samedi 15 mars 2025

Spécificités liées aux apprentissages scolaires

Les connaissances scolaires ne s’apprennent pas comme on apprend à marcher et à parler sa langue maternelle. Si tout le monde s’accorde sur les finalités de l’enseignement, la manière de les atteindre n’atteint pas le même niveau de consensus. Exploration de la question autour du livre de Tim Surma et ses collègues (2025). 


(Photographie : zero-likes)





Une compréhension des deux types de connaissances et d’apprentissage en lien 


Pour comprendre où se situe la connaissance dans la cognition humaine, nous devons nous pencher sur notre architecture cognitive. 

Plus loin encore, nous devons nous intéresser à l’évolution de notre espèce. Dans le cadre de la psychologie évolutionniste de l’éducation, Geary & Berch (2016) distinguent les connaissances biologiques primaires et secondaires.

Les connaissances biologiques primaires sont acquises sans effort grâce à notre évolution au cours de nombreux millénaires. Ces connaissances regroupent le fait de parler notre langue maternelle, de reconnaître les expressions faciales et les signaux physiques, ou encore de comprendre la relation entre une pente et les objets qui tendent à la descendre. On parle à leur propos d’apprentissage adaptatif.

En revanche, une deuxième catégorie est constituée de connaissances de nature plus récente. Ce n’est que depuis quelques centaines, voire quelques milliers d’années, que la plupart des gens dans quelques sociétés ont développé de nouveaux apprentissages. Ceux-ci concernent la lecture, l’écriture, la résolution de problèmes algébriques, ou la participation à des discussions sur des phénomènes géographiques, scientifiques, politiques, culturels et historiques. Cette catégorie de connaissances est connue sous le nom de connaissances secondaires d’un point de vue biologique. On parle à leur propos d’apprentissage scolaire.

Nous avons développé une capacité innée à acquérir apparemment sans effort la première catégorie que forment les connaissances biologiques primaires. Sans la plupart de ces connaissances, une personne ne pourrait pas vivre assez longtemps pour procréer. Toutefois, nous ne disposons pas d’un mécanisme naturel nous permettant d’assimiler tout aussi facilement la deuxième catégorie, plus culturelle, par la simple exposition, c’est-à-dire celle des connaissances biologiques secondaires. 

La seconde catégorie doit être enseignée consciemment et apprise avec effort, en s’appuyant sur les connaissances biologiques primaires, tout en étant distincte de celles-ci. Les écoles ont été créées pour transmettre essentiellement ces connaissances biologiques secondaires qui sont rarement acquises spontanément, car elles sont vitales pour fonctionner dans les sociétés contemporaines.

Lorsque nous parlons de connaissances dans les systèmes éducatifs, nous nous référons principalement aux connaissances biologiques secondaires.



Des missions de l’enseignement au moyen de les enseigner


Dans le domaine de l’éducation, nous avons tous un objectif commun : 
  • Nous voulons que les élèves à qui nous enseignons et que nous guidons pendant leurs années de formation réfléchissent profondément à ce qu’ils apprennent. 
  • Nous voulons qu’ils soient capables d’aller au-delà de leurs expériences actuelles et qu’ils acquièrent une compréhension approfondie du monde. 
  • Nous voulons leur permettre de s’épanouir et de trouver leur voie dans la vie, longtemps après la fin de leur éducation formelle. 
  • Nous voulons qu’ils soient capables de faire preuve d’esprit critique, de collaborer, de résoudre des problèmes, d’être créatifs, de lire pour comprendre et d’accomplir de nombreuses autres tâches complexes. 
Il n’existe pas un large consensus sur la manière de développer par l’enseignement les missions de l’enseignement.



L’impasse d’un accent sur les compétences générales


Il existe une réponse évidente aux missions de l’enseignement et à la visée de compétences complexes telles que l’esprit critique, la créativité, la collaboration ou la résolution de problèmes. Elle serait d’inclure ces objectifs dans le programme scolaire et de les enseigner de manière générale. 

Elle correspond à une tendance à encourager l’acquisition de compétences en mettant l’accent sur des aptitudes et des compétences générales. Celles-ci regroupent la résolution de problèmes, la compréhension de la lecture, la collaboration, la communication avec les autres, etc. (Priestley & Biesta, 2013). Ces tendances ont minimisé l’importance des connaissances dans les programmes scolaires (Rata, 2012 ; Wheelahan, 2010 ; Young, 2007). Cela a mené à les considérer soit comme non pertinentes, soit comme quelque chose qui peut être appris par la pratique de ces aptitudes et compétences générales. 

Cette tendance s’accompagne (Priestley & Sinnema, 2014) : 
  • D’une réduction de la spécificité du contenu des programmes d’études (et donc l’acquisition de connaissances spécifiques à un domaine).
  • D’une diminution de l’accent mis sur l’importance des connaissances par rapport aux aptitudes et compétences générales. 
La baisse continue des résultats en compréhension de la lecture, ainsi qu’en sciences et, plus récemment, en mathématiques dans plusieurs pays de l’OCDE (OECD, 2023) a démontré l’impasse de cette direction.

