jeudi 17 août 2023

Les enjeux entrelacés des connaissances et des compétences pour l’enseignement

Une synthèse personnelle autour d’une réflexion sur l’importance des connaissances et des compétences, développée par Daisy Christodoulou dans son livre « Seven myths about education » (2014).

(Photographie : Sophie Barbasch)



Une opposition à l’enseignement explicite ancrée au cœur d’approches courantes en pédagogie


Le constructivisme met en avant la nécessaire participation de l’élève à ses apprentissages. L’art de l’enseignant est de mettre les élèves dans des situations de conflit cognitif aussi souvent que possible, qui permettent à l’élève de construire ses compétences.

L’enseignement explicite insiste sur la transmission des connaissances tout en tenant compte des limites du système cognitif. La transmission doit être comprise selon le principe de l’emprunt et de la réorganisation tel que défini dans le cadre de la théorie de la charge cognitive.

Selon ses détracteurs, l’enseignement explicite nuirait à la compréhension des élèves. Comme l’écrit Cieutat (2020), l’école manquerait sa mission d’éduquer des citoyens capables de répondre à la complexité de nos sociétés du XXIe siècle. Cette complexité nécessite de prendre conscience que c’est l’incertitude qui ordonne notre monde. Les pédagogies actives laisseraient a priori, plus de possibilités à l’élève pour exercer son esprit critique, pour devenir citoyen, pour s’interroger sur le monde, que le seul mode d’enseignement de l’instruction directe. 

Le philosophe suisse Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle. Dans « Émile, ou l’éducation » (1762), il conseille de laisser l’enfant apprendre de ses propres expériences, de ne pas le confronter au discours théorique ni aux discours moraux. Dans cette perspective, l’apprentissage des connaissances factuelles serait inefficace. L’élève pourrait les mémoriser par cœur, mais demeurer incapable de les utiliser ou de comprendre comme elles peuvent être utilisées de différentes manières, dans différents contextes. Rousseau prétend que les enfants sont incapables de retenir le raisonnement des autres. 

À la fin du XIXe siècle, l’éducateur John Dewey a également mis l’accent sur l’expérience et l’importance de l’apprentissage par la pratique ; l’expression la plus souvent associée à Dewey est « apprendre en faisant » (learning by doing). Pour Dewey, le problème de nombreuses écoles de son temps était que les élèves n’étaient pas actifs. L’enfant était contraint à attitude passive, réceptive ou absorbante. L’élève passif ignore ses inclinations naturelles, ce qui le rend malheureux et ne l’aide pas à apprendre.

Dans cette optique, en enseignant des connaissances factuelles aux élèves, nous leur présentons des symboles arbitraires. Ils représentent une masse d’idées insignifiantes et arbitraires imposées de l’extérieur. Paulo Freire était un éducateur brésilien dont le livre le plus célèbre, « Pédagogie des opprimés », a été écrit en 1970. Paulo Freire critique également la manière dont les connaissances empêchent les élèves de comprendre réellement la réalité qui les entoure. L’enseignant s’exprime sur un sujet complètement étranger à l’expérience existentielle des élèves. Sa tâche consiste à « remplir » les élèves avec un contenu détaché de leur réalité.

Selon Freire, par une analogie bancaire, l’éducation devient ainsi un acte de dépôt, dans lequel les élèves sont les dépositaires et l’enseignant est le déposant. Au lieu de communiquer, l’enseignant diffuse des communiqués et effectue des dépôts que les élèves reçoivent, mémorisent et répètent patiemment. Le champ d’action autorisé aux élèves ne s’étend que jusqu’à la réception, le classement et le stockage des dépôts.

Actuellement et dans un sens voisin, il existe une mouvance visant à promouvoir l’enseignement des compétences du 21e siècle : communiquer, résoudre des problèmes, de maîtriser l’informatique, de faire preuve d’esprit critique, de créativité, innover, coopérer ou s’adapter, etc. Cette logique tente de répondre à un besoin réel, mais en mettant l’accent sur des projets pour développer pratiquement ces compétences pratiques, ce qui détourne le temps de classe de la matière enseignée.

Selon ces différents auteurs et mouvements, l’enseignement de connaissances est opposé à la compréhension, au raisonnement, à l’émancipation ou à la créativité. Leur enjeu est que les élèves comprennent le vrai sens de quelque chose, qu’ils soient capables de raisonner, et qu’ils soient créatifs et imaginatifs. Dans cette perspective, apprendre des connaissances par un enseignement explicite ne peut pas être le moyen d’atteindre un tel objectif. 

