En tant qu’enseignant, il nous arrive de connaitre le nom de certains élèves sans jamais les avoir encore vus ou eus en classe. Leur réputation les précède. Ils sont sujets de conversations récurrentes en salle des profs et rarement pour des raisons positives.
Bon gré, mal gré, ils héritent d’une étiquette, car ils ont manifesté des problèmes de comportement épisodiques. Le danger inhérent à ces phénomènes est que des enseignants qui les découvrent dans leur classe l’année suivante risquent de ressentir une certaine appréhension à les côtoyer et à faire leur connaissance. L’étiquette fait que ces élèves ne partent plus d’une page blanche.
Comprendre l’impact des étiquettes posées sur les élèves
La théorie de l’étiquetage sociale est une théorie en sociologie. Elle postule que le concept de soi et le comportement des individus peuvent être influencés et en partie déterminés par les termes utilisés pour les décrire ou les classer.
La théorie de l’étiquetage est associée aux concepts de prophétie autoréalisatrice et de stéréotype. L’effet d’étiquetage, qui lui est relié, est un biais cognitif qui amène les individus à se conformer aux jugements qu’on leur colle. Toutes leurs actions ultérieures seront alors sous l’influence de ces jugements qu’on leur porte. Si ces jugements et leurs conséquences sont positifs, on parlera d’effet Pygmalion. Si ces jugements et leurs conséquences sont négatifs, on parlera d’effet Golem.
Dans le cadre scolaire, ces phénomènes peuvent conduire un élève à adopter le statut qui correspond à l’étiquette qui lui est accrochée et à agir en conséquence.
Un individu se construit une conception subjective de lui-même. Elle est influencée par les conceptions subjectives diverses portées sur lui par la communauté de personnes qui l’entoure.
L’image de soi d’un élève est pour une part socialement construite. Elle se déconstruit, évolue et se reconstruit au gré des interactions qu’il entretient au sein de la communauté scolaire.
L’étiquette se crée à partir de la manière dont les autres renvoient la perception de leurs attitudes, de leurs spécificités ou de leurs comportements. Chaque individu s’intéresse et prend conscience de la façon dont il est considéré par les autres. Ces observations sont intériorisées et influent sur son comportement.
Dans son livre « The Myth of Cultural Deprivation » en 1973, qui fait le bilan de ses recherches, Nell Keddie s’est penchée sur cette question. Elle explore comment les attentes des enseignants quant aux capacités respectives de chaque type d’élève, fondées sur une série d’expériences personnelles, sociales et professionnelles, influencent leur perception des élèves. En retour, la manière dont les différents types d’élèves vont se comporter en classe va tendre à confirmer les attentes et le comportement des enseignants.
Les risques liés à l’image du bon élève et de l’élève faible
Dans la vision sociologique de Nell Keddie, l’incapacité des élèves doués à remettre en question ce que nous leur enseignons à l’école est un facteur qui va contribuer dans une large mesure à leur réussite scolaire.
Selon cette chercheuse, les enseignants tendent à développer une vision idéalisée du bon élève. Cette figure du bon élève est basée sur des caractéristiques telles que l’engagement dans le travail scolaire, l’acceptation de l’autorité de l’enseignant et la réussite scolaire.
À l’opposé, les élèves plus faibles tendent à être associés des descriptions tels que perturbateurs, en échec ou manque d’intérêt. Ces perceptions peuvent influencer la manière dont les enseignants interagissent avec les élèves étiquetés dans ces catégories.
Prendre conscience de cette tendance naturelle est nécessaire pour passer au-delà et chercher à la compenser. Ces phénomènes montrent toute l’importance à accorder à la relation et aux interactions que les enseignants établissent avec leurs élèves dans la création de l’image de soi scolaire de ces derniers.
L’école n’agit pas de manière neutre face à des élèves ayant des capacités et des qualités différentes, elle influe activement sur leur éducation, sur leur développement personnel et l’expression de leur potentiel.
Cette question de l’étiquetage est également une des raisons pour lesquelles il vaut mieux préférer des classes hétérogènes à des classes homogènes. Les classes homogènes sont susceptibles d’accentuer et pérenniser les résultats scolaires et le développement de sous-cultures d’élèves d’une classe à l’autre. Des changements introduits pour étendre la diversité et l’égalité des élèves peuvent contribuer à réduire les effets négatifs potentiels de l’étiquetage.
Le risque lié à l’image de l’élève perturbateur
Le risque lié à l’étiquetage est qu’un élève réputé difficile peut continuer à poser problème, non pas uniquement dans la continuité de ses actes passés, mais également simplement par l’antécédent que crée son étiquète négative.
Étant donné qu’il est attendu et anticipé qu’il se comportera mal, l’enseignant peut exprimer des facteurs antécédents qui peuvent augmenter la probabilité que le comportement problématique soit exprimé. Développant un a priori négatif, un enseignant est susceptible d’enclencher malgré lui le mauvais comportement de l’élève.
