vendredi 16 juillet 2021

Changement conceptuel : limites à l’hypothèse du conflit cognitif comme moteur de l’apprentissage

Selon le modèle théorique du constructivisme, l’apprenant construit ses connaissances par un processus actif. L’apprentissage nécessite une activité propre de l’apprenant qui se traduit par une réorganisation des connaissances dont le conflit cognitif est l’élément médiateur.

(Photographie : wombling)



Nous pouvons nous interroger sur la validité et les limites de ce modèle plus particulièrement sur le rôle du conflit cognitif. 




Le principe du conflit cognitif


Rencontrant de nouvelles informations, l’apprenant peut se retrouver confronté à des incohérences, des contradictions, des incompatibilités avec ses conceptions. Un conflit est mis en évidence avec son propre système de pensée et ses connaissances personnelles. C’est ce que nous appelons le conflit cognitif. La perturbation cognitive générée peut mener à la construction de nouvelles connaissances en remplacement des conceptions initiales.

Cette structure de connaissances modifiée deviendra compatible avec les informations nouvelles, initialement perturbantes. La cohérence est ainsi rétablie et le conflit cognitif est réglé. Un apprentissage a eu lieu à travers le processus.

Selon l’approche du socioconstructivisme, les interactions sociales viennent jouer un rôle primordial dans cette construction de connaissances. Cette perspective remet dès lors en question la légitimité des modèles pédagogiques se focalisant sur un apprentissage individuel. Le socioconstructivisme met en évidence l’enjeu des dimensions sociales dans la formation de compétences. L’accommodation de la structure de connaissances initiale aura plus de chance de se produire lorsqu’elle a lieu dans le cadre d’interactions sociales qui prennent la forme d’un conflit sociocognitif.

Dans la perspective du conflit sociocognitif, c’est la confrontation entre des avis divergents d’apprenants lors de l’interaction sociale qui permet la construction de nouvelles connaissances. Lorsque deux apprenants confrontent leurs avis divergents, c’est là que leurs progrès individuels deviendraient les plus notables : 
  1. Dans le cadre d’interactions sociales, un apprenant est confronté à un point de vue sur un sujet donné qui n’est pas compatible avec le sien. Cela entraine chez lui un premier déséquilibre. 
  2. L’apprenant est susceptible de prendre en considération le fait que d’autres positions sont possibles sur le sujet donné. C’est le phénomène de décentration cognitive.
  3. Dans un troisième temps, l’apprenant s’engage dans un processus afin de tenir compte conjointement des deux points de vue. Il se trouve alors dans une situation de déséquilibre entre sa position personnelle remise en question et la proposition d’autrui.
  4. La résolution cognitive du conflit se termine lorsque l’apprenant accepte la validité de l’une ou de l’autre position. 
  5. La solution produite est normalement plus adaptée à la situation que la proposition antérieure de l’apprenant. Elle est le résultat d’une restructuration cognitive qui est le bénéfice du conflit et prend la forme d’un apprentissage. 



Implications du conflit cognitif pour l’enseignement


Selon l’hypothèse du conflit sociocognitif, les enseignants devraient élaborer des situations d’apprentissage qui permettent par des interactions sociales, prenant la forme d’une coopération, l’émergence d’un conflit sociocognitif. 

L’enseignant crée des conditions pour que ses élèves apprennent ensemble. Pour aboutir à cette finalité, il les forme à la coopération, les confronte à des mises en situation et favorise par là l’émergence d’un conflit sociocognitif.

L’efficacité des interactions et du cadre va être influencée positivement par le développement de certaines attitudes relationnelles et communicationnelles de la part des participants : empathie, bienveillance, écoute ou acceptation des erreurs et des désaccords. 

La situation proposée est elle-même très importante, car elle doit permettre de faire émerger le conflit cognitif et aboutir à sa résolution. Dans le cadre de celle-ci, les enseignants introduisent un conflit cognitif dans lequel les élèves sont confrontés à des observations qui falsifient des idées préexistantes afin de les forcer à effectuer ce changement conceptuel (Limon, 2001).



Apprentissages monotones ou non monotones en lien avec le changement conceptuel


L’apprentissage qui ajoute de nouvelles connaissances à la mémoire de l’apprenant avec peu ou pas de changement dans les connaissances antérieures est monotone. La base de connaissances de l’apprenant s’accroît régulièrement.

Si l’apprenant a peu de connaissances préalables dans le domaine concerné, cette vue sert de première approximation. 

Lorsque l’apprenant a déjà une certaine connaissance de la matière concernée et que, de plus, de nouvelles informations contredisent cette connaissance préalable, l’apprentissage peut alors impliquer des interactions compliquées entre les deux. 

Si l’apprenant doit passer outre ou rejeter ses connaissances antérieures, sa base de connaissances se réduit tout en s’élargissant, de sorte que l’apprentissage est non monotone.

Ce dernier type de changement cognitif est appelé généralement changement conceptuel. 

Il existe de multiples théories portant sur le changement conceptuel. Certaines vont se baser sur la connaissance en tant que théorie et fondement. C’est le cas de l’hypothèse générale du conflit cognitif.



La théorie de la connaissance en lien avec le changement conceptuel


La connaissance intuitive et informelle est considérée comme une théorie. 

Le processus de changement partage par conséquent des caractéristiques structurelles avec le changement de théorie en science.

