Voici la première partie d’une synthèse personnelle d’une conférence de Dirk Van Damme dans le cadre de l’European Educational Research Association (ECER 2019) à Hamburg.
Dirk Van Damme a été jusqu’à récemment professeur de sciences de l’éducation à la Ghent University et qui a occupé un poste de dirigeant à l’OECD dans le même domaine :
La recherche est un système de connaissances en concurrence avec d’autres
La recherche n’est que l’une des bases de connaissances dans le domaine de l’éducation. Elle se retrouve en concurrence avec d’autres systèmes de pensée et est régulièrement contestée par ceux-ci.
L’un des champs en concurrence est celui des pédagogies progressistes issues de l’Éducation nouvelle et baignées par le socioconstructivisme. Un deuxième champ d’influence est celui de la technopédagogie ou des compétences du XXIe siècle.
Un troisième champ en concurrence est celui de la politique et de ses différentes idéologies sous-jacentes elles-mêmes en concurrence. La politique constitue un réel système de connaissances propres. Le monde politique est animé par des idées qui sont souvent en désaccord avec celles qui émanent de la communauté des chercheurs.
Un risque auquel se confronte l’éducation fondée sur des données probantes est une possible tendance de certains au cherry picking. C’est l’idée dangereuse que les résultats d’une recherche seront d’autant plus mis en évidence et revendiqués qu’ils confirment ce que certains individus croient et défendent. A contrario, une mauvaise recherche ignorée ou rejetée sera celle qui est en désaccord avec ce que ces personnes pensent.
La recherche et son utilisation ne sont pas univoques. Nous y trouvons diverses sensibilités. C’est d’autant le cas plus qu’elle impose toujours une adaptation nécessaire à la réalité du terrain, au contexte des écoles et du quotidien des enseignants en classe. La subjectivité et l’expérience personnelle viennent toujours apporter un certain degré d’interprétation, de coloration et d’orientation.
Bien plus encore que dans le domaine de la santé, dans le contexte de l’éducation, la recherche rivalise avec de nombreux autres systèmes reconnus, légitimes, influents et puissants.
Les différents systèmes se retrouvent en concurrence pour influencer les directions privilégiées par l’éducation. La conséquence principale, et les évaluations internationales en sont une preuve, est que les directions prises au niveau politique ne se font pas nécessairement dans le sens de l’amélioration et du progrès.
Comme le dit Dirk Van Damme, la conséquence est que les systèmes éducatifs ne sont pas en bonne santé et souffrent souvent de problèmes systémiques.
Une situation en progrès pour l’influence de la recherche sur l’éducation
La recherche progresse. Des avancées prometteuses sont par exemple liées au développement de la science de l’apprentissage.
Malheureusement, ces progrès ne se traduisent pas encore en applications tangibles dans les systèmes éducatifs. Les systèmes éducatifs ne s’appuient que peu sur les connaissances scientifiques actuelles.
Il y a des frémissements : la diffusion de la recherche s’améliore et la demande s’accroit. Cependant, les systèmes éducatifs n’ont pas encore adopté pleinement des politiques et des pratiques fondées sur des données probantes.
Toutefois, actuellement, l’élaboration des politiques éducatives peut reposer davantage sur des données probantes qu’il y a dix ans, car :
- L’offre de données et de recherches de haute qualité sur l’éducation augmente.
- Les décideurs, les systèmes éducatifs et les parties prenantes réclament de plus en plus des politiques et des pratiques fondées sur des données probantes.
- Des systèmes éducatifs améliorent leur capacité de connaissance avec des départements ou des institutions spécifiques
Un rôle intéressant émerge ces dernières années, c’est celui d’institutions qui essaient d’apporter les connaissances issues de la recherche à la politique et à la pratique éducative. C’est le cas du Conseil scientifique de l’éducation nationale en France, de l’Education Endowment Foundation au Royaume-Uni ou d’ExCEL en Flandre.
La part de la recherche en éducation en comparaison avec le secteur des soins de santé
Nous pouvons partir du constat qu’il y a un nombre croissant de publications dans le domaine de la recherche en éducation, cependant leur part en rapport avec l’ensemble des recherches publiées tous domaines confondus diminue.
L’état de la recherche en éducation reste encore loin de celui du secteur médical. Le secteur de la santé a pu évoluer au cours des 30 à 40 dernières années vers un système réellement fondé sur des preuves. L’explosion de la recherche biomédicale a été utile pour assurer cette transition.
Les secteurs de la santé et de l’éducation ont à peu près de la même taille si nous les estimons en fonction des dépenses publiques. Celles-ci sont encore un peu plus grandes pour la santé.