Dans certains cas, l’étiquette d’élève difficile peut devenir une forme de stigmatisation qui modifie l’image de soi et influence son identité sociale. Paradoxalement, continuer à mal se comporter lui permet de garder la face. C’est dans cette logique-là que certaines écoles renvoient des élèves ou interdisent leur réinscription. En redémarrant d’une autre école, certains élèves sont susceptibles de profiter de la disparition de leur étiquette et repartent d’une page blanche.
Cette réaction de rejet, d’étiquetage et l’optique essentiellement répressive qui en découlent sont susceptibles de déclencher des phénomènes systémiques. En 1967, dans son livre « Social Relations in Secondary School », David H Hargreaves, a montré qu’au Royaume-Uni, les élèves décrits comme des fauteurs de troubles se retrouvaient généralement au fur et à mesure rassemblés. Ils étaient généralement regroupés dans des classes de niveau plus faible ou dans les filières moins valorisées. Pour préserver leur image de soi, ces élèves tendent à graviter vers des pairs catalogués de manière semblable, formant peu à peu des groupes fomenteurs de perturbations de plus haut niveau. Ce phénomène s’accompagne d’un effet amplificateur et nombre d’élèves qui présentent un trouble du comportement peuvent s’en retrouver victimes.
Le risque lié à l’étiquetage des troubles de l’apprentissage
Dans le cadre scolaire, l’étiquetage va plus loin que la simple notion d’élève au comportement difficile.
Il se retrouve également malgré lui associé à un certain nombre de troubles couramment diagnostiqués tels que l’autisme, la dyslexie, la dyscalculie et le TDAH. Mettre un nom sur le trouble s’établit en fonction des symptômes correspondant à un modèle médical qui ouvre la piste d’interventions de soutien à l’échelle de l’école.
Le risque est qu’à ce diagnostic posé par un professionnel vient se superposer une étiquette socialement construite dans le cadre scolaire. Elle risque de définir l’enfant d’une manière qui nie ses caractéristiques individuelles. Ces élèves risquent de se retrouver dans certaines catégories réductrices, qui pourraient correspondre à des attentions scolaires particulières amoindries qui y sont directement liées. D’une certaine façon, ils courent le risque de se voir affublés de stéréotypes.
Les interactions qui s’ensuivent pourraient être basées sur cette étiquette. L’enseignant qui pose cette étiquette s’attend à certains comportements typiques et l’élève concerné sait que ces comportements sont attendus de sa part. Il risque de baisser ses attentes en fonction de cette étiquette. Cela risque d’affecter en retour l’image que l’élève a de lui-même qui pourrait tendre à se conformer à cette étiquette.
Une approche de types réponse à l’intervention permet d’éviter ce type de risque. Elle propose des interventions universelles efficaces pour tous et en différenciant par la suite au départ des difficultés scolaires identifiées à l’échelle de l’individu et non présupposées par un diagnostic.
Le risque global lié aux étiquettes
Le danger principal derrière les étiquettes est de définir anticipativement une élève uniquement par sure base de difficulté d’apprentissage ou de comportements qui sont spécifiques et présupposés. Nous courons le risque d’occulter de nombreuses qualités autres que la condition décrite par une étiquette parfois réductrice.
Il peut être nécessaire d’appliquer un label afin de garantir un soutien à un élève qui éprouve des difficultés au sein d’un système éducatif. Cependant, l’application de ce label peut conduire à des suppositions sur l’enfant qui pourraient être inutiles dans un sens plus large. De quelle manière soutenir l’élève pour l’aider à progresser et à dépasser ses difficultés ? La vraie question est là.
Le risque est que lorsqu’un élève est défini par une liste de déficits, cela peut entraîner une spirale négative. Les faibles attentes comportementales ou scolaires des enseignants sont susceptibles d’être psychologiquement internalisées par ces élèves. Ils risquent de refléter ensuite ces attentes réduites des adultes dans une prophétie qui se réalise d’elle-même. Les enfants concernés peuvent développer une mauvaise estime de soi, être démotivés sur le plan scolaire et potentiellement perturber la classe. Le danger est que cela renforce en retour la perception qu’ont les adultes de leurs déficiences.
Prendre conscience du risque lié aux étiquettes
En tant qu’enseignants nous devons être conscients des conséquences négatives potentielles liées à l’usage d’étiquettes.
Les perceptions que les enseignants apportent en classe sur les élèves peuvent influencer leur approche de l’enseignement et leur relation avec eux. Nous avons tous une histoire et un héritage personnels qui peuvent, ou non, rencontrer les antécédents de leurs élèves.