Le constat est que cette stratégie, qui consiste à enseigner simplement aux enfants comment « penser en profondeur », ne fonctionne pas.



L’intérêt d’un accent sur les connaissances spécifiques


La baisse continue des résultats en compréhension de la lecture, ainsi qu’en sciences et, plus récemment, en mathématiques dans plusieurs pays de l’OCDE (OECD, 2023) est interpellante. Elle a mis en évidence la nécessité de mettre à nouveau l’accent sur les connaissances en tant que fondement nécessaire à l’enseignement et à l’acquisition de compétences cognitives complexes.

L’importance des connaissances disciplinaires ou spécifiques à une matière est désormais considérée comme une base cruciale pour l’égalité des chances (OECD, 2019). Auparavant, l’OCDE donnait la priorité aux aptitudes et compétences générales (Hughson & Wood, 2022). 

Les réalistes sociaux (Barrett, 2024), les théoriciens sociologiques qui ont succédé aux penseurs constructivistes (Rata, 2024) et plusieurs psychologues cognitifs s’accordent aujourd’hui sur le même constat. Il apparait qu’un programme d’études riche en connaissances spécifiques à un domaine est crucial si l’on espère offrir des opportunités équitables à tous. 

En accord avec les idées d’E. D. Hirsch (2016), il apparait que le fait de se concentrer sur une connaissance riche et large en contenu garantit que tous les élèves, quel que soit leur milieu, ont un accès égal à un ensemble de connaissances fondamentales. Cela permet en retour d’atténuer les disparités et de promouvoir une expérience éducative plus inclusive. 

Divers systèmes éducatifs réévaluent le rôle de la connaissance dans leurs programmes. Un nombre croissant de publications universitaires et non universitaires soulignent le rôle de la connaissance dans la promotion de l’équité, de l’unité et du progrès au sein d’une société moderne. 

Les connaissances sont essentielles à la réalisation de compétences cognitives complexes comme : 
  • L’esprit critique : on pense de manière critique à quelque chose.
  • La résolution de problèmes : on résout des problèmes dans quelque chose.
  • La compréhension de la lecture : on comprend quelque chose d’écrit sur quelque chose.
Plus la base de connaissances d’une personne est solide, plus ces compétences cognitives complexes sont acquises et peuvent être mises en œuvre de manière fluide et efficace. 



L’importance d’un langage et de connaissances partagées


La connaissance joue un rôle prépondérant dans notre façon d’apprendre, de penser, de lire, de comprendre et de résoudre les problèmes. Des idées issues de la psychologie cognitive et éducative, de la sociologie et de l’étude des programmes scolaires étayent un renouveau des connaissances dans le domaine de l’éducation. 

Ce que nous savons détermine ce que nous voyons (Kirschner, 1991). 

La connaissance engendre la connaissance. Plus la base de connaissances d’une personne est étendue en matière de largeur et de profondeur, plus il est facile d’acquérir de nouvelles connaissances et de s’en souvenir (Alexander et coll., 1994 ; Ausubel, 1968 ; Shapiro, 2004).

Comme l’écrit Hirsch (2025), la transmission de connaissances spécifiques visées lors des premières années d’enseignement, de « connaissances partagées » est importante. L’objectif est de viser des niveaux élevés de compétence des citoyens et des niveaux élevés d’égalité et d’équité. 

L’approche de la connaissance partagée est une voie essentielle vers l’équité dans une démocratie, et vers le développement des compétences cognitives complexes exigées par la modernité.

La possession et l’utilisation de la connaissance en contexte authentique impliquent souvent une transaction linguistique. Celle-ci exige une connaissance de base silencieusement partagée entre l’enseignant et l’élève. La langue est le moyen par lequel les humains coordonnent des connaissances partagées pour créer des nations et atteindre des objectifs communs. 

Il y a un sens à relier le terme « connaissances » au terme « partagées ». Les connaissances sont fixées dans nos esprits et communiquées à d’autres de génération en génération grâce à un langage partagé, qui dépend lui-même des connaissances partagées.

Cette capacité n’est pas neutre. L’espèce humaine a prospéré par rapport à d’autres espèces au cours de l’évolution, comme l’a expliqué la psychologie évolutionniste, parce que le partage des connaissances est lié au partage du langage. Ce partage du langage permet à un groupe humain de se transformer en un groupe capable de vaincre et de manger des créatures de grande taille.