Si nous regardons les différences dans le financement de la recherche, la différence devient frappante. Les budgets de recherche pour l’éducation ne représentent en moyenne qu’un septième du budget de recherche du secteur de la santé. Le budget de la recherche en éducation est marginal face à l’importance du secteur en matière de dépense.
Le risque de la faiblesse qualitative de la recherche en éducation
La faiblesse du financement de la recherche en éducation a également un impact sur sa qualité :
- Premièrement, nous sommes limités dans le type de méthodologies que nous pouvons utiliser.
- Deuxièmement, nous ne pouvons pas faire ce que font les chercheurs en santé. Il y a des questions éthiques propres à l’éducation.
- Troisièmement, la recherche en éducation rencontre un problème au niveau de la réplication et de la reproductibilité des résultats. Or la réplication est le principal moyen par lequel la science se développe et construit sa base de connaissances.
Selon Makel et Plicker (2014), seulement 0,13 % de tous les articles scientifiques sur l’éducation sont des réplications. En outre, les réplications ont moins de chances d’être concluantes lorsqu’il y avait une complète indépendance entre les chercheurs entre l’étude d’origine et sa réplication. Pour un domaine scientifique, c’est particulièrement faible ce qui soulève de sérieuses questions en matière de validité.
Une analyse de Wolf et ses collègues (2019) a porté sur 30 ans de recherche en éducation. Elle a révélé que lorsque le concepteur d’une intervention éducative menait ses propres recherches ou payait quelqu’un pour le faire, les résultats étaient généralement plus bénéfiques pour les élèves. Ils l’étaient moins lorsque la recherche était menée en toute indépendance. En moyenne, la recherche menée par le concepteur a montré des avantages — généralement des améliorations dans les résultats des tests — qui étaient 70 % plus élevés que ce que les études indépendantes ont trouvé.
Ce faible taux de réplication et ce trouble de validité des tailles d’effet entrainent une quatrième difficulté. Celle-ci est liée à la réalisation de méta-analyses et de méga-analyses en raison de la comparabilité des tailles d’effet. Nous pouvons évoquer la position de Robert Slavin sur les travaux de John Hattie à ce titre.
- Voir article : Ampleur d’effet, un indicateur statistique en éducation qui ne fait pas l’économie de la complexité !
Des paradigmes concurrentiels face à l’éducation fondée sur des données probantes
Certaines difficultés auxquelles l’éducation fondée sur des données probantes fait face viennent des paradigmes dominants comme le socioconstructivisme. De même, elle est contrée par l’influence des mythes et d’innovations éducatives comme celles appartenant à la conception de l’apprentissage centré sur l’élève ou à la technopédagogie.
Le socioconstructivisme a constitué à une époque une synthèse utile d’éléments issus du cognitivisme et des théories du comportement social. Il a vécu et il n’a pas été capable d’intégrer toute l’analyse critique qui a suivi et qui continue à s’accumuler. C’est toujours le paradigme dominant, mais il est simplement fondé sur des bases devenues très fragiles et falsifiées pour une grande part.
Il peut être séduisant de croire en des compétences affranchies des connaissances, aux bienfaits d’un apprentissage centré sur les besoins et désirs de l’élève, sur sa curiosité naturelle, sur créativité qu’il ne faut pas brider, etc. L’ennui est que beaucoup de ces idées intuitivement séduisantes se révèlent être de mythes, des malentendus ou des innovations qui recyclent des idées anciennes. Ces conceptions ont été progressivement déconstruites par la recherche critique.
Toutefois, certains de ces paradigmes semblent si dominants, si ancrés qu’ils empêchent de vraiment examiner la question de leur fondement et de considérer le résultat de certaines recherches.
À ces convictions idéologiques s’ajoutent beaucoup de préjugés, d’intérêts matériels, économiques ou de carrière, du copinage ou des biais cognitifs tels que l’aversion à la perte.
De déficits de compétences dans la formation des enseignants
L’enquête TALIS 2018 a visé à mettre en évidence le type de lacunes que les enseignants ressentent et signalent dans leurs compétences professionnelles
Le constat est que de nombreux enseignants ne se sentent pas suffisamment préparés pour remplir pleinement et efficacement toutes leurs fonctions. Ils estiment n’avoir pas tous les outils cognitifs et la palette de pratiques efficaces pour relever tous les défis qui peuvent se présenter en classe. Il y a apparemment un déficit et un besoin de connaissances dans certains domaines.
