Si nous nous référons aux résultats de recherches accumulées depuis plus d’un demi-siècle sur la manière dont nous pensons et résolvons les problèmes, la conclusion évidente. L’idée d’enseigner directement des compétences générales est un concept étroit et peu pratique dans le cadre des apprentissages scolaires.
Un cours centré sur l’enseignement de compétences générales, par exemple sur l’esprit critique, ne sera pas réellement efficace pour inculquer les compétences qu’il prétend faire acquérir.
La résolution de problèmes, l’esprit critique ou apprendre à apprendre dépendent d’un grand nombre de connaissances spécifiques aux domaines considérés. Ces compétences d’ordre général ne sont pas facilement transférables à des domaines nouveaux pour un individu donné.
Les différences de compétences chez les joueurs d’échecs
Herbert Alexander Simon (1916 - 2001) était un économiste et un sociologue américain. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 1978. Il a poursuivi les études d’Adriaan de Groot sur les joueurs d’échecs dans les années 1970. Adriaan de Groot (1914 - 2006) était un psychologue et un joueur d’échecs néerlandais, il a mené certaines des études pionnières dans les années 1940 auprès de joueurs d’échecs.
Dans une expérience en 1973, Simon a testé un groupe de joueurs d’échecs classés en trois niveaux : expert, intermédiaire et novice. Il leur a montré une série d’échiquiers pris au milieu d’une partie réelle pendant une brève période de 2 à 10 secondes.
Ensuite, il leur a demandé de reproduire de mémoire les 25 pièces de l’échiquier :
- Un joueur d’échecs expert était capable de reproduire correctement deux tiers des pièces, en moyenne.
- Un joueur d’échecs de niveau intermédiaire se souvenait de moins de la moitié des pièces.
- Un joueur novice ne pouvait se rappeler qu’environ 5 pièces avec précision, en moyenne.
À première vue, ce résultat semble suggérer que les experts en échecs ont une mémoire supérieure, c’est-à-dire une capacité générale qu’ils ont développée ou possèdent naturellement, qui les distingue et leur permettrait d’exceller.
Afin de creuser cette hypothèse, Herbert Alexander Simon a réalisé une nouvelle série d’expériences en transformant le dispositif. S’il a utilisé le même nombre de pièces d’échecs, elles n’étaient plus empruntées à des parties réalistes, mais ont été placées au hasard sur l’échiquier plutôt que de copier les positions d’une partie réelle.
Dans cette expérience, les joueurs novices, intermédiaires ou experts ont tous obtenu les mêmes résultats médiocres et n’ont pu se souvenir que de deux ou trois pièces en moyenne.
La conclusion de cette expérience est que la capacité des experts en échecs à mémoriser un échiquier et à raisonner pour résoudre un problème d’échecs n’est pas une compétence générale. Elle ne peut pas être transférée à d’autres problèmes, même si ceux-ci sont très similaires.
Comment l’expliquer ? Herbert Alexander Simon s’est basé sur les résultats de ses expériences sur les joueurs d’échecs. Il a suggéré que les joueurs d’échecs experts ont entre 10 000 et 100 000 combinaisons de positions d’échecs stockées dans leur mémoire à long terme. C’est de là que découle leur expertise, de leur capacité à reconnaitre une configuration donnée et ce qu’il faut faire dans ce cas, plutôt que dans leur capacité à développer un raisonnement abstrait.
Liens entre compétences, modèles mentaux et expertise
Ces conclusions issues de recherches sur les échecs ont été reproduites dans des domaines variés. Si nous prenons en considération les implications de ces recherches, nous pouvons en conclure que les compétences ne sont pas en général facilement transférables, même dans des domaines très similaires.
Comme E.D. Hirsch (1988) l’explique, lorsque la configuration d’une tâche est considérablement modifiée, les compétences précédemment développées ne sont pas transférées au nouveau problème.
