirer des conclusions pour le domaine de la recherche en éducation sur la manière d’intervenir dans les systèmes éducatifs.

Pour Tricot (2017), apprendre, c’est modifier une connaissance de façon durable. 

Pour Dehaene (2018), apprendre, c’est ajuster les paramètres de nos modèles mentaux ou schémas :
  • Toutes nos pensées sont le produit de l’activation de nos modèles internes.
  • Notre cerveau projette en permanence, sur le monde extérieur, des hypothèses et des interprétations. Nous donnons une signification au flux de données qui nous parvient de nos sens. 
  • En l’absence de modèles mentaux internes, ces entrées brutes resteraient impénétrables, en retour leur interprétation permet des ajustements, un apprentissage.




Mis à jour le 17/03/2023


Bibliographie


Dirk Van Damme—The Science of Learning: can it make learning more resilient against the risks of modern education?, ECER 2019, Hamburg https://www.youtube.com/watch?v=36Xrc_2OFnY&ab_channel=EERAedu

Marc Tucker, 2019, Education Research: Does the United States Have the Right Model? https://medium.com/@ctredecon/education-research-does-the-united-states-have-the-right-model-c4bf1a1309bf

Claudia Goldin, Lawrence F. Katz, 2008, The Race between Education and Technology, Harvard University Press

Stanislas Dehaene, Apprendre !, 2018, Odile Jacob

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