dimanche 8 avril 2018

Qu'est-ce que l'esprit critique ?

Un des objectifs clés essentiels de l’éducation est de développer et promouvoir l’esprit critique parmi les élèves. Mais Qu’est-ce que l’esprit critique ? Quelles sont ses spécificités ?



(photographie : Jose de Almeida)



L'importance de l'esprit critique en éducation


Le développement des habiletés de l’esprit critique ou de la pensée est l’un des principaux objectifs de l’éducation. Son importance ne fait que croitre dans un monde de plus en plus technologique et incertain. Il suffit de penser à la controverse sur la vaccination, à l’immobilisme face au changement climatique, plus largement à la désinformation sur les réseaux sociaux, de même qu'à la robotisation industrielle et à l’intelligence artificielle.

Toutes ces transformations rendent plus fondamentale encore une capacité de prise de recul accrue et ne font qu’augmenter l’importance du raisonnement.

Les compétences liées à la citoyenneté dans une perspective démocratique dépendent de la capacité de chacun à penser de façon critique. Cet esprit critique permet de porter des jugements éclairés, mûrs et réfléchis.

Les parents qui peuvent réfléchir aux défis de l’éducation de leurs enfants et qui agissent en conséquence ont de meilleures chances de soutenir leur développement professionnel futur.

À un niveau sociétal, une démocratie est composée de citoyens qui doivent pouvoir penser par eux-mêmes sur la base de preuves et d’analyses, plutôt que d’émotions, de croyances, de préjugés ou de dogmes. C’est un atout qui construit et perpétue la démocratie.

Néanmoins, il s’agit dans le domaine éducatif de ne pas céder à la précipitation ni de mettre la charrue avant les bœufs.

Cet article s’intéresse aux caractéristiques et propriétés de l’esprit critique.



Quatre conditions nécessaires à l’exercice de l’esprit critique


Comme l’énonce Daniel T. Willingham (2010), la pensée ou l’engagement dans la réflexion se manifestent chez un élève quand il traite et combine des informations de façon nouvelle. 

Cette capacité va dépendre de la présence de quatre conditions :
  1. Des informations nouvelles :
    • Elles sont obtenues dans notre environnement (par exemple par le biais de l’enseignement), ou sont le fruit de notre imagination.
  2. Des connaissances préalables en lien
    • Nous possédons des connaissances factuelles ou des règles dans le domaine concerné, qui sont encodées, disponibles et activées en mémoire à long terme.
  3. Des compétences spécifiques :
    • Nous possédons un savoir-faire dans le domaine, c’est-à-dire des procédures qui sont automatisées et mobilisables à partir de la mémoire à long terme.
  4. De l’espace disponible en mémoire de travail : 
    • La charge cognitive doit être maintenue à un niveau qui permet le traitement lié à la réflexion. Celui-ci va traiter les connaissances nouvelles en mobilisant les connaissances préalables.
Si un de ces éléments vient à manquer, l’exercice de l’esprit critique ne va probablement pas aboutir. 

Lorsque nous n’avons pas de compétences et de connaissances dans un domaine, il est difficile d’y exercer notre esprit critique avec pertinence. 

De plus, si notre mémoire de travail est saturée d’informations nouvelles, il ne sera pas possible d’effectuer un traitement efficace de celle-ci et de s’engager dans une réflexion critique.




Caractéristiques et définition de l'esprit critique


L'esprit critique possède différentes caractéristiques importantes et il est intéressant de la définir exhaustivement. 


Caractéristiques de l’esprit critique


L’esprit critique consiste à être :
  • Capable d’aborder sous plusieurs angles une même question
  • Ouvert à une remise en cause de ce qui est présenté ou de ce que nous considérons comme vrai
  • Capable de décoder un énoncé pour élaborer dans un second temps une réponse rationnelle
  • Capable de délivrer des hypothèses, de poser une question pertinente, de déduire et inférer des conclusions à partir de faits disponibles
  • Capable de résoudre des problèmes
L’esprit critique a trois caractéristiques qui lui donnent sa valeur :
  1. L’efficacité : 
    • Les résultats fournis par l’esprit critique doivent être valides et utiles
    • Sa production doit répondre notamment aux critères suivants :
      • Être logique
      • Se baser sur la recherche de preuves étayant les allégations
      • Considérer les deux côtés d’une question
      • Ne pas énoncer de vérité sans fondement
      • Ne pas laisser l’émotion interférer avec la raison
  2. La nouveauté :
    • L’esprit critique doit pouvoir s’appliquer à ces contextes neufs. 
    • Il n'est pas suffisant de se souvenir d’une situation similaire pour se guider ou d’appliquer en mode automatique une procédure type.
  3. L’autonomie : 
    • L'esprit critique doit pouvoir s’exercer sans aides ou supports extérieurs dans la prise de décision. 
    • Nous ne devons pas simplement exécuter des instructions données par quelqu’un d’autre.


