mercredi 27 janvier 2021

Effets de la collaboration sur l’apprentissage et la mémorisation

Les élèves passent une majorité de leur temps dans un contexte social, que ce soit en classe, en famille ou avec leurs amis. De même lorsqu’ils se retrouvent seuls devant un bureau ils peuvent continuer à recevoir et envoyer des messages instantanés avec leurs pairs ou collaborer à distance sur des tâches scolaires.  



(Photographie : Takashi Yoshikawa)


La recherche en psychologie cognitive sur l’apprentissage et la mémorisation est très active depuis plus d’un siècle. Elle a largement visé à découvrir les principes et les mécanismes de l’apprentissage et de la mémoire lorsque les individus travaillent seuls. Qu’en est-il dans un contexte de collaboration ?

Les élèves préfèrent régulièrement collaborer plutôt que travailler seuls quand ils en ont le choix, l’opportunité et qu’ils y perçoivent un avantage. D’un même mouvement, la plupart d’entre eux tendent à penser que la collaboration est susceptible d’améliorer leur compréhension et leurs apprentissages. Les membres d’un groupe ressentent généralement des améliorations de ce type au terme de la collaboration.

Pourtant ce tableau est à nuancer. Malgré ces constatations subjectives positives, la recherche montre que la collaboration est susceptible de nuire à la fois aux performances de mémorisation et d’apprentissage dans différents cas de figure. Ce constat apparait lorsque nous comparons les performances d’un groupe à celles d’individus isolés.




L’impact potentiel du contexte social sur la mémoire épisodique


L’impact du contexte social n’est jamais simple. Des effets à la fois contre-intuitifs et complexes de la collaboration se manifestent sur l’apprentissage et la mémorisation :
  • Les recherches sur la mémoire des témoins oculaires ont montré par exemple que la mémoire humaine est très sensible à la désinformation (c’est-à-dire aux informations incorrectes) provenant de diverses sources. 
  • Les souvenirs peuvent également être déformés lorsque les gens racontent à d’autres personnes des événements qu’ils ont vécus individuellement. Ces récits impliquent souvent une récupération sélective et incomplète, et une reconstruction au service du contexte et des objectifs sociaux.



Le phénomène d’inhibition collaborative


Comment étudier l’illusion de performance liée à la collaboration ?

Considérons une expérience typique de mémoire collaborative, dans laquelle les participants étudient individuellement une liste d’éléments, tels que A, B, C, D, E, F, G, H, I et J. Nous pourrions également imaginer qu’ils l’étudient ensemble s’il s’agit d’étudier non plus l’impact sur la mémoire par la récupération, mais également sur l’apprentissage par l’encodage de nouvelles informations.

Plus tard, les participants effectuent une tâche de mémoire telle que le rappel libre. Dans le rappel libre, aucun indice de récupération externe n’est fourni pour faciliter le rappel. Les participants sont invités à redonner toutes les informations qu’ils ont étudiées. Ce rappel libre peut être organisé de manière à ce que les participants travaillent soit :
  • Seuls 
  • Au sein de groupes dont les membres ne se connaissent pas. La taille des groupes peut varier de deux (dyades), trois (triades), ou parfois même quatre (tétrades).
Le rappel des groupes de collaboration est par la suite calculé comme le nombre total d’éléments étudiés qui sont récupérés par le groupe de collaboration. 

Assez naturellement, le nombre total d’éléments d’informations récupérés par un groupe de collaboration sera supérieur à celui fourni par un individu isolé. En complétant mutuellement leurs connaissances en partie différentes, les membres d’un groupe peuvent réaliser une meilleure performance que lorsqu’ils sont isolés. De même, lorsque des individus collaborent, ils croisent leurs souvenirs et leurs indices de récupération. Ce dont une personne se souvient peut servir de déclencheur chez une autre de façon à récupérer des informations complémentaires inaccessibles autrement. Ces phénomènes contribuent à la croyance que la collaboration est bénéfique.

