vendredi 11 mars 2022

Tensions entre pratiques enseignantes, pédagogies et institutions éducatives

L’enseignement se joue dans les tensions entre pratiques et institutions pédagogiques et entre approches spécifiques et génériques.

(Photographie : Vincent Beck Mathieu)


Les institutions éducatives posent un cadre aux pratiques enseignantes


Dans son livre, After Virtue (2011), le philosophe Alasdair MacIntyre propose une distinction intéressante entre les concepts de pratique et d’institution : 
  • Une pratique est une activité sociale qui contient ses propres normes d’excellence et ses traditions. Comme exemples de pratiques, nous pouvons citer le football, l’architecture, l’agriculture, l’enseignement, la physique, la chimie, la biologie, l’histoire, la peinture et la musique.
  • Une institution s’intéresse aux éléments externes tels que l’argent, le pouvoir, la réputation, l’influence ou le statut.
De nombreuses pratiques viennent s’intégrer et s’exercent dans le cadre d’institutions. Cette relation s’accompagne nécessairement de tensions. Ce qui est recherché, influent et prioritaire pour l’institution, au niveau de sa hiérarchie, peut diverger de ce qui est souhaitable et souhaité au niveau de la pratique et plus particulièrement les praticiens. 

Les écoles sont un engrenage d’institutions. Elles existent pour permettre d’enseigner des contenus et des compétences spécifiques aux élèves, par l’entremise de pratiques dédiées. Les enseignants sont responsables de la mise en œuvre pratique. Ils sont les praticiens.

Les écoles en tant qu’institutions ont besoin de ressources et d’argent pour fonctionner. Leur financement provient d’une source qui veille en retour à s’assurer que son argent n’est pas dilapidé. Pour ce faire, elle fixe ses propres critères et instruments de suivi. Dès lors, les écoles en tant qu’institutions sont soumises à des contraintes économiques et politiques.

Les écoles sont des entités juridiques qui concluent des contrats avec les enseignants et possèdent également un cahier de charges à respecter. Par conséquent, dans le fonctionnement d’une école, il devient nécessaire de stipuler ce qui est attendu de la part d’un enseignant. Cela peut se traduire par des charges contraignantes et administratives en dehors souvent au-delà de la simple pratique de l’enseignement à proprement parler. 

Les écoles n’existent que dans la mesure où des élèves y sont inscrits et viennent régulièrement. Elles doivent également répondre à certaines attentes des parents, ce qui nécessite une communication, des valeurs et une culture qui vont influer sur les pratiques délivrées par la communauté enseignante. 

La direction d’école doit prendre la responsabilité de s’assurer que ces différentes contraintes et les besoins qui apparaissent sont satisfaits à l’échelle d’un établissement. Il y a une attente de bon fonctionnement.

La direction d’école a un rôle important à jouer. Il permet aux pratiques enseignantes de s’exercer dans de bonnes conditions. Les directions d’école, et toutes les institutions qui supportent l’école, en dehors de ce que font concrètement les enseignants au jour le jour, sont des éléments essentiels de la pérennité du système. Ils soutiennent et influencent les pratiques mobilisées dans les écoles tout en respectant le cadre de l’institution.



Concevoir l’amélioration selon les dénominateurs communs


S’il existe une volonté politique d’améliorer l’éducation, les dirigeants peuvent vouloir investir des ressources ou tâcher de mieux les utiliser pour améliorer la qualité globale de l’enseignement offert dans l’école.

En matière d’efficience, ils peuvent vouloir investir des ressources (argent, temps, compétences) dans des domaines qui s’appliquent de manière générale et transversale à toutes les matières enseignées dans l’école.  

Il existe des facteurs communs aux pratiques des enseignants dans toutes les matières. Cela tient à la façon dont les élèves apprennent comme le montre la science de l’apprentissage, à la manière dont nous évaluons et dont nous enseignons comme les principes d’un enseignement efficace l’illustrent. Les enseignants d’une matière peuvent parfois apprendre sur la façon d’enseigner leurs contenus auprès d’enseignants d’une autre discipline.  

Cependant, s’il existe des points communs entre les matières, il y aura également beaucoup d’éléments distincts pour chaque matière.

Les dénominateurs communs sont intéressants. Commencer par se concentrer sur eux permet d’assurer une cohérence d’ensemble. Dans une perspective où les moyens sont limités, cela est susceptible de profiter à plus grand nombre d’enseignants et par conséquent d’élèves dans l’école. Cependant, il y a des limites à ce raisonnement.