Dans des circonstances normales, lorsque bon nombre des éléments maitrisés de problèmes antérieurs apparaissent dans les problèmes actuels, un individu est susceptible de normalement s’en sortir. Nous parlons de transfert proche. Au-delà de circonstances similaires ou analogues, quand le contexte est complètement changé, les compétences ne sont pas transférées. Le vrai transfert n’existe pas ou presque. Il est exceptionnel et aléatoire.
Les compétences sont spécifiques à un domaine. Les compétences complexes dépendent de modèles mentaux très spécifiques. Elles ne sont pas fonction de modèles généraux applicables dans une grande variété de domaines différents.
Les experts de tous les domaines dépendent de structures riches et détaillées de connaissances stockées dans leur mémoire à long terme, que nous appelons schémas ou modèles mentaux. Elles permettent à un expert d’identifier et de résoudre avec facilité de nombreux problèmes dans son domaine.
L’importance de modèles mentaux en mémoire à long terme pour les compétences spécifiques
La raison pour laquelle ces modèles mentaux en mémoire à long terme sont si importants est que cette dernière est l’une des parties les plus puissantes de l’architecture cognitive humaine. Elle dispose d’une vaste capacité de stockage d’informations.
Lorsque nous voulons réfléchir ou résoudre des problèmes, nous pouvons nous reposer sur les ressources conjuguées de la mémoire à long terme et de la mémoire de travail.
La mémoire de travail peut être assimilée à la conscience, au centre de contrôle où nous pensons, démarrons un traitement de l’information transmise par nos sens grâce à des modèles mentaux activés dans notre mémoire à long terme.
Le mémoire de travail utilise les informations en mémoire à long terme et ce faisant en transforme et en enrichit le contenu. Son principal défaut est d’être limitée. Elle pourrait se limiter à trois ou quatre éléments d’informations nouveaux seulement selon le modèle de Cowan.
Nous avons besoin d’elle pour résoudre des problèmes, mais elle n’est pas très efficace. Elle doit s’appuyer sur l’aide fournie par l’activation de modèles mentaux stockés dans la mémoire à long terme.
Acquérir avec succès une compétence spécifique consiste à acquérir les modèles mentaux spécifiques au domaine qui permettent de l’exécuter.
La limite à l’idée de compétences générales
Nous pourrions rétorquer que certaines compétences sont applicables dans une telle variété de domaines qu’elles ne sont plus vraiment spécifiques. Notre capacité à lire par exemple, les règles de logique ou la démarche scientifique sont applicables dans une multiplicité de domaines.
À ce titre, nous pourrions citer l’invariant n° 11 de Freinet. « La voie normale de l’acquisition n’est nullement l’observation, l’explication et la démonstration, processus essentiel de l’École, mais le tâtonnement expérimental, démarche naturelle et universelle. »
Il serait légitime d’organiser les cours de manière à amener les élèves à penser et à se comporter comme des scientifiques, plutôt qu’autour du contenu scientifique lui-même.
Toutefois, si certains principes comme la lecture, la logique ou la démarche scientifique semblent généraux, ils n’existent pas indépendamment de la présence de connaissances dans le domaine spécifique où ils s’appliquent.
Utiliser la démarche scientifique dans un domaine où un élève n’a que peu de connaissances est particulièrement inefficace, car il va être amené à poser de nombreuses hypothèses erronées ou peu pertinentes. De plus par une trop grande charge, il risque de saturer sa capacité cognitive, ce qui diminuera la probabilité d’apprentissage même si les bonnes conclusions sont établies.
Lors de l’élaboration d’une hypothèse et de l’interprétation des données, la reconnaissance et l’interprétation des anomalies sont absolument centrales.
Le principal obstacle est que la reconnaissance et l’interprétation des anomalies dépendent, par définition, de la connaissance de ce qui n’est pas une anomalie.