Cependant, ces avantages perdent leur impact quand nous comparons les performances d’un groupe collaboratif à celles d’un groupe nominal. Un groupe nominal est le pendant non collaboratif d’un groupe collaboratif. Il est composé d’un nombre égal d’individus qui effectuent seuls la tâche de rappel libre. Les résultats de leurs rappels individuels sont mis en commun de manière non redondante. Les éléments corrects qui se chevauchent sur leurs listes de résultats ne sont comptés qu’une seule fois. Prenons un exemple. Le participant 1 se rappelle les éléments A, B et C. Le participant 2 se rappelle de A, D et E, et le participant 3 rappelle A, E, F et G. Le rappel nominal groupé et sans chevauchement est de sept éléments : A, B, C, D, E, F, G. Rien n’a été oublié.

Une comparaison des résultats obtenus par des groupes nominaux par rapport à des groupes collaboratifs montre un résultat qui semble contre-intuitif et surprenant. Les groupes collaboratifs se rappellent de manière établie de moins d’éléments d’information que les groupes nominaux. 

Ce phénomène de rappel collaboratif réduit est connu sous le nom d’inhibition collaborative. Ainsi, si un groupe en interaction se souvient de plus de choses que chacun de ses membres individuels, il se souvient néanmoins de moins de choses que son potentiel global.





L’altération de la mémoire lors de la collaboration par la perturbation de la récupération


L’inhibition collaborative dans de la récupération d’information en groupe a été mise en évidence pour une grande variété de supports d’apprentissage. Elle se produit non seulement chez des personnes qui ne se connaissent pas et n’ont pas de modèle de collaboration établi, mais aussi chez des amis, des collègues ou des conjoints. Toutefois, elle peut s’atténuer parfois dans ces groupes. L’inhibition de la collaboration se produit également tout au long de la vie chez les enfants, les jeunes adultes et les adultes plus âgés. L’inhibition collaborative est un phénomène robuste et général qui se rencontre dans une large variété de contextes.

La recherche montre également que cet effet dépasse celui d’autres effets négatifs mis en évidence dans l’apprentissage de groupe. Ces derniers sont basés sur un manque de motivation comme l’effet d’autostop (free rider effect, hitchhiking effect), la paresse sociale (social loafing) ou l’effet de succion (sucker effect).

L’inhibition collaborative n’est pas simplement due à un manque de motivation. Un mécanisme cognitif est impliqué de manière critique. Il s’agit de la perturbation de la récupération.

L’inhibition de la collaboration s’expliquerait par la perturbation des stratégies individuelles de récupération au cours de la collaboration.

Chaque membre du groupe développe une organisation idiosyncrasique des informations lorsqu’il apprend. Celle-ci est construite à partir de ses connaissances préalables et expériences passées personnelles. Elle s’accompagne d’indices de récupération et de pistes de récupération des informations pour une part uniques aux individus dans le cadre de la situation de collaboration. 

La perturbation de la récupération se produit parce que les individus doivent écouter les réponses et les cheminements de pensée des autres participants. Ils ne correspondent pas pleinement à leurs propres voies de récupération. Cette différence va créer des perturbations chez chacun des membres du groupe. Celles-ci vont altérer leur propre capacité de récupération d’informations pendant la collaboration.

Au plus les dissemblances dans l’apprentissage, liées à l’organisation des informations, sont importantes, au plus le mode de récupération diffère et au plus cet effet se manifeste. 

Les effets néfastes de la perturbation de la récupération qui se produit pendant le rappel collectif disparaissent parfois. Lorsqu’un membre d’un groupe effectue seul la tâche de récupération après le temps de collaboration, il peut récupérer de nombreux éléments qui n’ont pas été rappelés pendant la collaboration.

Mais les effets néfastes de la perturbation de la récupération sont également susceptibles de persister dans la mémoire post-collaborative.