Comme l’écrit le psychologue évolutionniste Joseph Henrich : 
La disparition de nombreuses espèces de mégafaune coïncide étrangement avec l’arrivée de l’homme sur différents continents et grandes îles. Par exemple, avant que nous n’apparaissions en Australie il y a environ 60 000 ans, le continent abritait une ménagerie de grands animaux. Il y avait des wombats de deux tonnes, d’immenses lézards mangeurs de viande et des lions marsupiaux de la taille d’un léopard. Ces espèces, ainsi que 55 autres espèces de mégafaune, se sont éteintes après notre arrivée, entraînant la perte de 88 % des grands vertébrés d’Australie. 
Ces lézards et ces lions marsupiaux étaient de potentiels prédateurs pour l’homme. Le principe de coopération fondé sur le langage et le partage des connaissances est source de force. Il s’est pleinement réalisé dans le développement de la scolarisation des enfants rendue nécessaire par un savoir cumulatif traduit par l’intermédiaire du langage. 

Selon Michael Tomasello, autre psychologue évolutionniste, l’évolution culturelle cumulative a lieu lorsque les inventions d’un groupe culturel sont transmises aux jeunes avec fidélité. Cette fidélité fait qu’elles restent stables au sein du groupe jusqu’à ce qu’une invention améliorée apparaisse (ce que l’on appelle l’effet de cliquet).

L’homme moderne avait un effet de cliquet plus fort que l’homme primitif et les grands singes. Il avait — en plus de puissantes capacités d’imitation — la propension à enseigner des choses aux autres et à se conformer aux autres lorsqu’il recevait lui-même un enseignement. 

Avec cet esprit de groupe et ce sens de la conformité, nous obtenons la possibilité pour les groupes culturels de créer et d’améliorer constamment leurs propres artefacts cognitifs. Ceux-ci vont des procédures de chasse à la baleine jusqu’aux procédures de résolution d’équations différentielles. 


Mis à jour le 15/03/2025

Bibliographie


Surma, Tim & Vanhees, Claudio & Wils, Michiel & Nijlunsing, Jasper & Crato, Nuno & Hattie, John & Muijs, Daniel & Rata, Elizabeth & Wiliam, Dylan & Kirschner, Paul. (2025). Developing Curriculum for Deep Thinking: The Knowledge Revival. 10.1007/978-3-031-74661-1.

Geary, D., & Berch, D. (2016). Evolution and children’s cognitive and academic development. In D. Geary & D. Berch (Eds.), Evolutionary perspectives on child development and education (pp. 217–249). Springer.

Priestley, M., & Biesta, G. (Eds.). (2013). Reinventing the curriculum: New trends in curriculum policy and practice. A&C Black.

Rata, E. (2012). The politics of knowledge in education. British Educational Research Journal, 38, 103–124.

Wheelahan, L. (2010). Why knowledge matters in curriculum: A social realist argument. Routledge.

Young, M. (2007). Bringing knowledge back in: From social constructivism to social realism in the sociology of education. Routledge.

Priestley, M., & Sinnema, C. (2014). Downgraded curriculum? An analysis of knowledge in new curricula in Scotland and New Zealand. In Creating curricula: Aims, knowledge and control (pp. 61–86). Routledge.

OECD. (2023). PISA 2022 Results (Volume I): The state of learning and equity in education, PISA, OECD Publishing.

OECD. (2019). Conceptual learning framework: Knowledge for 2030 concept note. https://www.oecd.org/education/2030-project/teaching-and-learning/learning/knowledge/in_brief_Knowledge.pdf

Hughson, T. A., & Wood, B. E. (2022). The OECD Learning Compass 2030 and the future of disciplinary learning: A Bernsteinian critique. Journal of Education Policy, 37(4), 634–654.

Barrett, B. (2024). Rob Moore, social realism, and the sociology of education and knowledge. In E. Rata (Ed.), Research handbook in curriculum and education, Chap. 5 (pp. 79–87) Edward Elgar Publishing

Rata, E. (2024). Introduction : Social realism, didaktik, and cognitive science in curriculum and education. In E. Rata (Ed.), Research handbook on curriculum and education (pp. 1–18). Edward Elgar Publishing.

Hirsch, E. D. (2016). Why knowledge matters: Rescuing our children from failed educational
theories. Harvard Education Press.

Kirschner, P. A. (1991). Practicals in higher science education. [Doctoral Thesis, Open Universiteit: faculties and services]. Open Universiteit

Alexander, P., Kulikowich, J., & Schulze, S. (1994). How subject-matter knowledge affects recall and interest. American Educational Research Journal, 31(2), 313–337.

Ausubel, D. P. (1968). Educational psychology: A cognitive view. Holt, Rinehart and Winston, Inc.

Shapiro, A. (2004). How including prior knowledge as a subject variable may change outcomes of learning research. American Educational Research Journal, 41(1), 159–189.

Hirsch, Foreword in Surma, Tim & Vanhees, Claudio & Wils, Michiel & Nijlunsing, Jasper & Crato, Nuno & Hattie, John & Muijs, Daniel & Rata, Elizabeth & Wiliam, Dylan & Kirschner, Paul. (2025). Developing Curriculum for Deep Thinking: The Knowledge Revival. 10.1007/978-3-031-74661-1.,  (2025),

M. Tomasello. A Natural History of Human Thinking, 2014

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