Ces différents pédagogues sont profondément mal à l’aise avec l’idée de la transmission des connaissances. La vision actuelle de l’éducation continue à être très souvent clairement guidée par ces idées.

Nous pouvons retracer l’influence de ces idées de deux manières principales : 
  1. Dans le programme d’études que les enseignants sont censés dispenser. Les programmes ne prescrivent pas des connaissances, mais plutôt souvent privilégient une liste de compétences.
  2. Dans les techniques pédagogiques auxquelles les enseignants sont formés et qu’on leur dit d’utiliser lors de leur formation initiale. 



La convergence entre la transmission de connaissance et la compréhension


L’idée que l’enseignement explicite puisse être contraire à une compréhension conceptuelle approfondie et au développement des compétences supérieures est erronée. L’enjeu de l’enseignement explicite appuyé par les apports des sciences cognitives est de former des apprenants autonomes. Les résultats des recherches empiriques montrent que des explications claires, des modèles, des exemples concrets, de la pratique et une vérification de la compréhension soutenue sont le meilleur moyen d’y parvenir.

Rousseau écrivait au dix-huitième siècle, Dewey au tournant du vingtième siècle, Freire dans les années 1970. Depuis la seconde moitié du vingtième siècle, les recherches nous indiquent que leurs analyses de l’apprentissage et de la transmission de connaissances reposent sur des prémisses fondamentalement erronées.

Les connaissances que nous avons en mémoire à long terme sont d’une importance capitale pour la cognition. 

Kirschner et ses collègues l’ont formulé ainsi : « Notre compréhension du rôle de la mémoire à long terme dans la cognition humaine a changé de façon spectaculaire au cours des dernières décennies. Elle n’est plus considérée comme un dépôt passif de fragments d’informations discrètes et isolées qui nous permettent de répéter ce que nous avons appris. Elle n’est pas non plus considérée comme une composante de l’architecture cognitive humaine qui n’a qu’une influence périphérique sur des processus cognitifs complexes tels que la réflexion et la résolution de problèmes. Au contraire, la mémoire à long terme est désormais considérée comme la structure centrale et dominante de la cognition humaine. Tout ce que nous voyons, entendons et pensons dépend essentiellement de notre mémoire à long terme et est influencé par elle ».

Lorsque nous rencontrons un problème, une tâche ou une situation que nous voulons résoudre, nous pouvons utiliser notre mémoire de travail et notre mémoire à long terme pour le résoudre. 

La mémoire de travail peut être assimilée à notre conscience. Les êtres humains ne sont pas conscients et ne peuvent contrôler que le contenu de la mémoire de travail. Tout autre fonctionnement cognitif est caché à la vue, à moins que et jusqu’à ce qu’il puisse, être amené dans la mémoire de travail.

Lorsque nous voulons résoudre un problème, nous conservons toutes les informations relatives à ce problème dans notre mémoire de travail. Malheureusement, la mémoire de travail est très limitée. Selon le modèle de Cowan, la mémoire de travail pourrait se limiter à trois ou quatre éléments (chunks). Cela impose une limite énorme à notre capacité à résoudre des problèmes. 

La seule manière d’augmenter cette capacité est d’augmenter la taille des chunks. Les chunks peuvent contenir des connaissances structurées et reliées entre elles à partir de la mémoire de travail. 

À partir du moment où par exemple un élève connait ses tables de multiplication par cœur et de manière automatisée, cela va faciliter le calcul mental chez lui, car il pourra regrouper plus d’information. Cela le rendra plus performant, car il pourra mieux utiliser la capacité limitée de sa mémoire de travail. Il commettra moins d’erreurs, sera plus rapide et pourra résoudre des exercices plus complexes.

Les connaissances accumulées et organisées de la mémoire à long terme permettent de repousser les limites de la mémoire de travail. Nous pouvons mobiliser et intégrer des informations de la mémoire à long terme vers la mémoire de travail sans imposer de charge cognitive supplémentaire.

Lorsque pour une tâche donnée, nous n’avons pas les connaissances pertinentes bien ancrées dans notre mémoire à long terme, elle devient beaucoup plus difficile à effectuer avec succès et rapidement. 