Considérons un individu qui ne se souvient pas pendant la collaboration d’une information qu’il connaissait précédemment. Cette information peut devenir absente par la suite, même lorsqu’une tâche post-collaborative est effectuée seule. C’est ce qu’on appelle l’oubli induit par la recherche partagée socialement (Coman, Manier, & Hirst, 2009). 

La collaboration peut inciter les individus à oublier des informations précédemment connues. De cette manière se produisent conjointement une inhibition de la collaboration et un oubli post-collaboratif.


La contagion sociale de la mémoire


Un autre coût de la collaboration se présente sous une forme inverse. Les individus peuvent se retrouver à incorporer les réponses erronées des autres membres de leur groupe dans leur propre mémoire. C’est la contagion sociale de la mémoire (Roediger, Meade et Bergman, 2001). 

Roediger, Meade et Bergman (2001) ont utilisé un paradigme particulier pour étudier les faux souvenirs implantés par l’influence sociale. Un sujet et un collaborateur se faisant passer pour un autre sujet ont vu ensemble 6 scènes d’intérieurs domestiques communes (par exemple, une cuisine) contenant de nombreux objets, pendant 15 ou 60 secondes. 

Au cours d’un test de rappel collaboratif, les deux sujets ont chacun rappelé 6 éléments des scènes, mais le collaborateur s’est parfois trompé en rapportant des éléments ne provenant pas de la scène. Certaines intrusions étaient très cohérentes avec le schéma de la scène (par exemple, un grille-pain), tandis que d’autres l’étaient moins (par exemple, des gants de cuisine). Après un bref délai, le sujet individuel essayait de se souvenir du plus grand nombre possible d’éléments des 6 scènes. 

Le rappel des éléments erronés suggérés par le collaborateur était plus important que dans une condition de contrôle (sans suggestion erronée de sa part). De plus, cet effet de contagion sociale était plus important lorsque les scènes étaient présentées moins longtemps (15 secondes) et lorsque l’élément intrus était plus cohérent dans le schéma (par exemple, le grille-pain). Il y a eu mise en évidence d’une contagion sociale : la mémoire d’une personne peut être contaminée par les erreurs d’une autre personne.



L’altération de l’apprentissage par la collaboration


Nous venons de le voir, la collaboration est susceptible d’avoir des conséquences négatives sur la récupération d’informations en mémoire et sur leur disponibilité. Qu’en est-il lorsque des personnes collaborent au stade même de l’encodage, c’est-à-dire lorsqu’elles apprennent ensemble ? 

Comme le rapporte Suparna Rajaram (2011), les recherches sur ces questions sont peu nombreuses, mais aboutissent à des conclusions une nouvelle fois contre-intuitives.

Les avantages pour l’apprentissage apparaissent lorsque les mêmes dyades collaborent à la fois à l’encodage et à la récupération. Cependant, ces avantages semblent exiger l’utilisation de la mémoire transactive pour l’apprentissage, c’est-à-dire la division de la responsabilité de qui apprend quoi. 

Sinon, même les dyades d’individus qui se connaissent bien peuvent présenter des troubles de la mémoire en tant que groupe à la suite d’un encodage collaboratif. De plus, il y a des preuves solides d’un déficit d’encodage collaboratif lorsque des dyades de personnes qui ne se connaissent pas bien travaillent ensemble. Il semble que l’encodage collaboratif altère l’encodage et les performances de rappel ultérieures. En fait, ce déficit d’encodage collaboratif tend à se produire même lorsque les mêmes dyades ont effectué ensemble l’étude et les tâches de récupération. Ces résultats suggèrent que les indices créés conjointement sont moins efficaces pour la récupération ultérieure que les indices autogénérés. 

L’apprentissage collaboratif comme la mémorisation collaborative altèrent généralement les performances de la mémoire. 




Les avantages de la collaboration pour l’apprentissage liés à la réexposition et à la correction mutuelle d’erreurs


Nous venons de la voir, la collaboration présente des conséquences négatives pour l’apprentissage et la mémorisation. 