Limites aux généralisations en pédagogie


Dans un article important, Lee Shulman (1986) avait lancé un appel en faveur de méthodes pédagogiques spécifiques à une matière, par opposition aux méthodes génériques.

Il a montré comment la connaissance de l’enseignant du contenu doit influencer la manière de procéder pour l’enseignement. Concrètement, les méthodes d’enseignement ne peuvent être déclarées a priori et indépendamment du contenu. 

Des matières enseignées différentes auront par définition un contenu différent et sont susceptibles d’avoir des pratiques pédagogiques présentant des spécificités différentes. 

Il y aurait une complémentarité à trouver entre des approches génériques et spécifiques dans les pratiques propres à une matière. Une dérive liée aux approches génériques peut être l’utilisation abusive de la taxonomie de Bloom comme outil d’amélioration des performances des enseignants comme l’a mis en évidence Christine Counsell (2016). 

Imaginons qu’une école tente une nouvelle approche de la planification des cours à l’échelle de l’école, utilisant comme cadre générique la taxonomie de Bloom.

Imaginons que les cours doivent correspondre à des étapes illustrées par les verbes « décrire », « expliquer » et « analyser » ou « évaluer » typiques de la taxonomie de Bloom.

Les pédagogies associées à ces verbes doivent favoriser les paliers d’exigence que leur hiérarchie est censée consacrer. 

Le problème est que les processus sous-jacents se chevauchent dans l’apprentissage des contenus d’une manière spécifique aux différents contenus des diverses matières. Le sens de ces verbes peut également fluctuer en fonction des compétences visées. Le fait d’imposer un ordre peut perturber le cheminement vers le modelage des contenus et la pratique des élèves. 

Lire les contenus à enseigner dans une matière donnée à travers un modèle pédagogique général peut amener à dévoyer leur logique interne de la simplicité apparente vers une complexité inutilement accrue. En imposant de construire un cours autour des processus d’apprentissage de la taxonomie de Bloom, les objectifs d’apprentissage peuvent perdre leur nature de fils conducteurs. Il peut y avoir des distorsions.

Il est tentant pour les organismes de formation ou d’accompagnement des enseignants de se concentrer sur des exemples génériques de bonnes pratiques. Ils peuvent s’appliquer à tous, car ils sont presque toujours détachés du contenu. Mais là est le problème principal. Le fait qu’ils soient détachés du contenu les rend moins utilisables en pratique pour les enseignants.

De même comme le mettent en évidence Coffey et coll. (2011), lorsqu’une école veut renforcer les démarches d’une évaluation pour apprendre (évaluation formative), le risque est de se centrer sur des stratégies génériques pour les enseignants. Cela peut se faire aux dépens de la substance disciplinaire que les enseignants enseignent et dont ils évaluent ensuite l’apprentissage. Du coup, trop peu d’attention est accordée au raisonnement réel des élèves. En réalité, l’objet de l’évaluation doit être compris et présenté comme un véritable engagement envers les contenus, en lien avec les processus spécifiques à une matière. À ce moment-là, des principes généraux peuvent se refléter dans les pratiques spécifiques.

En résumé, mettre l’accent sur les points communs des matières est utile, mais ne doit pas se faire au détriment des points qui ne le sont pas.

Les améliorations doivent s’élaborer de l’intérieur, car toutes les nouvelles idées doivent être comprises dans le contexte de la pratique particulière en question, dans le contexte. C’est vrai que ce soit en mathématiques, en sciences, ou en histoire. Le changement doit se faire au niveau de la pratique, à la lumière des normes d’excellence propres à cette pratique. 

Les changements ne sont pas susceptibles de mener à une amélioration lorsqu’ils ne sont pensés qu’à un niveau institutionnel.

Le lieu de l’amélioration de l’enseignement dans une école sera presque toujours l’équipe enseignante chargée des matières et de la mise en œuvre et non l’équipe de direction. 


Mis à jour le 18/06/2023

Bibliographie


Michael Fordham, How useful are generic educational ideas?, 2020, https://clioetcetera.com/2020/03/09/how-useful-are-generic-educational-ideas/

Lee S. Shulman, Those Who Understand: Knowledge Growth in Teaching. Educational Researcher. 1986; 15(2):4–14. doi:10.3102/0013189X015002004

Christine Counsell , Genericism’s children, 2016,
https://thedignityofthethingblog.wordpress.com/2016/01/11/genericisms-children/

Coffey, Janet & Hammer, David & Levin, Daniel & Grant, Terrance. (2011). The Missing Disciplinary Substance of Formative Assessment. Journal of Research in Science Teaching. 48. 1109 - 1136. 10.1002/tea.20440.

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