Quel que soit notre vécu personnel, nous avons le devoir moral de reconnaître l’impact possible de nos opinions, de nos intuitions et de nos préjugés si nous voulons créer un climat propice qui favorise l’apprentissage.
Au-delà des enseignants, la culture scolaire et les valeurs sur lesquelles elle repose peuvent contribuer à encourager, ou à endiguer la pose d’étiquettes qui pourraient se révéler préjudiciables à certaines catégories d’élèves.
Développer un regard positif inconditionnel dans un contexte scolaire
Le regard positif inconditionnel est un concept développé par le psychologue humaniste Carl Rogers (1902-1987). Il représente l’acceptation et le soutien de base d’une personne indépendamment de ce qu’elle dit ou fait. Le concept a été développé dans le contexte d’une thérapie centrée sur le client, mais il est interprétable également dans le cadre de la relation liée à l’apprentissage entre un enseignant et un élève.
L’hypothèse centrale de cette approche est que l’individu dispose en lui de vastes ressources pour se comprendre, pour modifier son concept de soi, ses attitudes et son comportement autonome. Ces ressources peuvent être exploitées seulement si un climat définissable par des attitudes psychologiques facilitatrices peut être créé..
Carl Rogers a estimé que le regard positif inconditionnel est essentiel pour le développement sain d’une personne. Par définition, il est essentiel, dans toute relation d’aide, d’avoir une anticipation du changement envisageable. Dans la relation de conseil de l’enseignant vers l’élève, cette anticipation se présente comme un espoir, une orientation, un guidage vers l’identification d’objectifs personnels de l’élève. L’enseignant doit se montrer comme un vecteur de l’optimisme que quelque chose de bon et de positif peut se développer afin d’apporter un changement constructif chez l’élève lié à ses apprentissages ou à son comportement.
Ainsi, un regard positif inconditionnel signifie que l’enseignant a et montre une acceptation globale de l’élève en mettant de côté ses propres opinions et préjugés personnels. Le principal facteur de l’estime positive inconditionnelle est la capacité à isoler les comportements de l’individu qui les manifeste. Nous nous trouvons alors à l’exact opposé de la pose d’étiquettes.
Une première spécificité de la relation entre enseignant et élèves est qu’elle est placée dans un cadre défini par l’école qui oriente vers des objectifs d’apprentissage. Tout cela définit un ensemble de paramètres qui offre une cadre dans lequel un regard positif peut se poser.
Ce regard positif peut aider à prendre une distance face aux étiquettes qui tendent à figer les élèves alors qu’ils sont en plein développement personnel. Les valeurs professionnelles peuvent aider à prendre de la distance face aux opinions subjectives et les préjugés dans la relation pédagogique et offrent une direction. En ce sens, l’enseignant porte un regard positif conditionnel, car influencé et guidé son propre vécu et sa capacité d’influence propre identifiée comme l’effet enseignant.
Une deuxième spécificité est que la relation pédagogique doit être posée dans un cadre. L’enseignant ne peut développer le type d’attitudes attendues que s’il connait ses élèves. Mais il y a des limites. Dans des relations plus profondes et plus significatives, il est possible de montrer un regard positif inconditionnel à une autre personne. Il est moins aisé de le faire dans des relations peu profondes et moins significatives où les deux personnes ne se connaissent pas pleinement comme c’est le cas dans le cadre scolaire. Selon Ruth Sanford, 1984, le regard positif inconditionnel n’est pas un concept du tout ou rien. Il s’inscrit plutôt dans un continuum entre les relations à court terme et les relations personnelles plus profondes à long terme.
Une troisième spécificité est que ce regard positif inconditionnel doit passer à travers les attitudes professionnelles de l’enseignant et correspondre aux valeurs et à la culture de l’établissement concerné et aux missions de l’école.
Considérer tous nos élèves sous cet angle peut nous permettre d’éviter certains effets néfastes potentiellement liés à l’étiquetage et d’être attentifs à notre responsabilité professionnelle.
Mis à jour le 24/05/2023
Bibliographie
David Armstrong, Julian Elliott, Fiona Hallett and Graham Hallett, Understanding Child & Adolescent Behaviour in the Classroom, 2016, Cambridge
Hargreaves, D.H. (1967) Social Relations in Secondary School. Routledge and Kegan Paul, London.
Nell Keddie, The Myth of Cultural Deprivation, Penguin Books, 1973
Unconditional positive regard, https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Unconditional_positive_regard&oldid=971927468 (last visited Nov. 23, 2020).
Ruth Sanford, 1984. Unconditional positive regard: A misunderstood way of being http://ruthsanford.tripod.com/uprmwb.htm
Théorie de l'étiquetage. (2024, octobre 6). Wikipédia, l'encyclopédie libre. Page consultée le 13:04, octobre 6, 2024 à partir de http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Th%C3%A9orie_de_l%27%C3%A9tiquetage&oldid=219214153.
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