Si nous prenons le cas de la lecture, qui est le type même de la compétence transférable, elle est elle-même inféodée au domaine spécifique auquel appartient le texte lu. Lorsque nous lisons, nous sommes tributaires de la connaissance du vocabulaire et des connaissances de base sur le sujet en question. La fluidité et la compréhension disparaissent lorsque nous lisons dans une langue qui nous est étrangère.
L’importance du développement de compétences spécifiques pour les finalités de l’éducation
Imaginons des approches pédagogiques où nous laissons les élèves faire une recherche documentaire dans un nouveau domaine, où nous les laissons poser des hypothèses dans le cadre d’une démarche scientifique. Ces approches sont fondées sur l’hypothèse de l’existence de compétences générales transférables dont nous venons de voir qu’elle est erronée.
Ces approches vont peu soutenir l’acquisition de connaissances spécifiques qu’elles déconsidèrent de toute façon. L’idée selon laquelle nous pouvons développer des compétences à travers des contenus très différents et s’attendre à voir une progression lisse et linéaire est également erronée.
Nous voulons que nos élèves soient capables de traiter des informations pour exercer dans un second temps des compétences. Pour cela, nous devons commencer par enseigner ces connaissances avant qu’ils puissent devenir capables d’exercer et de maitriser les compétences visées.
Les élèves ne peuvent pas apprendre à penser comme des scientifiques de manière significative s’ils ne s’engagent pas réellement dans l’apprentissage d’un contenu scientifique préalable et correspondant. Les élèves ne peuvent pas devenir de bons lecteurs s’ils ne possèdent pas le vocabulaire et les connaissances de base auxquels il est fait référence dans la plupart des textes.
Bon nombre d’élèves et d’adultes sont de bons lecteurs. Ils peuvent résoudre des problèmes. Ils ont un bon esprit critique. Cependant, l’expression de ces compétences est généralement liée à la disponibilité de larges connaissances de base dans le domaine considéré. Ces connaissances spécifiques les rendent capables de donner un sens à un large éventail de problèmes ou de contextes différents qui se présentent à eux et y correspondent. Ces capacités disparaissent lorsqu’elles sont confrontées à des domaines qui leur sont très peu connus.
L’objectif légitime de l’école est de développer des compétences telles que la lecture, l’écriture, le calcul, la résolution de problèmes et l’esprit. Pour y arriver, nous devons accepter d’accorder beaucoup plus d’attention aux domaines spécifiques dans lesquels nous voulons que nos élèves soient compétents, et leur enseigner les connaissances correspondantes.
Est-ce que ça signifie qu’une approche par projet doit d’emblée être déconseillée au profit d’un enseignement explicite ?
Théoriquement, il est parfaitement possible d’apprendre des connaissances spécifiques par le biais de projets. Il serait certainement possible de structurer et d’optimiser ces projets de manière à ce que les élèves acquièrent toutes les connaissances importantes dont ils ont besoin par le biais de tâches. La condition est que nous devons accorder suffisamment d’attention à la structure et au type de connaissances présentées dans le projet. En procédant de la sorte, nous finissons par arriver à une démarche de découverte guidée qui se révèlera assez peu différente d’un enseignement explicite.
La découverte guidée et l’enseignement explicite partagent l’importance accordée à la pratique et à la construction de modèles mentaux. L’acquisition de ces modèles mentaux est un processus actif. Les élèves doivent s’approprier les connaissances, les exercer dans le cadre de compétences et les intégrer dans leurs modèles mentaux.
Mise à jour le 03/06/2024
Bibliographie
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de Groot, AD,, 1978. Thought and Choice in Chess. The Hague: Mouton
Simon, H. and Chase, W., 1973. Skill in chess. American Scientist, 61, pp.394-403 Feltovich, P.J, Prietula, M.J. and Ericsson, KA, 2006. Studies of Expertise from Psychological Perspectives. In Ericsson, KA et al., eds. The Cambridge Handbook of Expertise and Expert Performance. Cambridge: Cambridge University Press, pp.41-67
Hirsch Jr, E.D., 1988, Cultural Literacy : What Every American Needs to Know, Vintage
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