Les élèves qui n’ont pas mémorisé certaines connaissances, qui n’ont pas retenu certaines règles ou automatisé certaines procédures courantes, ne pourront pas aisément résoudre certaines tâches, même s’ils comprennent conceptuellement ce qui est attendu d’eux. Il y a une différence entre la maîtrise et la compréhension et elle se situe au niveau de la disponibilité de connaissances bien structurées en mémoire à long terme.

Nos connaissances en mémoire à long terme constituent une part fondamentale de notre appareil de pensée, de notre capacité de raisonnement, de notre esprit critique et de notre créativité. 

Plutôt que de réduire ces compétences, l’accumulation de connaissances pertinentes et structurées en mémoire à long terme les étend. 

Ainsi comme l’écrit Anderson (1996), l’intelligence n’est rien d’autre que la simple accumulation et le réglage de nombreuses petites unités de connaissance qui, au total, produisent une cognition complexe. Le tout n’est pas plus que la somme de ses parties, mais il a beaucoup de parties.

Dans la logique de la mémoire à long terme, l’objectif n’est pas d’accumuler des connaissances singulières et isolées. Il est d’en apprendre plusieurs centaines sur un sujet ou un domaine défini. Reliées et intégrées, prises ensemble, ces connaissances forment un schéma qui nous aide à comprendre le monde.



Les connaissances sont indispensables à l’exercice des compétences


Pour Rousseau, Dewey, Freire ou Cieutat, les connaissances factuelles sont considérées comme étant en opposition avec les types de capacités et de pensées qu’ils veulent développer. 

Ils posent comme supposition que l’enseignement des connaissances serait opposé à l’enseignement des compétences. Or, ce n’est pas le cas. Les connaissances ne s’opposent pas à la créativité, à la résolution de problèmes et à l’analyse, ni même au sens et à la compréhension. 

Les connaissances sont étroitement intégrées et sont indispensables à l’exercice de ces compétences importantes. Elles permettent à ces compétences de se développer et d’exister. 
D’une certaine manière, ces compétences importantes sont les fonctions de grands ensembles de connaissances qui ont été solidement mémorisées.

Une alternative à la taxonomie de Bloom est la métaphore des compétences inférieures et supérieures utilisée par E.D. Hirsch (2011). Il considère la relation entre les connaissances et les compétences comme un œuf brouillé. On ne peut pas démêler le blanc et le jaune dans un œuf brouillé, comme on ne peut pas démêler les connaissances et les compétences. 

Les connaissances et les compétences sont entrelacées. La progression des compétences dépend de l’accumulation des connaissances et inversement. Lorsque la base de connaissances n’est pas en place, les élèves ont du mal à développer leur compréhension d’un sujet. 

Certaines compétences, comme la capacité à faire des inférences et que nous pouvons regrouper au sein de l’esprit critique ne peut s’apprendre, car c’est une compétence biologiquement primaire. Chaque fois que nous comprenons ce que dit quelqu’un, nous faisons des inférences. Bien l’appliquer est fonction des connaissances que nous avons dans le domaine concerné. Lorsque cette compétence échoue, c’est généralement parce que les connaissances font défaut. 

En réalité, les éléments purement transférables des capacités de réflexion s’avèrent être des éléments mineurs faciles à acquérir. Ce qui compte vraiment, ce sont les connaissances pertinentes sur le problème à résoudre, des connaissances spécifiques au domaine. Être capable de résoudre des problèmes dans un domaine ne nous rend pas automatiquement compétents dans un autre.

Il en est de même pour d’autres compétences générales. Les éléments pratiques de la créativité, de la résolution de problèmes, de la compréhension du langage et de la pensée critique sont beaucoup moins importants que les connaissances spécifiques à un domaine.


Mis à jour le 11/02/2024

Bibliographie


Daisy Christodoulou, Seven myths about education, 2014, Routledge

Pierre Cieutat, Constructivisme et enseignement explicite : on ne parle pas de la même chose, Animation & Education de novembre — décembre 2020

Kirschner, P.A., Sweller, J. and Clark, R.E. Why minimal guidance during instruction does not work: An analysis of the failure of constructivist, discovery, problem-based, experiential, and inquiry-based teaching, Educational Psychologist 2006; 41:75–86.

Anderson, J.R. ACT: A simple theory of complex cognition. American Psychologist
1996; 51: 355–365.

Hirsch, E.D. The 21st century skills movement. Common Core News (2011), 
http://commoncore.org/pressrelease-04.php (accessed 3 March 2013).

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