Les apprenants doivent être insatisfaits de leur conception actuelle avant d’être prêts à acquérir une nouvelle conception. L’insatisfaction est causée par l’accumulation d’anomalies. Les anomalies sont des situations dans lesquelles la conception actuelle ne conduit pas à des explications ou à des solutions de problèmes réussies. 

Le processus du changement conceptuel est déclenché par des résultats cognitifs négatifs.

Ces résultats cognitifs négatifs comprennent :
  • La contradiction directe
  • La réfutation par quelqu’un d’autre (par exemple, un enseignant, un autre apprenant ou un texte) 
  • L’incapacité à expliquer un phénomène
  • Les décalages entre les croyances actuelles et l’observation directe
  • Les attentes non satisfaites
  • L’incapacité à résoudre un problème pertinent
  • Etc.

En général, la difficulté à faire fonctionner une conception est la principale condition qui déclenche la recherche ou la construction d’une nouvelle conception. 

Dans ce cadre, l’hypothèse selon laquelle un changement cognitif non monotone est déclenché par un conflit cognitif est plausible :
  • Sans falsification ou contradiction, une personne manquerait vraisemblablement de motivation ou de raison pour changer ses conceptions.
  • Le système cognitif ne remplacerait ses connaissances actuelles que si elles sont prouvées comme étant erronées.
  • L’économie cognitive veut qu’une personne n’essaie pas de réparer une base de connaissances ou un système de croyances qui n’est pas brisé. Ce n’est qu’alors qu’il est rationnel de se construire une conception alternative. 

Comme le conflit cognitif apparait comme une condition préalable à un changement non monotone, des gains d’apprentissage peuvent être renforcés en induisant délibérément un conflit cognitif au lieu d’attendre que de tels conflits se produisent spontanément.

Pistes pour induire un conflit cognitif :
  1. L’enseignant fait prendre conscience à l’élève que sa conception actuelle est erronée ou incorrecte, soit par une mise en situation ou soit par un texte de réfutation.
  2. L’enseignant peut également démontrer que la conception antérieure ne tient pas compte des preuves pertinentes ou ne permet pas de prédire le résultat d’une démonstration en laboratoire.
  3. Des animations et des simulations peuvent être utilisées.



Un changement conceptuel en présence ou en absence de conflit cognitif


La principale conclusion des recherches qui ont tenté d’introduire un conflit cognitif pour améliorer l’apprentissage est que les conceptions erronées sont très résistantes au changement.

Ces conclusions sont à mettre en parallèle avec certaines recherches en neurosciences sur l’inhibition :




Comme le précise Limon (2001), bien que dans certains cas, l’induction d’un conflit cognitif produise des bénéfices positifs, ces bénéfices sont généralement plus faibles que ce qui était attendu ou souhaité :
  • Dans la majorité des études, il n’y a pas de bénéfice mesurable de l’intervention en cas de conflit cognitif.
  • Le résultat le plus remarquable des études utilisant la stratégie de conflit cognitif est le manque d’efficacité des élèves pour parvenir à une forte restructuration de leurs connaissances, par conséquent, à une compréhension approfondie des nouvelles informations.

D’autres recherches ultérieures vont dans le même sens. Bien que les interventions cognitives de conflit cognitif puissent fonctionner dans certains scénarios d’apprentissage comme le promeut le constructivisme, les effets de ces interventions sont généralement faibles. Les effets sont meilleurs avec d’autres types d’enseignement plus guidés et plus directifs comme l’enseignement explicite.

Des recherches particulièrement intéressantes ont été menées par Jared T. Ramsburg et Stellan Ohlsson (2016) sur le sujet. Ils ont voulu vérifier l’hypothèse du conflit cognitif selon laquelle l’information qui contredit directement une conception antérieure est l’une des conditions préalables au changement conceptuel et à d’autres formes d’apprentissage non monotone.

Leurs recherches n’ont abouti qu’à de faibles résultats, et ce malgré des scénarios d’apprentissage incluant une situation de conflit cognitif.

Par contre, ils sont arrivés à des résultats signifiants à partir d’une hypothèse alternative. Ils ont démontré l’existence d’un changement de catégorie non monotone en l’absence de toute information contradictoire ou falsifiante, dans un paradigme d’apprentissage par catégorie appelé recatégorisation.  

Les implications de leurs résultats sont claires :
  • La falsification directe n’est pas nécessaire pour l’apprentissage non monotone.
  • L’utilisation du paradigme du conflit cognitif pourrait ralentir le processus.
Ils concluent que si leurs résultats s’étendent à des scénarios d’apprentissage plus complexes, les théories du changement conceptuel doivent inclure des processus cognitifs qui prédisent le changement même en l’absence de conflit cognitif ou de contradiction. 

L’absence relative d’effet de ces conflits dans un large éventail d’études falsifie l’hypothèse du conflit cognitif comme condition nécessaire à l’apprentissage. La difficulté du changement conceptuel doit résider ailleurs que dans le conflit, ou l’absence de conflit, entre les idées fausses et les sujets normativement corrects, contrairement à ce qu’avance le constructivisme. 


Mis à jour le 28/02/2024

Bibliographie


Limon, M. (2001) On the cognitive conflict as an instructional strategy for conceptual change: A critical appraisal. Learning and Instruction, 11 (4—-5): 357-80.

Ramsburg, J. T. and Ohlsson, S. (2016) Category change in the absence of cognitive conflict. Journal of Educational Psychology, 108 (1): 98.

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