Une définition de l’esprit critique


L’American Philosophical Association (APA, 1990) a proposé une définition intéressante et exhaustive de l’esprit critique dont voici une traduction :

L’esprit critique est considéré comme : 
  • Un jugement délibéré et autorégulateur 
  • Qui aboutit à une interprétation, une analyse, une évaluation et des inférences
  • Ainsi qu’à l’explication des considérations (en matière de preuves, de concepts, de méthodologie, de critères ou de contexte) sur lesquelles ce jugement est fondé.
Une personne qui fait preuve d'esprit critique idéal est habituellement curieuse, bien informée, confiante dans la raison, ouverte d’esprit, souple, équitable dans l’évaluation, honnête face aux préjugés personnels, prudente dans ses jugements, prête à reconsidérer et persévrante dans ses recherches. Les résultats qu’elle atteint sont aussi précis que le permettent le sujet et les circonstances de la recherche.

L’APA a proposé également une liste de compétences et d’habiletés en matière d’esprit critique des plus intéressantes  :

Habiletés et compétences cognitives :
  • Interprétation : catégorisation, décodage de l’importance, clarification du sens
  • Analyse : examen des idées, identification des arguments, analyse des arguments
  • Évaluation : évaluer les assertions et les arguments
  • Inférence : interroger les données probantes, formuler des hypothèses alternatives, tirer des conclusions
  • Explication : énoncer les résultats, justifier les procédures, présenter des arguments
  • Autorégulation : autoexamen, autocorrection
Approches des questions, problèmes ou problématiques spécifiques :
  • Clarté dans l’énoncé de la question ou du sujet
  • Ordre dans le travail, en lien avec la complexité
  • Assiduité dans la recherche d’informations pertinentes
  • Pertinence dans la sélection et l’application des critères
  • Centrage et maintien de l’attention sur le problème à résoudre
  • Persistance malgré les difficultés rencontrées
  • Précision selon le degré permis par le sujet et les circonstances
Approches de la vie en général : 
  • Curiosité à l’égard d’un large éventail de questions
  • Souci d’être, de devenir et de rester bien informé en général
  • Vigilance face aux opportunités de mobilisation de l’esprit critique
  • Confiance dans les processus d’investigation raisonnée
  • Confiance en sa propre capacité à raisonner
  • Ouverture d’esprit à l’égard des alternatives et des opinions
  • Compréhension de l’opinion des autres personnes
  • Impartialité dans l’évaluation du raisonnement
  • Honnêteté face à ses propres visions divergentes du monde
  • Flexibilité dans la prise en compte des préjugés, des biais, des stéréotypes, des tendances égocentriques ou centrées sur la vie sociale
  • Prudence dans la suspension, le prononcé ou la modification des jugements
  • Volonté de reconsidérer et de réviser les points de vue lorsqu’une réflexion honnête suggère que le changement est justifié
Face à cette définition, un certain nombre d’objections possibles à cette conception de l’esprit critique ont été émises par d’autres chercheurs :
  • L’intuition, l’émotion et l’imagination peuvent également jouer un rôle dans l’esprit critique
  • L’esprit critique est également une pratique sociale et pas seulement une somme de compétences inculquées à des individus.



Implication de la distinction système 1/système 2 pour l'esprit critique


Importance du système 2/froid pour l'esprit critique


Lorsque l'on considère l'esprit critique, il est important de faire également le lien avec les modèles de système 1 ou 2 de Kahneman (2012) et de l'équivalent système chaud ou froid de Metcalfe et Mischel (1999).

Le système 2/froid nous est indispensable lorsque nous exerçons notre esprit critique.

L’exercice de l’esprit critique demande à la fois :
  • De la vigilance pour basculer vers le système 2/système froid qui demande une plus grande consommation d’énergie et ne peut donc être mobilisé en permanence.
  • La capacité de déceler, grâce à notre attention, des indices dans notre environnement qui vont activer des habiletés de l’esprit critique.
Il ne semble pas qu’un des deux principes soit réellement dominant :
  • Un stimulus extérieur suffisamment saillant peut déclencher l’esprit critique alors même que l’esprit est en mode automatique avec des pensées intuitives. 
  • Dans d’autres situations, il est un prérequis que l’esprit soit en système 2/système froid pour déclencher une habileté de l’esprit critique face à un stimulus peu saillant. Par exemple, pour repérer une faute d’orthographe ou une erreur de logique non d’emblée évidente dans un texte, il faut que l’attention soit correctement focalisée. 
L’enjeu de l’esprit critique serait d’entraîner les élèves à l’exercer plus souvent et plus spontanément, alimenter un appétit pour le travail cognitif plutôt que pour la facilité. 

Nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette propension dépend de la personnalité. De plus, si les élèves la mobilisent encore faut-il dans un second temps qu’ils la mobilisent efficacement. Si leur raisonnement est erroné, illogique ou superficiel, alors tout bénéfice s’évanouit.





Perspective à long terme pour l'enseignement de l'esprit critique 


Si les démarches d’esprit critique ont été convenablement enseignées, il n’y a pas de raison de penser qu’elles ne puissent être évaluées de la même manière avec succès.

Un autre obstacle propre à l’exécution de l’esprit critique est qu’il demande de déjouer la façon dont l’esprit humain fonctionne intuitivement :
  • Une démarche superficielle est un processus spontané (système 1/chaud)
  • Une pensée profonde et critique est enclenchée consciemment (système 2/froid). 
L'acquisition de cette compétence demande de la pratique délibérée et distribuée dans le cadre d'une association entre enseignement, évaluation et apprentissage.

Le développement de l’esprit critique est une démarche à long terme et de longue haleine pour nos élèves. Son apprentissage doit s’envisager de cette manière, à la fois au niveau de l’enseignement et de celui de son évaluation. La patience et la persévérance en sont deux éléments clés. L'enjeu est qu'il deviennent naturel pour un élève de mobiliser et d'exercer son esprit critique dans toute une variété de contexte. Si ce processus devient une habitude, la basculement du système 1/ chaud vers le système 2/froid devient plus aisé et spontané.



Un esprit critique dépendant de son contexte


L’esprit critique est-il une compétence indépendante du contexte où elle s’applique ?

La recherche en sciences cognitives apporte une réponse essentiellement négative à cette question. L’esprit critique n’a pas certaines caractéristiques normalement associées aux compétences générales — en particulier le fait d’être capable d’utiliser cette compétence à n’importe quel moment avec efficacité.

Du point de vue cognitif, les activités mentales sont de trois types :
 
  1. Le raisonnement
  2. La prise de décisions et de jugements
  3. La résolution de problèmes

L’esprit critique va puiser dans ces trois types de pensée et n’est pas une action entièrement isolable :

  • Tout processus d’esprit critique se base sur des habiletés et la compréhension de concepts qui n’en font pas strictement partie, mais la conditionnent.
  • Nous ne pouvons pas raisonner sans concepts, ni prendre une décision sans faire appel à des connaissances.
  • De même, la résolution de problèmes demande de décoder un contexte pour y transférer des concepts auxquels sont liées des habilités.

L’esprit critique n’est pas un ensemble de compétences générales indépendantes de tout contexte. Elle ne peut être développée de manière générale pour s’appliquer ensuite dans n’importe quel contexte. Elle doit être développée dans de multiples contextes spécifiques et concrets. Certaines de ses composantes sont générales, mais vont continuer à dépendre de connaissances localisées dans le contexte où nous voulons l’appliquer.



En conclusion


D'un côté, l'esprit critique est un type de pensée complexe dans laquelle même des enfants de trois ans peuvent s’engager avec succès alors que même les scientifiques formés peuvent échouer. 

Tout dépend essentiellement de la connaissance et de la pratique que nous possédons du domaine où il doit s'exercer. L’esprit critique est une habilité spécifique et dépendante du domaine de connaissance où elle s’applique. Il est par conséquent difficilement transférable.





Mis à jour le 13/09/21

Bibliographie


Daniel T. Willingham, 2007. Critical Thinking: Why Is It So Hard to Teach? American Educator, 31, 8–19

Daniel T. Willingham, 2019, How to Teach Critical Thinking. A paper commissioned by the NSW Department of Education

Abrami, Philip C. et al., “Instructional interventions affecting critical thinking skills and dispositions: A stage 1 meta-analysis”, Review of Educational Research, vol. 78, no 4, 2008, p. 1102–1134.

Abrami, Philip. C. et al., “Strategies for teaching students to think critically: A meta-analysis”, Review of Educational Research, vol. 85, no 2, 2015, p. 275–314

Richard, Mario (2016). L’éducation aux médias à la lumière des données probantes. In Landry, Normand, & Letellier, Anne-Sophie (Ed.), L'éducation aux médias à l'ère numérique : entre fondations et renouvellement. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Paramètres ».

Daniel T. Willingham, Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école !, La Libraire des écoles, 2010

Metcalfe, J., & Mischel, W. (1999). A hot/cool-system analysis of delay of gratification: Dynamics of willpower. Psychological Review, 106(1), 3–19. https://doi.org/10.1037/0033-295X.106.1.3

Kahneman, D. (2012) Système 2/Système 2 : les deux vitesses de la pensée. Flammarion, coll. « Essais »

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