Pourtant les enseignants bénéficient d’une formation initiale et d’un développement professionnel régulier. De plus, l’accent est de plus en plus mis sur le travail collaboratif.
Là où le bât blesse, c’est que les résultats de la recherche fondée sur des données probantes ne sont pas considérés comme la principale source pour répondre à cette demande. Les enseignants ne sont pas informés des meilleurs modèles ni formés aux pratiques les plus efficaces mis en évidence par la recherche.
Distinguer une expertise éclairée par des données probantes et l’expérience de la pratique de terrain victime de biais cognitifs
Pour expliquer ces déficits ressentis, nous devons considérer que l’éducation compte de nombreuses ressources et systèmes de connaissances qui sont en concurrence et parfois en contradiction avec les résultats de la recherche. De fait, les enseignants sont parfois soumis à des discours contradictoires, ce qui est source de confusion.
Les résultats de la recherche ne sont pas toujours considérés comme la ressource de connaissances la plus importante, la plus pertinente ou la plus légitime.
C’est souvent une autre forme de recherche, orientée vers la pratique qui domine. Celle-ci s’affranchit des normes élevées de validité de la recherche scientifique. Elle se veut volontairement pratique, contextualisée et concrète. Elle possède dès lors une validité scientifique limitée, mais comme elle en rejette le modèle, elle trouve sa validité en elle-même sur des modes de pensée idéologique.
Le souci est que la recherche scientifique de haut niveau, méthodologique et bien développée, a été reléguée à l’arrière-plan.
Une seconde idée délicate est celle de penser qu’avec leur savoir professionnel acquis sur le terrain, les enseignants savent nécessairement mieux que les autres. L’expérience construirait à elle seule l’expertise. Des idées de bon sens, des connaissances tacites, des anecdotes sont ainsi transmises dans le cadre du travail collaboratif. Elles priment lors de la formation des enseignants.
Le danger avec ce fonctionnement est que n’importe qui peut se prétendre expert, sans devoir prouver la légitimité scientifique des contenus et concepts qu’il avance. Il est dès lors difficile pour l’éducation fondée sur des données probantes de pouvoir diffuser des résultats dans les meilleures conditions face à ces prétentions et autres idées concurrentes. Celles-ci ont pour origines des traditions, des croyances, des normes, des valeurs, des idéologies, des réseaux partisans ou d’opinions.
Walker et ses collègues (2019) ont mené une enquête auprès des enseignants au Royaume-Uni. Ils ont dû en arriver à la conclusion que les connaissances issues de la recherche n’ont qu’une faible influence sur l’éducation sur la prise de décision des enseignants par rapport aux autres sources. Les enseignants sont plus susceptibles de s’appuyer sur leur propre expérience que sur celle de leurs collègues lorsqu’ils prenaient des décisions concernant l’enseignement et l’apprentissage.
L’éducation est un système qui tend à chérir des croyances dépassées, comme le romantisme des idées de Jean-Jacques Rousseau qui n’ont jamais disparu de la recherche en éducation. Ces croyances pédagogiques, ces systèmes de valeurs et ces idées romantiques sont donc encore très puissants dans l’éducation.
Une autre dimension est l’aversion à la perte et la tendance au conformisme. L’éducation, par rapport à d’autres secteurs comme la santé, a une aversion à la perte. Les enseignants n’aiment pas prendre de risques.
Comme le suggère l’enquête TALIS (2013), si nous nous engageons dans de nouvelles approches informées par la recherche, cela ne va pas nous rendre populaires auprès de nos collègues, ni nous rendre la vie facile.
Mis à jour le 16/03/2023
Bibliographie
Dirk Van Damme—The Science of Learning: can it make learning more resilient against the risks of modern education?, ECER 2019, Hamburg https://www.youtube.com/watch?v=36Xrc_2OFnY&ab_channel=EERAedu
Makel MC, Plucker JA. Facts Are More Important Than Novelty: Replication in the Education Sciences. Educational Researcher. 2014; 43(6):304–316. doi:10.3102/0013189X14545513
Wolf, R., Morrison, J., Slavin, R. & Risman, K., Do Developer-Commissioned Evaluations Inflate Effect Sizes? Center for Research and Reform in Education, Johns Hopkins School of Education, 2019.
Matt Walker, Julie Nelson, and Sally Bradshaw with Chris Brown (University of Portsmouth), 2019, Teachers’ engagement with research: what do we know? A research briefing, NFER, https://educationendowmentfoundation.org.uk/public/files/Evaluation/Teachers_engagement_with_research_Research_Brief_JK.pdf
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