La situation pour autant n’est pas complètement en défaveur. Des avantages de la collaboration peuvent également se faire sentir. 

Deux avantages nets naissent de la réexposition et de la correction mutuelle d’erreurs. Les expériences de réexposition et de correction d’erreurs au cours de la collaboration peuvent être d’autres raisons pour lesquelles les gens pensent que la collaboration aide la mémoire.



La réexposition


Lorsque les individus se souviennent ensemble d’informations étudiées, les membres du groupe sont à nouveau exposés à des informations dont d’autres se souviennent pendant la collaboration et qu’ils avaient eux-mêmes oubliées. Une telle réexposition ou une deuxième possibilité d’étude améliore la mémoire post-collaborative. Cela peut refléter un des gains nets de mémoire lorsque les avantages de la réexposition dépassent les désavantages liés à la collaboration. 


La correction mutuelle d’erreurs


La collaboration peut également aider la mémoire par le diagnostic et la correction d’erreurs. Au cours de la collaboration, les individus peuvent apprendre de leurs erreurs de mémoire à l’aide des commentaires des autres membres du groupe. Ce processus peut être considéré comme le contraire de l’effet de contagion sociale lié aux erreurs. 

La correction mutuelle d’erreurs est facilitée par une collaboration fluide dans laquelle les membres du groupe s’engagent dans une discussion et trouvent leurs propres moyens de résoudre les désaccords. 



Quand planifier la collaboration en classe


La qualité de l’apprentissage et la mémorisation lors du travail collaboratif vont dépendre de multiples paramètres. La collaboration est susceptible d’être favorable dans les situations où ses avantages vont surpasser ses désavantages. Dès lors, il n’est pas conseillé de la concevoir comme un mode pédagogique par défaut. 

Les objectifs, les connaissances préalables, les motivations et les combinaisons interpersonnelles pour l’apprentissage et la mémorisation peuvent interagir avec les contraintes des processus mnémoniques pour sélectionner les informations qui sont répétées, ignorées, rejetées ou oubliées. 

La collaboration impose simultanément des coûts. Elle perturbe les traces en mémoire en provoquant l’oubli et en augmentant les erreurs de contagion sociale. Elle crée également des avantages, par le biais des effets de réexposition et de la correction des erreurs. 

Au plus des élèves possèdent des connaissances dans un domaine, au plus ils deviennent aptes à une pratique autonome telle que définie par l’enseignement explicite. Une manière de concevoir la pratique autonome est de la mettre en place dans un premier temps sous forme de coopération, de collaboration ou de tutorat par les pairs. Elle permet une forme de différenciation en classe en plaçant les élèves par groupes hétérogènes. Il est également possible de faire travailler les élèves qui ont une bonne compréhension en groupe et isoler un temps les élèves en difficulté pour un temps de remédiation plus intensive.

Au stade de la pratique autonome, l’enjeu est d’automatiser et de rendre plus fluide et flexibles les connaissances précédemment apprises. Il est aussi de détecter les erreurs et oublis et d’y remédier. L’impact négatif de la collaboration peut alors se réduire et être dépassé par ses avantages. La collaboration dans une conception pédagogique semble dès lors plus pertinente dans les dernières phases de celui-ci. Elles correspondent dans le cadre du modèle de l’enseignement explicite non seulement à de la pratique autonome, mais également à une phase de découverte guidée qui la suivrait.




Mis à jour le 13/06/2023

Bibliographie


Rajaram S. Collaboration Both Hurts and Helps Memory: A Cognitive Perspective. Current Directions in Psychological Science. 2011; 20(2):76–81.

Coman, A, Manier, D. & Hirst, W. (2009). Forgetting the unforgettable: socially shared retrieval induced forgetting of September 11 memories. Psychological Science.

Roediger, H. L, III, Meade, M. L., & Bergman, E. T. (2001). Social contagion of memory. Psychonomic Bulletin and Review, 8, 365–371.

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